numéro spécial 220-221 mai-juin 1970 12 francs
présentent bientôt à PARIS, aux
STUDIO LOGOS
STUDIO GIT-LE-CŒUR
LUXEMBOURG 1
LUXEMBOURG 2
LUXEMBOURG 3
RACINE
“ HOLLYWOOD
STORY”
des grands succès du cinéma américain, dont :
• FORTY SECOND STREET (42 e rue) de Lloyd Bacon et Busby Berkeley
• YOUNG MISTER LINCOLN de John Ford, avec Henry Fonda
• UNDER CAPRICORN (Les Amants du Capricorne) de Alfred Hitchcock, avec Ingrid Bergman
• HORSE FEATHERS (Plumes de cheval), avec les Marx Brothers
• IT’S A GIFT (Une riche affaire), avec Baby Le Roy
• UNCONQUERED de Cecil B. de Mille, avec Paulette Goddard et Gary Cooper
• SHANGHAI EXPRESS de Josef von Sternberg, avec Marlène Dietrich
• MOROCCO (Cœurs brûlés) de Josef von Sternberg, avec Marlène Dietrich et Gary Cooper
• GOLD-DIGGERS OF 1933 (Chercheuses d’or) de Mervyn Le Roy
• BEND OF THE RIVER (Les Affameurs) de Anthony Mann avec James Stewart et Rock Hudson
• THE PRISONER OF SHARK ISLAND de John Ford, avec Warner Baxter et Gloria Stuart
• THE KILLERS (Les Tueurs) de Robert Siodmak, avec Ava Gardner et Burt Lancaster
• ANIMAL CRACKERS, avec les Marx Brothers
Russie
années
vingt
W
Nous avions annoncé, en publiant le premier texte d’Eisenstein
dans notre numéro 209 , une « série de tentatives d’interrogation
des textes, visant à les replacer dans leur contexte historique (poli¬
tique, culturel) et à les actualiser dans une problématique théori¬
que, aussi bien cinématographique qu’extra-cinématographique ».
Et si, de fait, à plusieurs reprises déjà, encore que jamais de façon
systématique, nous avons discuté et explicité certaines des posi¬
tions théoriques d’Eisenstein, nous avions conçu depuis longtemps
le projet du numéro que nous publions aujourd’hui. Projet qui,
à se centrer autour du nom d’Eisenstein, devait à l’évidence
« croiser » la plupart des « courants » (ou en tout cas, un certain
nombre de séries) constitutifs des « années 20 » en Russie — mais
qui, pour combattre, par conséquent, une mythification abusive et
fréquente de la figure d’Eisenstein (mythe du « génie solitaire »,
qu’accrédite précisément la multiplicité des pratiques qu’il a exer¬
cées — cf. l’assimilation, souvent opérée, avec Léonard), n’en
risquait pas moins une autre erreur théorique, de totalisation, à
vouloir rendre compte d’une « époque » à travers les seules
pratiques liées au cinéma. Il était donc indispensable d’expliciter,
également et indépendamment, chacune des séries rencontrées,
quitte à signaler chaque fois que possible les points de recoupe¬
ment, zones de recouvrement, et surtout, à l’inverse, les points
de friction et de divergence, donnant ainsi, d’emblée et volontai¬
rement, à cet ensemble de textes une structure étoilée et centri¬
fuge, seule susceptible de rendre compte des différences (là où
un recentrement forcément artificiel et après coup entraînerait
des assimilations indues, puisque, notamment, il est courant que
le même mot, saisi dans des problématiques différentes, ne
recouvre pas le même concept : cf. la polémique à l’oeuvre dans
les textes de Vertov et d’Eisenstein).
Par ailleurs, même à étudier de près chacune de ces séries, nous
ne nous dissimulions pas un autre danger : celui de surestimer, ou
de mal estimer, l’effet de « coupure » apparent lié à toute avant-
garde, et par conséquent de revaloriser après coup, systématique¬
ment, toutes ces avant-gardes, sans tenir compte réel ni de leur
situation dans l’histoire, ni de leur degré de rigueur théorique.
Conscients des déterminations complexes et hétérogènes qui ont
joué sur le développement inégal des diverses séries, nous avons
donc voulu d’abord, plutôt que les masquer, marquer cette hété¬
rogénéité et cette complexité : les textes « critiques » publiés
(ceux de B. Eisenschitz ou de J. Narboni comme ceux de Georges
Sadoul et de Viatcheslav Ivanov), sont donc à lire, non comme le
« ciment » ou le « liant » de ce numéro, mais bien plutôt comme
des postes d’aiguillage, accusant les divergences plus qu’ils ne
cherchent des semblants d’unités, et assurant plus volontiers des
fonctions de répartition et de désintricàtion (voire d’ouverture de
pistes), que d’amalgame ou d’assemblage.
Pour ce qui est de la publication même de textes des années 20 ,
notre démarche répond à une double préoccupation : d’une part,
en un geste purement « archéologique » et non normatif, permettre
l'accès à des textes souvent cités, certains célèbres, mais presque
tous introuvables en français, et simultanément, y distinguer tout
ce par quoi ces textes, parfois, sont déjà notre passé immédiat,
de ce en quoi ils sont encore notre présent. C’est aussi dans cette
perspective qu’il convient de lire les textes d’Eisenschitz, Narboni,
Ivanov, Sadoul, Zorkaïa.
3
Quant aux raisons mêmes qui nous ont fait choisir tel ou tel
texte, nous les croyons assez évidentes : un entretien avec Lev
Koulechov, premier cinéaste russe à exercer sur sa pratique une
réflexion théorique, six textes de Vertov, échelonnés de son
premier manifeste, en 1922, à un texte de 1929 sur le cinéma
parlant, un texte essentiel d’Eisenstein sur la pratique matéria¬
liste du film, représentent effectivement les points de condensation
les plus importants de ce qu’était alors la pratique théorique
spécifique du cinéma ; les textes capitaux de Tynianov et d’Eichen-
baum, comme le schénario de Maïakovski et les larges citations de
Meyerhold, comme les textes de Kozintsev et celui (très ambigu)
de Khlebnikov, illustrent la multiplicité et la diversité des
recoupements et croisements des pratiques et des problématiques :
linguistique, poétique, cinématographie, théâtre, voire arts plas¬
tiques ; la position du politique est explicitée par le texte célèbre
de Lénine, sur la « culture prolétarienne ».
Enfin, une chronologie concise était indispensable, ainsi qu’une
brève bibliographie (*), pour faire de cet ensemble ce que nous le
voulions être avant tout : un (premier) instrument de travail.
*
S +
Au moment où, sous la poussée des recherches les plus consé¬
quentes appelées par le marxisme, la conception mécaniste d’une
histoire linéaire; empiriquement donnée, totalitairement globali¬
sante, s’effondre pour faire place à celle d’une histoire stratifiée,
à construire, complexement articulée en blocs et séries, ce numéro
ne veut donc en rien, sous son titre « Russie années 20 », restituer
le « visage » ou « la mentalité » ou la « forme d’ensemble » d’une
«époque» (toutes notions particulièrement confuses), dont le
cinéma, selon la tradition expressive, apparaîtrait comme le reflet
ou le miroir, voire le modèle réduit. « Russie années 20 » veut
seulement désigner ici, selon l’expression de Jacques Lacan, le
« couteau des certitudes de dates » (même si, en Russie révolu¬
tionnaire, il trancha beaucoup : la chronologie finale le précise),
plan du minimum empirique, tel qu’aucun fait ne peut survenir
qui ne soit historisé primairement ; l’histoire — autre affaire —
consistant, elle, en « l’émergence de la vérité dans le réel ». Le
cinéma apparaîtra donc dans ce numéro comme une pratique
signifiante articulée, non hiérarchiquement, à d’autres pratiques.
Redisons-le : il fallait éviter le double piège des synthèses
abusives, des unifications totalitaires, des regroupements hâtifs
(sous couvert du « foisonnement des écoles » en Russie révolu¬
tionnaire ou d’« éclosion » des avant-gardes), et d’inventorier
des séries juxtaposées et indépendantes (pour éviter les
amalgames, on tomberait dans l’émiettement), mais penser l’arti¬
culation de ces séries, leur dépendance et leurs connexions, tenter
de construire leur historicité propre et leurs points de croisement.
Octobre 17 n’a pas tout partagé au même moment, ni de la
même façon.
La Rédaction.
(*i Dans les textes, les numéros renvoient à cette bibliographie.
4
N° 220-221
MAI-JUIN 1970
Notre couverture :
- L'Homme à la caméra *
de Dziga Vertov
_ RUSSIE ANNEES VINGT (1) _
Editorial 3
DZIGA VERTOV
Dziga Vertov : Textes et Manifestes
Nous (1922) 7
Naissance du « Ciné-œil * (1924) 8
La Kino-Pravda (1924) 8
Manuscrit sans titre (1928) 12
Du « Ciné-œil » au « Radio-œil » (1929) _12
Réponses à des questions (1930) 16
Georges Sadoul : Sur Vertov
Futuristes italiens et Vertov 19
La notion d'intervalle 23
Kino-Pravda n° 9 24
Bernard Eisenschitz : Maïakovski, Vertov 26
LENINE
De la culture prolétarienne 31
S. M. EISENSTEIN ~
S. M. Eisenstein : Sur la question d'une approche matérialiste de la forme 32
Bernard Eisenschitz : Le Proîetkult, Eisenstein 38
Viatcheslav Ivanov : Eisenstein et la linguistique structurale moderne 46
FORMALISTES _
Jean Narboni : Introduction à « Poetika Kino » 52
Youri Tynianov : Des fondements du cinéma 58
Boris Eichenbaum : Problèmes de la ciné-stylistique _'_70
VEL1MIR KHLEBNIKOV _
Déclaration à Rostov-sur-le-Don 79
VLADIMIR MAÏAKOVSKI
Comment atlez-vous ? (scénario) 80
VSEVOLOD MEYERHOLD ~~ ~
Bernard Eisenschitz : Note sur Meyerhoîd et le cinéma 86
LEV KOULECHOV
Entretien avec Lev Koulechov, par André S. Labarthe 90
Neîa Zorkaîa : Sur Koulechov 98
FEKS
Grigory Kozintsev : Textes
Le Manteau 102
Eloquence du mutisme 105
Vladimir Nedobrovo : L'acteur de la FEKS ÏÔ8
ANNEXES
Chronologie 1909-1930 _ 1J4
Bibliographie 119
RUBRIQUES
Table des matières du n Q 207 au no 219 _ 120
Liste des entretiens du no 207 au no 219 Ï24
Listes des films sortis à Paris du 4 mars au 14 avril 1970 126
En raison de l’abondance des matières, sont reportés au prochain numéro les criti¬
ques, le courrier des lecteurs et le tableau « A voir absolument (si possible) »,
Nous remercions, pour leur aide indispensable à la réalisation de ce numéro : Mmes
Andrée Robel, Ruta Sadoul, Luda Schnitzer ; MM. Sergueï Drobachenko, Viatcheslav
Ivanov, Naoum Kleiman, Jean Schnitzer, llya VeîssfeJd, Jean-Marie Viilégier, Sergueï
Youtkévitch ; le Cabinet Eisenstein de Moscou, la Cinémathèque Française, la Ciné¬
mathèque Royale de Belgique.
CAHIERS DU CINEMA. Revue mensuelle de Cinéma. 39, rue Coquillière, Paria-r r - Administration-
Abonnements : 238-00-37. Rédaction-Publicité : 236-92-93. _
Comité de rédaction : Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, Jacques Rivette, François Truffaut. Rédac¬
tion en chef : Jean-Louis Comolll, Jean Narboni. Administration : Jacques Aumont. Documentation :
Sylvie Pierre, Bernard Eisenschitz. Diffusion : Michel Delahaye. Rédaction : Jacques Aumont, Pascal
Bonitzer, Serge Daney, Michel Delahaye, Bernard Eisenschitz, Pascal Kané, Jean-Pierre Oudart, Sylvie
Pierre. Les manuscrits ne sont pas rendus. Tous droits réservés. Copyright by Les Editions de l’Etoile*
5
Dziga Vertov :
Textes et Manifestes
1. Nous
Nous nous appelons les « Kinoks » pour nous différencier
des «cinéastes», troupeau de chiffonniers qui fourguent assez
bien les vieilleries.
Nous ne voyons aucun rapport entre la fourberie et les
calculs des mercantis et le véritable cincma des Kinoks.
Le ciné-drame psychologique russo-allemand alourdi par les
visions et souvenirs d’enfance est à nos yeux une ineptie.
Aux films d’aventures américains, ccs films pleins de dyna¬
misme spectaculaire, aux mises en scène américaines à la
Pinkerton, le Kinok dit merci pour la vitesse de passage des
images, pour les gros plans. C’est bon, mais désordonné, pas
fondé sur une étude précise du mouvement. Un degré au-dessus
du drame psychologique ; cela manque malgré tout de fonde¬
ment. Poncif. Copie d’une copie.
NOUS déclarons que les vieux films romancés, théâtralises
et autres ont la lèpre.
— N’approchez pas d’eux !
— Ne les touchez pas des yeux !
— Péril de mort !
— Contagieux !
NOUS affirmons que l’avenir de l'art cinématographique
est la négation de son présent.
La mort de la « cinématographie » est indispensable pour
que vive l’art cinématographique. NOUS appelons ù accélérer
sa mort .
Nous protestons contre le mélange des arts que beaucoup
qualifient de synthèse. Le mélange de mauvaises couleurs, même
idéalement choisies dans les teintes du spectre, ne donnera
jamais du blanc, mais de la saleté.
On arrivera à la synthèse an zénith des réalisations de
chaque art et non avant.
NOUS épurons le cinéma des Kinoks des intrus ; musique,
littérature et théâtre, nous cherchons notre rythme propre qui
n'aura été volé mille part et nous le trouvons dans les mouve¬
ments des choses.
NOUS appelons :
— à fuir —
les doucereux enlacements de la romance.
le poison du roman psychologique,
l'étreinte du théâtre de l’amant,
à tourner le dos à la musique,
— à fuir —
gagnons le vaste champ, l’espace aux quatre dimensions (3
4- le temps), en quête de matériaux, d’un mètre et d’un rythme
bien à nous.
Le « psychologique » empêche l’homme d'être aussi précis
qu'un chronomètre, entrave sou aspiration â s'apparenter à
la machine.
Nous n'avons aucune raison d'accorder dans l’art du mou¬
vement l’essentiel de notre attention à l’homme d’aujourd'hui.
L’incapacité des hommes à savoir se tenir nous fait honte
devant les machines mais que voulez-vous qu'on y fasse, si
les manières infaillibles de l’électricité nous touchent plus
que la bousculade désordonnée des hommes actifs et la mol¬
lesse corruptrice des hommes passifs.
La joie que nous procurent les danses des scies de la scierie
est plus compréhensible et plus proche que celle que nous
donnent les guinches des hommes,
NOUS ne voulons plus temporairement filmer l'homme, parce
qu'il ne sait pas diriger ses mouvements.
Nous allons , par la poésie de la machine , du citoyen traînard
à l'homme électrique parfait .
En mettant à jour l'atne de la machine, en rendant l'ouvrier
amoureux de son établi, la paysanne, de son tracteur, le machi¬
niste de sa locomotive,
nous introduisons la joie créatrice dans chaque travail
mécanique,
lions apparentons les hommes aux machines,
nous éduquons des hommes nouveaux.
L 'homme nouveau , affranchi de la gaucherie et de la mala¬
dresse. qui aura les mouvements précis et légers de la machine,
sera le noble sujet des films.
NOUS marchons, face dévoilée, vers la reconnaissance du
rythme de la machine, de l’émerveillement du travail méca¬
nique. vers la réception de la beauté des processus chimiques,
nous chantons les tremblements de terre, nous composons des
ciné-poemes avec les flammes et les centrales électriques, nous
admirons les mouvements des comètes et des météores, et les
gestes des projecteurs qui éblouissent les étoiles.
Tous ceux qui aiment leur art cherchent l’essence profonde
de leur technique.
La cinématographie qui a les nerfs en pelote a besoin d'un
système rigoureux de mouvement précis.
Le mètre, le rythme, la nature du mouvement, sa disposition
précise par rapport aux axes des coordonnées de l'image, et
peut-être, des axes mondiaux des coordonnées (trois dimen¬
sions + la quatrième, le temps) doivent être inventoriés et
étudiés par tous les créateurs du cinéma.
Nécessité, précision et vitesse : trois impératifs que .nous
posons au mouvement digne d'être filmé et projeté.
Etre un extrait géométrique du mouvement au moyen de
l'alternance captivante des images, voilà ce qu'on demande au
montage.
Le cinéma des Kinoks est l'art d'organiser les mouvements
nécessaires des choses dans l'espace, grâce â l'utilisation d'un
7
ensemble artistique rythmique conforme aux propriétés du
matériau et au rythme intérieur de chaque chose.
Les intervalles (passages d'un mouvement à un autre), et
nullement les mouvements eux-mêmes, constituent le matériau
(éléments de l’art du mouvement). Ce sont eux (les intervalles)
qui entraînent l'action vers le dénouement cinétique. L’organi¬
sation du mouvement, c'est l’organisation de ses éléments, c’est-
à-dire des intervalles, dans la phrase. On distingue dans chaque
phrase l’essor, l’obtention et la chute du mouvement (qui se
manifestent à tel ou tel degré). Une oeuvre est faite de
phrases de même qu’une phrase l’est d’intervalles du mouve¬
ment.
Ayant conçu un ciné-poème ou un fragment, le Kinok doit
savoir le noter avec précision, afin de lui donner vie sur l'écran
lorsque des conditions techniques favorables se présenteront.
Evidemment le scénario le plus parfait ne remplacera pas
ces notes, de meme que le livret ne remplace pas la panto¬
mime. de même que les commentaires littéraires sur les œuvres
de Scriabinc ne donnent aucune idée de sa musique.
Afin de pouvoir représenter une ctucle dynamique sur une
feuille clc papier, il faut posséder les signes graphiques du
mouvement.
NOUS sommes eu quête de la ciné-gamme.
NOUS tombons, nous nous relevons avec le rythme des
mouvements, ralentis et accélérés,
courant loin de nous, près de nous, sur nous,
eu cercle, en droite, en ellipse.
à droite et à gauche, avec les signes plus ou moins,
les mouvements se courbent, se redressent, se partagent,
se fractionnent, se multiplient par eux-mêmes,
en transperçant silencieusement l'espace.
Le cinéma est également Y art d'imaginer les mouvements
des choses dans l’espace, répondant aux impératifs de la
science, il est incarnation du rêve de l’inventeur, qu’il soit
savant, artiste, ingénieur ou charpentier ; il est réalisateur
grâce à l'œuvre des Kinoks de ce qui est irréalisable dans
la vie.
Dessins dans le mouvement. Croquis dans le mouvement.
Projets d’avenir immédiat. Théorie de la relativité à l'écran.
NOUS saluons le fantastique régulier des mouvements. Por¬
tés par les ailes des hypothèses, nos yeux mus par des hélices
se dispersent dans l’avenir.
NOUS croyons que le moment est proche où nous pourrons
lancer dans l’espace les ouragans de mouvements retenus par
les lassos de notre tactique.
Vive la géométrie dynamique, les courses de points, de
ligues, de surfaces, de volumes.
Vive la poésie de la machine mue et se mouvant, la poésie
des leviers, roues et ailes d’acier, le cri de fer des mouvements,
les aveuglantes grimaces des jets incandescents. — (1922)
(Version du manifeste conforme au texte de la revue Kinophot,
no 1 - 1922.)
Premier programme publié dans la presse par le groupe des
Kinoks documentalistes, fondé par Vcrtov en 1919.
2. Naissance
du “Ciné-œil”
Cela a commencé très tnt. Par la rédaction de divers romans
fantastiques [La Main de fer. Emeute au Mexique). Par de
brefs essais Ld la chasse ù la baleine, A la pêche). Par des
poèmes (Macha). Par des épi grammes et poésies satiriques
( Potirichkât’ilch , La Jeune fille aux taches de rousseur).
Ensuite, cela s'est transformé en passion pour le montage de
notes sténographiques, d'enregistrements pour gramophones. Eu
un intérêt particulier pour le problème de la possibilité d’en¬
registrer des sons documentaires. En des tentatives pour noter
au moyen de mots et de lettres le fracas d’une cascade, les
sons d’iinc scierie, etc.
Et voici qu’un jour du printemps 1918, je rentre de la gare.
J’ai encore aux oreilles les soupirs, le bruit du train qui
s’éloigne... quelqu’un jure... un baiser... quelqu'un s’exclame...
Lire, sifflet, voix, coups de la cloche de la gare, halètement
de la locomotive... Murmures, appels, adieux... Je pense chemin
faisant : il faut que je finisse par dégoter un appareil qui ne
décrive pas mais inscrive, photographie ces sons. Sinon, impos¬
sible de les organiser, de les monter. Ils s’enfuient comme fuit
le temps. Le ciné-appareil, peut-être ? Inscrire ce qui a été
vu... Organiser un univers non point audible, mais visible.
Peut-être est-ce là la solution ?...
C’est à ce moment que je rencontre Mikh. Koltsov (1) qui
me propose de faire du cinéma.
Ainsi commence, le 7 rue Mavéchal-Gnezdnikovski, mon tra¬
vail à la revue Kino-Nédéliu, Ce n’est qu’un premier appren¬
tissage. Loin d’être ce' que je désire. Car l’œil du microscope
pénètre là où ne pénètre pas l’œil de ma caméra. Car l’œil
du télescope atteint des univers lointains, inaccessibles à mon
œil nu. One faire (le ma caméra ? Quel est son rôle dans
l’olïcusive que je lance contre le monde visible ?
Je pense au Cinc-Œil. Il naît comme un œil rapide. Par la
suite, l'idée du Ciné-Œil s'élargit :
Cinc-Œil comme ciné-analyse
Cinc-Œil comme « théorie des intervalles »
Cinc-Œil comme théorie de la relativité à l'écran, etc.
J’abolis les 16 images-seconde ordinaires. Deviennent désor¬
mais procédés ordinaires de tournage, aux côtés de la prise
de vues rapide, d’animation, la prise de vue avec caméra
mobile, etc.
Le Cinc-Œil se comprend comme « ce (pic l’œil ne voit pas »
comme le microscope et télescope du temps
comme le négatif du temps
comme la possibilité de voir sans frontières ni distances,
comme la direction à distance d’un appareil (le prises de vues
comme le télé-œil
comme le rayon-œil
comme « la vue à l’improviste », etc.
Toutes ces différentes définitions se complétaient mutuelle¬
ment, car le Ciné-Œil sous-entendait :
tous les moyens cinématographiques
toutes les inventions cinématographiques
tous les procédés et méthodes
tout ce qui pouvait servir à découvrir et montrer la vérité.
Pas le Cinc-Œil pour le Ciné-Œil . mais la vérité, grâce aux
moyens et aux possibilités du Ciné-Œil, c'est-à-dirc du Ciné-
Vérité.
Pas la prise de vue à l'improviste « pour la prise de vue à
('improviste », mais pour montrer les gens sans masque, sans
maquillage, les saisir avec l’œil de la caméra au moment où
ils ne jouent pas, lire leurs pensées mises à un par la caméra.
Le Ciné-Œil : possibilité de rendre l’invisible visible, d’éclai¬
rer l’obscurité, de mettre à nu ce qui est masqué, (le faire le
jeu sans jeu, de faire du mensonge la vérité.
Ee Cinc-Œil, alliance de la science et des actualités cinéma¬
tographiques, dans le but de nous battre pour le déchiffrement
communiste du monde : tentative faite pour montrer la vérité
à l’écran par le Cinc-Vcritc. — (1924)
(Thèses pour l’article du meme nom. Datées de 1924. Première
publication dans le recueil Dziga Vcrtov, Staly, Dcvniki, Za-
mysly, public sous la direction de Sergei Drobachenko, Moscou
1066.)
(1) Mikhaïl Koltsov. Célèbre écrivain, journaliste, rédacteur
en chef de la revue Ogoniok. Après la Révolution, travailla
datis le cinéma comme directeur des actualités cinématogra¬
phiques (ci. Entretien Koulechov), et comme critique pour la
Eravda (cf. texte d’Eisenstcin). Fut exécuté pétulant la période
de répression stalinienne.
3. La Kino Pravda
La Kinopravda est liée d’une part aux anciennes actualités.
De l’autre, elle est le porte-parole actuel des Kinoks. Je dési¬
rerais examiner dans mon rapport ces deux aspects.
8
Dziga Vertov
Les actualités Pathé et Gaumont, celles tin Comité Sko-
hélcv (i) ont été remplacées après la Révolution d'Octobrc par
la Kino-\ ; edelia publiée par la section cinéma et photo de
Russie.
La Kino-Nedèlia ne se distinguait guère des actualités pré¬
cédentes ; seuls les sous-titres en étaient «soviétiques». Le
contenu n’avait pas changé ! toujours les mêmes parades, les
mêmes funérailles. C’est à cette époque que je faisais mes
débuts dans le cinéma. Mes connaissances techniques étaient
sommaires. Malgré sa jeunesse, le cinéma imposait déjà des
poncifs immuables en dehors desquels il était interdit de tra¬
vailler. C’est de cette époque que datent mes premiers essais.
J’assemblai des bouts filmés trouves au hasard en des groupes
cle montage dont la « consonance » était plus ou moins grande.
Comme j’estimais qu’une de mes tentatives avait parfaite¬
ment réussi, je conçus mes premiers doutes quant à la néces¬
sité d’un trait d’union littéraire entre différentes scènes
visuelles collées bout à bout. Je dus interrompre momentané¬
ment mon expérience pour tourner un film consacré à l'anni¬
versaire de la Révolution d’Octobrc.
Ce travail a été le point de départ de ma nouvelle activité
à la Kinopravda.
C’est justement pendant ces expériences que nous (plusieurs
camarades), ayant perdu foi dans les possibilités du cinéma¬
tographe artistique et pleins de foi en nos forces, avons
esquissé le projet préliminaire du manifeste qui fit par la
suite tant de bruit et causa tant d’instants désagréables à nos
ciné-apôtrcs.
Apres une longue interruption (départ au front), je repris
mon travail à la Section cinéma et photo et bientôt, on nie
remit aux actualités. “Fort de ma triste expérience, je fis preuve
d’une grande prudence pour les premiers numéros de la
Kinopravda. Mais au fur et à mesure que me venait la convic¬
tion {pic la sympathie, sinon de la totalité, du moins d’une
partie des spectateurs m’était acquise, je forçais de plus en
plus sur le matériau.
Parallèlement à l’appui que je trouvai en la personne du
constructiviste Alexcï Gan, qui s’occupait alors de la revue
Kinophot. je devais affronter une opposition intérieure et exté¬
rieure sans cesse croissante.
Au dixième numéro de ta Kinopravda, les passions se
déchaînèrent.
Le treizième numéro bénéficia, à notre grande surprise, du
soutien de la presse. Après la sortie du quatorzième numéro,
le diagnostic qunsi-nnnnime « il est cinglé ». me remplit de
perplexité. Ce fut l'instant le plus critique dans l’existence de
la Kinopravda.
La quatorzième Kinopravda se distinguait singulièrement à
l’époque des antres actualités ; de plus, elle tic ressemblait pas
du tout aux numéros précédents. Mes amis ne me compre¬
naient plus et hochaient la tête. Mes ennemis jubilaient. Les
opérateurs déclarèrent qu’ils refusaient de tourner pour la
Kinopravda. Quant à la censure, elle rejeta purement et sim¬
plement la quatorzième Kinopravda (à vrai dire, elle l'autorisa
en coupant une bonne moitié, ce qui équivalait à la massacrer).
J’avoue que je fus ébranlé. La construction du film nie parais¬
sait simple et claire. Je n’avais pas compris du premier coup
que mes contempteurs habitues à la littérature 11e pouvaient
9
se passer, par la force de la tradition, du textes de liaison
entre les sujets.
i'ar la suite, le eonriit put être aplani. Les jeunes et les
clubs ouvriers réservèrent un excellent accueil au film. Quant
aux Nepmans, je n'avais pas besoin de me soucier de leurs
opinions : le fastueux Tombeau hindou les serrait entre scs
bras.
L'alerte avait pris fin. Mais le combat se poursuivait.
La Kinopra: da sc livra à des tentatives héroïques, elle vou¬
lait faire un rempart de son corps afin de protéger le prolé¬
tariat de l'influence délétère des drames du cinéma artistique.
Tentatives dont beaucoup sc riaient. La quantité infime d'exem¬
plaires de la Kinopravda ne pouvait suffire, dans le meilleur
des cas. qu'à quelques milliers de personnes et non à des
millions.
Si modeste qu’eût été le rôle de la Kinopravda dans la
création d'un vaste répertoire ouvrier, son action de propa¬
gande dans la lutte contre le répertoire des cinémas commer¬
ciaux fut par contre très importante.
f.iieutût l’accusation se scinda. Nos détracteurs les plus
perspicaces se prirent la tête entre les mains et sc mirent en
toute hâte à nous imiter. Certains même les avaient largement
devancés sur cette voie. Toutefois de nombreux autres nous
demeurèrent hostiles.
Une poignée d’écrivnssiers conservateurs, des gens pas très
futés, chante inlassablement les louanges des films en conserve
(surtout les marchandises d'importationL Ce sont eux encore
qui soutiennent la fabrication de ciné-succédanés dans notre
pays (à la vérité de qualité nettement inférieure). Avec leurs
soins maladroits, ils étouffent dans l’œuf chaque initiative tant
soit peu révolutionnaire.
il n’est pas recommandé d’envoyer promener ces nourrices
mal venues. Pour se venger, elles iront démontrer qu'elles
possédaient les parapluies qui ont abrité le publie de la pluie,
c’est-à-dire des kinoks. lit lorsque la pluie cesse et que luit
le soleil du drame artistique, elles agitent avec prévenance un
éventail au-dessus du public, tîràee aux efforts de ces criti¬
ques, la figure magnanime du millionnaire américain brille
clans le rude cœur du prolétariat russe.
Presque tous les travailleurs du cinéma artistique sont les
ennemis, déclarés ou cachés, de la Kinopravda et des Kinoks.
C’est parfaitement normal, car, si notre opinion triomphait,
ils devraient soit réapprendre leur métier, soit laisser tout bon¬
nement tomber le cinéma.
Ni l’un ni l'autre de ces groupes ne met directement eu
péril la pureté de la ligne des Kinoks.
Tandis que les groupes opportunistes intermédiaires nouvel¬
lement formés, qu’un pourrait qualifier cle « conciliateurs »,
sont bien plus dangereux. Calquant 110s procédés, ils les trans¬
fèrent dans le drame artistique, ce qui a pour effet cle ren¬
forcer ses positions.
F.n tombant à bras raccourcis sur la Kintipravda. nos cri¬
tiques malintentionnés expliquent malicieusement qu’elle est
fabriquée avec un matériau filmé à l'avance, et par conséquent.
« accidentel ».
Ce qui vent dire pour nous que les actualités sont faites
de morceaux de la vie organisés en un sujet et non du
contraire. C’eln signifie également que la Kinopravda ne pros¬
crit pas à la vie de se dérouler conformément an scénario de
récrivît] n. mais qu'elle observe et enregistre la vie telle qu'elle
es/ et ne tire que plus tard les conclusions de ses observations.
Donc, en définitive, c’est là notre qualité et non notre défaut.
La Kinopravda est faite avec le matériau comme la maison
est faite avec les briques. Avec des briques on peut construire
une cheminée, le rempart d’une forteresse et bien d’autres
choses encore. Avec la pellicule filmée on peut édifier diffé¬
rentes choses. De mémo que la maison a bcs-oin de bonnes
briques, il faut un bon matériau cinématographique pour orga¬
niser de lions films. C’est pourquoi il faut traiter avec sérieux
les actualités cinématographiques, cette fabrique de matériaux,
où la vie, en passant par l'objectif de la caméra, ne s’enfuit
pas à jamais et sans laisser de traces, mais laisse au contraire
une trace précise et inimitable.
C’est de la manière dont nous allons laisser la vie pénétrer
dans l'objectif, du moment que nous choisirons pour cela, de
la façon dont nous allons capter la trace qu’elle aura laissée,
que dépendent la qualité technique, la valeur sociale et histo¬
rique du matériau, et ultérieurement, la qualité de tout le film.
La treizième Kinopravda sortie pour l'anniversaire de Lénine
est faite cle matériaux qui définissent les rapports réciproques
de deux mondes : le monde capitaliste et l'U.R.S.S. Si les
matériaux sont insuffisants, ils ont du moins valeur généra¬
lisatrice.
Il est intéressant de noter qu'aujourd’hui. un an après la
sortie de la quatorzième Kinopravda , les commandes recom¬
mencent à affluer. Vous le voyez, ces actualités ne sont pas
périmées et ne le seront pas de sitôt. Pourtant, il s'agit du
numéro de la Kinopravda le plus éreinté à l’époque.
Les quinzième et seizième numéros de la Kinopravda concen¬
trent la pellicule filmée durant plusieurs mois : l'une en hiver,
l'autre au printemps ; toutes les deux ont un caractère expé¬
rimental,
La dix-septième Kinopravda est sortie le jour de l'inaugu¬
ration de l’Exposition Agricole de Russie. Elle montre moins
l’Exposition elle-même que la « circulation sanguine » qu’a
suscitée l’idée de l J Exposition Agricole.
Un grand pas reliant les champs et la ville : une jambe
est plantée dans le seigle, parmi les villages, tandis que l'autre
sc pose sur le territoire de l'Exposition.
Dans îa dix-huitième Kinopravda, la caméra partie Idc la
'Four Eiffel à Paris traverse Moscou et s’arrête à la lointaine
usine de Nadejdïnsk. Cette course au cœur de la vie révolu¬
tionnaire a exercé une influence prodigieuse sur les specta¬
teurs sincères. N'allez pas croire, camarades, que je me vante,
mais quelques personnes ont jugé utile de m'avertir que, depuis
le jour où ils ont vu la dix-huitième Kinopravda. la réalité
soviétique leur est apparue sous un jour tout à fait nouveau.
Vous allez voir tout à l'heure îa dix-neuvième Kinopravda.
Impossible de vous montrer les autres, elles sont usées jusqu’à
la corde. ^
Je ne puis vous exposer verbalement le sujet de la dernière
Knwpravda, car elle est construite pour être vue. Ses multiples
fils visuels relient la ville à la campagne, le nord au sud,
l’hiver à l’été, les paysannes aux ouvrières, qui sont à la fin
réunis en une seule famille, la surprenante famille de Vladimir
Ilitch Lénine. Le voici. Lénine, vivant, et le voilà mort. Le
chagrin surmonté, la conscience du devoir obligent sa femme
et sa sœur à continuer leur tache avec une énergie accrue.
Les paysannes travaillent, et les ouvrières, et aussi la monteuse,
qui sélectionne les négatifs de la Kinopravda ... |
En même temps qu'ils ont sorti la Kinopravda. les Kinoks
ont conquis un autre domaine qui semble n'avoir aucun rapport
direct avec nos objectifs, le domaine des caricatures et de la
publicité cinématographique. Certains motifs nous ont poussé à
apprendre le maniement de cette arme. |
Elle nous sera utile le moment venu. .j
La prochaine œuvre des Kinoks sera un film expérimental
que nous réalisons sans scénario, sans simulacre préalable de
scénario. 1
Cette tentative est une opération de reconnaissance extrê¬
mement difficile et périlleuse pour laquelle nous n'aurions pas
dû partir désarmés sur le plan économique et le plan technique.
Mais nous n'avons pas le droit de renoncer à Y impossible
possibilité qui s'est offerte à nous. Nous essaierons d’appré¬
hender la réalité avec nos mains nues.
Camarades, à brève échéance, peut-être même avant la
sortie de nos prochaines réalisations, vous verrez sur les écrans
soviétiques une série de succédanés, une série de films imita-
tion-Kinoks. Dans les uns, les acteurs mettront en scène la
vraie vie en des circonstances adéquates, dans les autres, de
vraies personnes tiendront les rôles dictés par le scénario le
plus recherché. [
Ce sont les œuvres des conciliateurs, des « ciné-meuchéviks ».
Elles ressembleront aux nôtres autant qu'un faux billet ; res¬
semble h un vrai, que de grandes poupées mécaniques ressem¬
blent à de petits enfants.
L'incendie mondial de «Fart» est proche. Pressentant \ leur
mort, courent, en proie à la panique, les gens du théâtre, les
artistes, les écrivains, les chorégraphes et autres canaris.' En
quête d’un refuse, ils affluent vers le cinéma. L'atelier ciné'
matographique est le dernier rempart de l’art.
C’est là que tût ou tard accourront les guérisseurs aux
cheveux loties de* tout acabit. Le cinématographe artistique
recevra de prodigieux renforts ; il n’en sera pas sauvé pour
autant, mais périra en même temps que l’édifiante cohorte.
Nous ferons exploser la tour de Lahyloue de l’art. — (1924).
(1) Organisation éducative réactionnaire (pii exista jusqu’en
1918.
( Sténogramnie abrégé du rapport de Vertov à la conférence
des Kinoks, le 9 juin 1924. Première publication dans Dcir/a
Ver (or..., etc., 1966.)
4. Manuscrit
sans titre de 1928
« Si vous avez de bonnes actualités cincmatoyrupliiqucs, des
films sérieux et civilisateurs, alors il n'est pas bien de passer
avec cela, pour attirer le publie , une bande quelconque et inu¬
tile, de type plus ou » si oins habituel »...
/ opinion de Lénine publiée à deux reprises : dans le livre
Lénine et le cincitu/ / Ld. Gosizdat / et dans la Fravda de
Moscou / j 6 août 1926.
1
Le Ciné-œil — je ci né-vois / je vois à travers la caméra /
+ je cinc-écris / j’inscris avec la caméra sur la pellicule /
+ je ciné-organise / je monte /.
O
Monter —- cela signifie organiser des ciné-fragments en
ciné-objet, écrire un ciné-objet avec les plans tournés, et non
arranger des fragments en « scène » / déviation théâtrale /
ou en « inscription » / déviation littéraire /.
3
Le Ciné-œil = cmé-éeriturc des faits = un pas vers le
cinéma non jonc.
4
Le Ciné-œil est né pour la vie de la Révolution d’Octobrc.
Les rails du Ciné-œil. ce sont les rails du Cinc-Qctohrc.
5
Le Cinc-oeil, ce n’est pas une ciné-pcinturc, ni une coterie
de travailleurs du cinéma, ni un courant quelconque de l’art
/ de gauche on de droite /.
Le Ciné-rci). c'est un mouvement qui va en s’amplifiant gra¬
duellement vers l’action par les faits, contre l’action par la
fiction, cette dernière ne produisant pas un effet assez violent.
Le Ciné-œil, c'est un cinc-dcchif freinent documentaire du
monde visible.
6
Le Ciné-œil. c’est un lien visuel entre les travailleurs du
monde entier sur la base de l’échange do faits, de ciné-docu¬
ments fixés par la caméra / ce qui le distingue de l’échange
de productions ciné-théàtralcs « de type plus ou moins habi¬
tuel » /. — ('1928).
(Texte inédit - ébauche du texte suivant ; traduit du russe
par J. A uni ont.)
5. Du “Ciné-œil”
au “Radio-œil”
(Extraits de
l’a. b. e. des Kinoks)
I
Pavlovskoïé, un village proche de Moscou. Une séance de
cinéma. La petite salle est pleine de paysans de paysannes
et d’ouvriers d’une usine voisine. Le film Kino-Pravda passe sur
l’écran sans accompagnement musical.
1 2
On entend le bruit de l’appareil de projection. Un train
passe sur l’écran. Paraît une fillette qui s’avance droit sur
la caméra. Soudain un cri retentit dans la salle. Une femme
court vers l’écran, vers la petite fille. Lllc pleure. LUe tend
les bras. Lllc appelle la fillette par son nom. Mais celle-ci
disparaît. Lt le train défile à nouveau sur l’écran. Ou allume
la lumière. On évacue de la salle la femme sans connaissance.
« Ou’est-cc qui sc passe ? » demande le correspondant ouvrier.
Un des spectateurs répond : « C’est le Ciné-CLil. Ils ont filmé
la petite fille vivante. Il n’y a pas longtemps, elle est tombée
malade, ensuite elle est morte. La femme qui s’est élancée
vers l’écran est sa mère ».
Un banc dans le jardin public. Le directeur-adjoint et la
dactylo. 11 lui demande la permission de l’embrasser. Elle regarde
autour d’elle et dit : « C’est bon. » Le baiser. Ils sc lèvent du
banc, se regardent dans les veux et s’éloignent. Disparaissent.
Le banc vide. Derrière lui, un buisson de lilas. Le buisson
de lilas s'entrouvre. 11 eu sort un homme qui traîne on ne
sait trop quel appareil sur un trépied. Le jardinier qui a
observé toute la scène demande à s*«n aide : « n’est-ce que
c’cst ? » L’aide répond : * C’est le Ciné-Œil ».
Un incendie. Les locataires lancent leurs affaires de la mai¬
son en flammes. On attend d’une minute à l’autre la venue de
la voiture de pompiers. La milice. La foule en émoi. Au bout
de la rue apparaissent les voitures de pompiers qui approchent
rapidement. Pendant ce temps une automobile sortie d’une rue
adjacente débouche sur la place. Dans l'automobile, un homme
tourne la’manivelle d'une caméra. A côté de lui, un autre
homme dit : « Nous sommes arrivés à temps. Filmez l’arrivée
des pompiers ». « Le Ciné-Œil, le Ciné-Œil ! », telle une
rumeur ce cri parcourt la foule.
] .a Salle des Colonnes de la Maison des Syndicats à Mos¬
cou. Le corps de Lénine exposé dans une bière surélevée. De
jour et de nuit, les travailleurs de Moscou défilent, doute la
place et les rues voisines sont noires rie monde. La nuit, à
la lueur des projecteurs, ou édifie le Mausolée, à côté, sur la
Place Rouge, fl neige très fort. Enfoui sous la neige, l'homme
à la caméra veille toute la nuit de peur de rater quelque
événement important et intéressant.
Encore le « Ciné-Œil ».
« Lénine est mort, mais son œuvre est vivante ». disent
(es travailleurs d’Uniou Soviétique et ils bâtissent avec ardeur
le pays socialiste. A la cimenterie reconstruite de Novorossiisk,
deux hommes sont perchés sur un wagonnet suspendu au-
dessus de la mer. Le chef et l’opérateur. L’un et l'autre
tiennent une caméra. Tous deux filment. Le wagonnet avance
rapidement. Le chef cherche un meilleur point de vue, sc
hisse sur le rebord du wagonnet. Un instant s’écoule, il se
cogne la tète contre une poutre de fer. J/opérateur se retourne
et voit son camarade évanoui, ensanglanté, serrant son « Saint »
entre les mains, suspendu au-dessus du vide. Il tourne sa
caméra, le filme et seulement après vient à sou secours. Encore
l’école du « Ciné-Œil ».
Moscou. Fin 1919. Lhie chambre sans chauffage. La vitre
du vasistas est cassée. Une table devant la fenêtre. Sur (a
table un verre, le thé inachevé la veille transformé en bloc
de glace. A côté du verre un manuscrit. Nous lisons : « Mani¬
feste sur le désarmement du cinématographe théâtral ». L’une
des variantes de ce manifeste intitulée « Nous » fut publiée
plus tard (.1922) dans la revue Kinophot (Moscou).
Après cela, l'importante prise de position théorique des
adeptes du « Ciné-Œil » fut le célèbre Manifeste sur le ciné¬
matographe sans jeu d’acteurs qui, sous le titre de « Kitioks-
Révoîution », fut publié clans la revue Lcf ( 1923).
Ces deux manifestes avaient été précédés par l'activité de
leur auteur dans la section des actualités cinématographiques.
* L'Homme à la caméra ».
à partir de 19J8, où il sortit plusieurs Kino-Ncticlia cou¬
rantes et quelques films d’actualités sur un thème donné.
Au début, de 1918 à 1922, les Kinoks existaient au singulier,
c'est-à-dire qu'il n'y en avait qinm seul.
l.)c 1923 à 1925, ils étaient déjà trois ou quatre. Des 1925,
les idées du « Ciné-CKil » ont été très largement diffusées.
Tandis que s'accroissait le groupe initial, le nombre de ceux
qui popularisaient ce mouvement augmentait. A présent. 011
pont parler non seulement du groupe, non seulement de l'école
du « Ciné-Œil », non seulement d'une portion du front, mais
encore de tout un front de cinématographe documentaire non
joué.
fl
(...) « L'a.b.c. des Kinoks définit le « Ciné-Œil » par la
formule concise « Ciné-CKil » = einé-cnregistrcmcnt des faits ».
« Ciné-Œil » = Ciné-vois (je vois avec la caméra) 4- Ciné-
éoris (j’enregistre avec la caméra sur la pellicule) 4- Ciiié-orga-
nisc (je monte).
La méthode du « Ciné-Œil » est la méthode d'études scicn-
lifico-expérimcntale du monde visible :
a) sur la base d'une fixation planifiée des faits de la vie
sur la pellicule,
b) sur la base "d'une organisation planifiée des ciné-matériau;-:
documentaires fixés sur la pellicule.
Donc, le « Ciné-CKil » n'est pas seulement le nom d'un
groupe de cinéastes, l'as seulement celui d’un film '( « Ciué-
Œil » ou «La Vie à l’improvistc *). Kt pas non plus un
certain courant dans le soi-disant «art» (de gauche on de
droite). Le « Cmé-GCil », c'est un mouvement, qui s’intensifie
sans cesse, en faveur de l'action par les faits contre l’action
par la fiction, si forte que soit l'impression produite par cette
dernière.
Le « Ciné-Œil ». c’est le ciué-dcchiffragc du monde visible
aussi bien qu'invisible par l’œil 1111 de l'homme.
Le « Cinc-CKil », c'est l'espace vaincu, c'est le lien visuel
établi entre les gens du monde entier, fondé sur un échange
incessant de faits vus, de ciné-documents, qui s’oppose à
rechange de représentations ciné-théâtrales.
Le « Ciné-G{il ». c’est le temps vaincu (le lien visuel entre
des faits éloignés dans le temps). Le « Ciné-CKil ». e’est la
concentration et la décomposition du temps. Le « Ciné-CKil »,
c’est la possibilité de voir les processus de la vie dans tout
ordre temporel inaccessible à l'œil humain, dans toute vitesse
temporelle inaccessible à l'œil humain.
la; « Ciué-G*‘i] » utilise tous les moyens de tournage à la
portée de la caméra ; ainsi, la prise de vue rapide, la micro-
prise de vues, la prise de vues à l'envers, la prise de vues
d’animation la prise de vues mobile, la prise de vues avec
13
BAS : PHOTO MONTAGE RECLAME POUR • L'HOMME A LA CAMERA ».
les raccourci* les plus inattendus, etc. ne sont j>as considérée^
comme des truquages. mais comme des procédés normaux. à
cmplover largement.
Le « Ciué-Gûil » milisc tous les moyens de moulage pos¬
sibles en juxtaposant et en accrochant l'un à l’autre n'nnportc
quel point de l'univers dans n'importe (piel ordre temporel,
en violant, s’il le faut, toutes les lois et coutumes présidant
à la construction du lilui.
Un s’enfonçant dans le chaos apparent de la vie le «Ciné-
Œil » vise à trouver dans la vie même la réponse au sujet
traite. A trouver la résultante parmi les millions de faits <|ui
présentent un rapport avec ce sujet. A monter, à arracher,
grâce à la caméra, ce qu'il y a de plus caractéristique, de plus
utile, à organiser les bouts filmés, arrachés à la vie dans 1111
ordre rythmique visuel chargé de sens, dans une formule
visuelle chargée de sens, dans un extrait de « je vois ».
lit
Monter, cela signifie organiser les bouts filmés (les images)
en un film. « écrire » le film au moyen des images tournées,
ei îion choisir des bouts filmés pour faire des * scènes »
(déviation théâtrale) on des bouts filmés pour faire des sous-
titres (déviation littéraire).
Tout film du « Ciné-Œil » est en montage depuis le moment
où l’on choisit le sujet jusqu’à la sortie de la pellicule défi¬
nitive, c'est-à-dire qu'il est en montage durant tout le processus
de fabrication du hlm.
Dans ce montage continu, nous pouvons distinguer trois
périodes :
Première période. Le montage est l'inventaire de toutes les
données documentaires ayant un rapport, direct ou non, avec
le sujet traité (que ce soit sous forme de manuscrits, sous
forme d'objets, sous forme de bouts filmés, de photographies, de
coupures de presse, de livres, etc.). A la suite de ce montage,
— inventaire au moyeu de la sélection et de la réunion des
données les plus précieuses — le plan thématique se cristallise,
se révèle. « sc monte ».
Seconde période. Le montage est le résumé des observations
réalisées par l’œil humain sur le sujet traité (montage de ses
propres observations ou bien montage des informations fournies
par les ciné-in formateurs ou éclaireurs). De plan de tournage :
résultat de la sélection et du triage des observations réalisées
par l'œil humain. En effectuant cette sélection, l’auteur prend
en considération aussi bien les directives du plan thématique
que les propriétés particulières de la « machine-œil », du «duc-
ccd ».
Troisième période. Montage central. Résumé des observa¬
tions inscrites sur la pellicule par le « Ciné- 0 *jl ». Calcul chiffré
des groupements de montage. Association (addition, soustrac¬
tion, multiplication, division et mise entre parenthèses) des
bouts filmés de même nature. Permutation incessante de ces
bouts-images jusqu'à ce (pie tons ceux-ci soient placés dans
un ordre rythmique où tons les engrenages des significations
coïncideront avec les engrenages visuels. Comme résultat final
de tous ecs mélanges, déplacements, coupures, nous obtenons
une sorte d’équation visuelle, une sorte de formule visuelle.
Cette formule, cette équation, obtenue à l'issue d’un montage
général des ciné-documents fixés sur la pellicule, c’est le film
à ccm pour cent, l'extrait, le concentré de « je vois ». le « ciné-
vois ».
Le « Ciné-Géil » c’est :
je monte lorsque je choisis mon Mijet (en choisir un parmi
les milliers de sujets possibles).
je monte lorsque j'observe pour mon sujet (réaliser le choix
utile parmi nulle observations sur le sujet).
je manie lorsque j'établis l’ordre de passage de la pellicule
filmée sur le sujet (s’arrêter, parmi mille associations possibles
d’images, sur la plus rationnelle en tenant compte aussi bien
des propriétés des documents filmés que des impératifs du
sujet à traiter).
L’école du «Ciné-Œil» exige que le film soit bâti sur les
4 intervalles », c'est-à-dire sur le mouvement entre les images.
Sur la corrélation visuelle des images les unes par rapport
aux autres. Sur les transitions d’une impulsion visuelle à la
suivante.
La progression entre les images («intervalle» visuel, corré¬
lation \ isuelle des images) est (pour le «Ciuc-Œil») nue
imité complexe. Elle est formée de la somme de différentes
corrélations dont les principales sont :
1. corrélation des plans (gros, petits, etc.),
2. corrélai ion des raccourcis,
corrélation des mouvements à l'intérieur des images,
4. corrélation des lumières, ombres.
> corrélation des vitesses de tournage.
Sur la base de telle ou telle association de corrélations,
l’auteur détermine : t. l’ordre de l'alternance, l’ordre de succes¬
sion des bouts filmés t 2. la longueur de chaque alternance
(en mètres), c'est-à-dire le temps de projection, le temps de
vision, de chaque image prise séparément. De plus, parallèle¬
ment au mouvement entre les images {«intervalle»), on doit
tenir compte entre deux images voisines du rapport visuel de
chaque image en particulier avec toutes les autres images qui
participent à la « bataille du montage » à ses débuts.
Trouver 1‘ « itinéraire» le plus rationnel pour Vieil du spec¬
tateur parmi toutes ces interactions, interattraciions, interre-
pi«tissages des images, réduire toute cette multitude d'« inter¬
valles » (mnuvemcms entre les images.) à la simple équation
visuelle, à la formule visuelle qui exprime le mieux le sujet
essentiel du film, telle est la tâche la plus difficile et capitale
qui se pose à l'autcnr-mouteur.
Celte « théorie des intervalles » avait été présentée par les
Kiiioks dans la variante du manifeste «Nous* rédigée en
1 9 f 9.
La réalisation dv Im Onzième .dunée et surtout de L’Homme
o la eumcra est l'illustration la plus éloquente de la thèse des
« intervalles » défendue par le « Ciné-Gîil ».
IV
Dans les premières déclarations à propos du cinéma sonore,
le cinéma de l'avenir qui n’étail pas encore inventé, les
« Kinoks » (à présent les « Radioks ») avaient défini ainsi
leur itinéraire : depuis le « Ciné-Clèi 1 » jusqu’au « Radio-CKil »,
c’est-à-dire jusqu'au « Cinc-ülil » audible cl radio-diffuse.
Mou article publié il y a quelques années dans la « Pravda »,
intitulé « Kinnpraî da et Kadiopravda », disait (|uc le « Radin-
Œil » abolirait la distance entre les gens, permettrait aux
travailleurs du monde entier non seulement de se voir mais
encore de s'écouter mutuellement.
La déclaration des Kiimks fit à l'époque l'objet d’une vive
discussion dans la presse, Mais ensuite, on cessa de lui attacher
de 1 importance, car on estimait qu'elle concernait un avenir
lointain.
Les « Kinuks » ne se bornaient pas à lutter pour le cinéma
non joué, ils s'apprêtaient en même temps à accueillir de pied
ferme le passage prévu à un travail dans le domaine du
« Radio-QCil ». celui du cinéma sourire non joué.
Dans La Sixième partie du monde, les textes sont déjà rem¬
placés par 1111 thème parole-radio bâti eu contrepoint. La
Onzième dance a été construite connue un film audio-visuel,
c'est-à-dire monte pour être vu et aussi entendu.
L'Homme à la caméra est bâti de la même manière, c’est-à-
dire dans le sens : du « Ciné-Œil » au « Radio-Géd ».
Les réalisations pratiques et théoriques des Kinoks (à l'op¬
posé du cinématographe joué pris au dépourvu) ont défini nos
possibilités leeliniquês et attendent depuis longtemps la base
technique retardataire (par rapport au « Ciné-Oéil ») du cinéma
et de la télévision sonores.
Les dernières inventions techniques réalisées dans ce domaine
placent entre les mains des partisans et travailleurs du ciué-
enregisl rement documentai l e sonore une arme d'une grande
puissance dans leur lutte pour mi Octobre non joué. — (1929)
(Thèses d’un article en date du- lu février 1929. Première
publication dans Dl’hjh l'rrhr^..., etc., 1966.)
15
6. Réponses à des questions
A la rédaction du journal Kinofront.
J'ai beaucoup travaillé ces derniers temps, le jour comme la
nuit. J'ai écrit par à-coups. Il faudrait publier sans change¬
ments et m extenso mes réponses aux questions. Ceci parce
que les tentatives ineptes visant à m’accuser de formalisme se
poursuivent et que je ne puis me les expliquer autrement que
par une ignorance totale, que par un nnnique d'information
absolu des camarades qui mu rédigé les présentes questions.
Qlkstion Sinitencz- 7 m ous présentement le programme artistique
public tbuis voire manifeste de 1022 ?
Rn ’onsk II s'agit évidemment du Manifeste sur le cinémato¬
graphe non joué : K huiles-Révolution, écrit en 1922 et publié
dans la revue Lcf N° 3, au début de 192^. Il ne faut natu¬
rellement pas considérer ce manifeste, qui proclamait l’otïensive
des actualités cinématographiques et radiodiffusées, uniquement
sous sou aspect statistique, c'est-à-dire cmuiiie si. par la suite,
aucune déclaration ou prise de position n’avait jamais existé.
l.es Instructions ruer cercles du « Ciné-Œil », le Projet de
première einc-station expérimentale pour te toumaqe de docu¬
mentaires. la Proposition d" organisation du tic fabrique de. films
documentaires, le Projet de réorganisation de lu rincmatoqra-
pltie soviétique sur lu hase de lu proportion léniniste, les nom¬
breux autres articles (pie mais avons écrits dans la Pnroda, dans
Kino. dans différents recueils {du l'mletkult, etc.) en mémo
temps tpie notre activité pratique (près de cent cinquante
documentai res de tous genres, longueurs et formes) ont sans
cesse amélioré, précisé, affranchi de ses erreurs et imprécisions
notre déclaration. <|ni, dès 1924-1925, s'élargissait en un pro¬
gramme d'offensive complet et exerçait une influence consi¬
dérable non seulement sur le cinéma documentaire mais encore
sur le cinéma joué.
Nous autres, Kinnks, avons convenu de qualifier de cinéma
authentique, à cent pour cent, un cinéma construit sur inir
organisation tirs matériau. r docnnientaires fixés par la caméra.
Quant au cinéma fonrlé sur 1111e organisation des matériaux
fournis par des acteurs qui jouent et fixés par la caméra, nous
avons convenu de le considérer comme un phénomène d’ordre
secondaire théâtral.
Nous reconnaissons qu'au cours rie notre lutte contre les
subdivisions pompeuses des partisans du cinéma joué (art-non
art, hlm artislique-liàii non artistique) nous avons mis ces
expressions entre guillemets et tourné en dérision « le soi-
disant art ». a le soi-disant hlm artistique ».
Céda ne contredisait eu aucune manière l'estime que nous
nourrissions pour certains échantillons (à vrai dire fort rares)
du hlm d'acteurs. Rien sûr, nous ne disions pas : c'est un bon
hlm en général. Nous précisions toujours : un bon film
d'acteurs, un bon film joué.
Nous reconnaissons qu'au cours de notre lutte pour le droit
de progrès et d'épanouissement fin hlm documentaire. n>»us ne
nous sommes pas abrités derrière des termes largement répan¬
dus mais diversement interprétés, tels que * art », « artis¬
tique ». A ce moment-là au contraire, nous avons vivement et
obstinément souligne le caractère inventif, pathèttca-réïudution-
nuire (de par leur forme et leur contenu) des films documen¬
taires réalisés pur les Kinoks. Nous avons présente ces films
documentaires comme l'épopée <les faits . icntfiousiusnie des
faits. Aux attaques des critiques, nous avons répliqué en disant
que le hlm documentaire du Cinc-CP.U n'est pas uniquement un
procès-verbal documentaire, mais plutôt 1111 phare révolution¬
naire qui se dresse sur le fond des poncifs théâtraux de la
production cinématographique mondiale.
Aujourd'hui encore, nous estimons que la méthode du hlm
documentaire est la méthode fondamentale du cinématographe
prolétarien, la fixation des documents fournis par notre offen¬
sive socialiste, notre plan quinquennal, qu'elle constitue la tâche
fondamentale du cinéma soviétique.
Cela 11e signifie nullement que le théâtre, 011 le cinéma joué
proche de ce dernier, soient dispensés dans quelque mesure
que ce soit de participer aux combats pour le socialisme. Au
contraire, plus tnt le cinéma théâtral joué tournera le fins â
la falsification de la réalité, à l'imitation stérile du hlm docu¬
mentaire, pour s’engager sur Je jeu franc, à cent pour cent,
plus ses actions sur le front socialiste seront honnêtes et puis¬
santes.
Qot.stjon U es films connue L’Homme â la caméra répondent-
ils, à ?f tire (iris, aux impératifs politiques posés à lu cincuia-
fotjrupluc révolutionnaire ?
[\ét'ONSK Aucun hlm documentaire *>u jonc n'a encore entière¬
ment répondu â ces impératifs politiques. L'Homme à la caméra,
sorti en période de crise du cinéma (crise non pas thématique,
car il y avait des sujets â revendre, mais plutôt crise des
moyens d'expression), sorti en qualité de hlm ayant une desti¬
nation spéciale, visant à colmater une brèche dans le secteur
du ciné-langage. à propager dans le pays la cinématographie,
ne prétend pas remplacer ou éclipser nos autres réalisations.
J.a somme totale de ces films n’osera pas même espérer avoir
répondu (ou répondre), entièrement et en temps voulu, à la
somme des impératifs politiques que le Parti devait poser et
a posés à la cinématographie révolutionnaire.
Il faut tripler d'énergie, réorganiser la production cinéma¬
tographique et les circuits de location sur la base de la « pro¬
portion léniniste ». monter des fabriques île iilms documen¬
taires. répartir le personnel de production sur l'ensemble du
front du quinquennat. La méthode de l'émulation socialiste
aidera les réalisateurs de documentaires â approcher d’un
accomplissement plus complet et meilleur des impératifs poli¬
tiques du Parti.
Il en va de même pour le cméma sonore (je réponds â
une question concernant le cinéma documentaire sonore). Kn
son temps, le « Ka<lio-( JCil » avait prévu la «proportion léni¬
niste » dans ses programmes de radio-théâtres.
Lu ce qui concerne le rôle du son dans le film documentaire,
nous demeurons sur nos anciennes positions. Nous considérons
le « Radin-Œil » comme une arme des plus puissantes placée
entre les mains du prolétariat, connue une possibilité offerte
aux prolétaires de toutes les nations et de tous les pays de
s'entendre et de se voir de manière organisée, comme une
possibilité non limitée par l'espace de réaliser l'agitation et la
propagande au moyen des faits, comme une possibilité d'opposer
les radio-docnments relatant notre édification socialiste aux*
documents d'oppression et d'exploitation, aux radio-documents
du monde capitaliste.
La déclaration sur la nécessité d’une itou-concordance, «les
images et du son. de même que celles sur la nécessité de faire
uniquement des Fi luis sonores ou des Finis parlants, tout ceci
ne vaut pas, passez-moi I cxprvssion. un pet de lapin. Dans le
cinéma smiore, comme dans le cinéma muet, nous ne distin¬
guons rigoureusement que deux sortes de films : les documen¬
taires (avec des dialogues, des bruits authentiques, cte.) cl les
Iilms joués (avec des dialogues, des bruits artificiels, spéciale¬
ment fabriqués eu vue du tournage, etc.).
La concordance ou la non-coneordanec des images et du son
n'est nullement obligatoire, pas plus pour les documentaires
que pour les films joués. Les images sonores de même que les
images muettes, sont montées selon des principes identiques t
leur montage peut les faire concorder ou ne pas concorder,
un encore les mélanger dans diverses associations nécessaires.
Il faut aussi écarter à mut prix cette confusion stupide qui
consiste à subdiviser les films eu films parlés, limités 011
sonores.
Oukstion .drrj-r’mf* l'intention de modifier votre méthode et
votre position générale ru matière de cinéma, ru fonction des
nouvelles tâches pnonucs par l'époque de la reconstruction
s<ieialiste ?
1 \ ki'o.nsk La méthode du hlm documentaire, celle du Cine-
(I\il cr du « Radio-Œil » mise au monde par la Révolution
(l'Octobre, formée sur les fronts de la guerre civile et de
l'édification socialiste, 11e pourra manquer de s'épanouir â l'épo¬
que de la reconstruction socialiste, alors que pour réaliser la
« proportion léniniste » dans la séance de cinéma, les fabriques
de films documentaires sortiront dc’terre. alors que les équipes
de prise (le vues concurrentes se multiplieront et s’aguerriront
dans leurs incessants combats professionnels pour le socia¬
lisme (iqjyo). (Traduit du russe par Andrée RO H LL J
16
Dziga Vertov par
Georges Sadoul
Les trois extraits qui suivent sont tirés d'un livre encore inédit de
Georges Sadoul sur Dziga Vertov. Le premier chapitre est consacré
aux influences qui s'exercèrent pendant les années dix sur le jeune
Denis Kaufman, qui adopta son pseudonyme à cette époque et sous
ces influences.
Le deuxième chapitre, « Le Montage des ciné-objets », illustre la
lutte sur deux fronts — pratique et théorique — de Vertov au début
des années vingt. Au début de 1923, le * Conseil des trois» (Vertov,
Svilova, Mikhaïl Kaufman) s'élargit en mouvement des « Kinoks ■ ou
• kinoki », dont la première manifestation est le texte « Kinoks-Révo-
lution », publié dans lo même numéro de la revue de Maiakovski,
LEF, que « Le Montage des attractions • d’Eisensteln. Dans ce texte
(publié dans les «Cahiers -, 144 et 146) figure une affiche annon¬
çant un - rapport de DZV sur le thème C jn £ -Phrase », dan 9 la
« Salle des Intervalles, à Moscou ». La salle, bien entendu, n’existe
pas. Mais la notion d'intervalle, apparue pour ]a première fois dans
ce manifeste, joue un rôle important dans la "pensée théorique de
Vertov. Elle intervient en effet au moment où il s’agit de préciser
la différence spécifique entre le cinéma et les autres arts, que
Vertov rejette.
Georges Sadoul avait publié («Cahiers - n° 146) une biofilmogra¬
phie de Dziga Vertov, dans laquelle on trouvera des exemples des
premières expériences * futuristes » de Vertov.
Futuristes italiens et Vertov
(...) II convient de rechercher les équivalences ou les ori¬
gines littéraires, poétiques, musicales, picturales même, de
la démarche intellectuelle qui fut pour Dziga Vertov le
point de départ de tout son système de création, sa
« pomme de Newton » ayant été l'enregistrement phono-
graphique des bruits ou le montage des sténo gramme s
employés à créer un nouveau type d'œuvre d’art.
A Porigine des expériences tentées par un garçon de
vingt ans, se trouvent d’abord les Futuristes et les brui¬
teurs italiens.
Le Futurisme, on peut fixer sa date de naissance à la
publication par F.T. Marinetti (1876-1944) de son premier
manifeste dans «Le Figaro» (20 février 1909).
Dans ce texte bouillonnant et confus, quelques phrases
contiennent des « idées-forces » dont l'influence sera cer¬
taine sur les Futuristes russes et Dziga Vertov.
« Une automdbüe rugissante est phis belle que ta Vic¬
toire de Samothrace. Nous voulons chanter Vhomme qui
tient le volant (...) Il n'y a plus de beauté que dans la.
lutte (...) Le temps et Vespace sont morts hier. Nous vivons
déjà dans Vabsolu, puisque nous avons déjà créé Véternelle
vitesse oynniprésentc.
« Nous chanterons les grandes foules agitées par le~7.ra-
vail, le plaisir ou la révolte (...) la vibration nocturne des
arsenaux et des chantiers (...) les gares gloutonnes (...) les
usines, les locomotives aux grands poitrails, le vol glissant
des aéroplanes », etc.
« Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, com¬
battre le moralisme , le féminisme, toutes les lâchetés
opportunistes et utilitaires (...) »
« Viennent donc les bons incendiaires aux doigts carbo¬
nisés ! Les voici ! Les voici ! Et boutez donc le feu aux
rayons des bibliothèques. Détournez le cours des canaux
pour inonder les caveaux des musées . Oh! qu'elles nagent
à la dérive les toiles glorieuses! »
11 s'agit donc essentiellement pour le Futurisme de dé¬
truire Part, pour faire table rase, et fonder, sur les ruines
des musées et des bibliothèques, un nouvel art qui « ne peut
être que violence, cruauté et injustice », exaltation de la
vitesse et des machines.
Cette négation forcenée s'accompagne de plusieurs affir¬
mations divergentes ou contradictoires. Et l'on peut être
certain que les Futuristes russes, groupés autour de Maïa-
kovski (et qui se rallièrent pour la plupart à la Révolution
soviétique) n'acceptèrent pas le point 9 du premier « Mani¬
feste du Futuriste » ;
<c Nous voulons glorifier la guerre, seule hygiène du
monda, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur
des anarchistes, les belles idées qui tuent et. le mépris de
la femme. »
Or ccs dernières notions étaient essentielles pour Mari¬
netti et son évolution (1). Dès 1911-il devint le chantre des
guerres coloniales et des conquêtes italiennes en Libye (« La
Battaglia di Tripoli», poème).
Groupés autour de lui, les Futuristes italiens publièrent
en 1910-1913 des manifestes de la peinture (11 avril 1910),
de la musique (mai 1911), do la littérature (mai 1912, août
1912), de la sculpture (avril 1912) et même de la luxure
(11 janvier 1913).
Pour connaître les principes futuristes qui influencèrent
Vertov, il faut d’abord étudier le premier Manifeste des
musiciens futuristes (2). L’auteur, Balilla Pratella, y préco¬
nisait : « L'harmonie utilisant les plus petites divisions de
tons, prêtant à notre sensibilité rénovée le maximum de
sorts (...) la fusion de Vharmonie et du contrepoint pour
créer ta polyphonie absolue (...) L'utilisation du vers libre
pour les livrets des opéras conçus comme une forme sym¬
phonique. » 11 entendait enfin « exprimer iâme musicale
des foules, des grands chantiers industriels, des trains, des
transatlantiques, des cuirassés , des automobiles et des aéro¬
planes (...) la glorification et le triomphe de Vélectricité... »
Rien encore dans ce premier Manifeste de 1911 qui entre¬
voie la possibilité d’introduire dans les orchestres classiques
les bruits comme expression de la vie moderne. Cette idée
sera avancée ensuite pour les musiciens, mais par les poètes
futuristes.
Un an après le texte de Pratella. Marinetti pub 1 ie son
« Manifeste technique de la littérature futuriste » (3) (11
mai 1912), où il proclame diverses exigences (que nous résu¬
mons) : « Détruire la syntaxe. Employer le verbe à l'infini,
abolir l'adjectif et Vadverbe, donner à chaque substantif son
double (<exemples : hommc-tapille, femme-rade, place-en¬
tonnoir, etc.), former des filets d'images et d'analogies, ins¬
taurer le maximum de désordre et détruire le Je dans la
littérature. »
Cette dernière revendication est développée par les consi¬
dérations suivantes : « Ecouter les moteurs et reproduire
leur discours. La matière a toujours été contemplée par un
Moi distrait, froid, trop préoccupé de lui-même , plein de
préjugés, de sagesse et d'obsessions humaines. »
Pour Marinetti, il faut donner la parole aux objets, et sur¬
tout aux machines. Ce qu'il exprime en disant : « Il faut
introduire dans la littérature trois éléments que l'on a négli¬
gés jusqu'ici : 1. Le Bruit (manifestation du dynamisme
des objets) ; 2. Le Poids (faculté de vol des objets) ;
19
3. L'Odeur (faculté d'éparpillement des objets). » Et il
ajoute plus loin : « Seul le poète asyntaxique pourra péné¬
trer Vessence de la matière (...) Nous inventerons ensemble
ce que j'appelle Vimagination sans fil... Nous n f aurons plus
de symphonie verbale aux balancements harmonieux (...)
Nous utilisons au contraire tous les sons brutaux, tous les
cris expressifs de la vie violente qui nous entoure. Jl
faut cracher chaque jour sur « VAutel de l’Art ». Nous en¬
trons dans les domaines illimités de la libre intuition. Après
le vers libre, voici LES MOTS EN LIBERTE . » (Souligné
par Marinetti.)
En appeler aux moteurs, aux bruits, aux cris expressifs,
aux sons brutaux conduit à une poésie (donc à une musi¬
que) qui sera une succession d’impressions physiques « en
liberté ».
Bien qu’ils ne préparent pas directement Pavènement du
c bruitisme », il est utile de citer d’autres propos de ce
Manifeste, parce qu’ils sont à l'origine de diverses idées
ou techniques plus tard adoptées, préconisées ou inventées
par Dziga Vertov.
« Poètes futuristes, je vous ai enseigné à haïr les biblio¬
thèques et les musées. C'était pour vous préparer à HAÏR
L'INTELLIGENCE en éveillant en vous la divine intuition,
caractéristique des races latines. Par Vintuition nous rom¬
prons Vhostilité apparemment irréductible qui sépare notre
chair humaine du métal des moteurs. Après le règne ani¬
mal, voici le règne mécanique qui commence (...) Nous pré¬
parerons la création de VHOMME MECANIQUE AUX
PARTIES REMPLAÇABLES. Nous le délivrerons de Vidée
de la mort en partant de la mort elle-mcme , cette suprême
définition de l'intelligence logique. »
L’idée de la création d'un homme mécanique par le cinéma
sera reprise par Vertov (et d’autre part par Koulechov).
Certaines séquences de ses films seront un hymne au « règne
mécanique » succédant au « règne animal ».
Marinetti publia ensuite un « Supplément » au « Mani¬
feste technique de la Littérature Futuriste » (4), où il
réclame :
« La dcstmiction de la période traditionnelle, l'abolition
de Vadjectif, de l'adverbe et de la - ponctuation entraînant :
la faillite de la trop fameuse harmonie du style , si bien
que le poète futuriste pourra enfin utiliser les onomatopées
comme les sons les plus cacophoniques, qui reproduisent les
innombrables bruits de la Matière en Mouvement. »
Pour démontrer l’efficacité de sa méthode poétique, il
publia dans son tract un poème : * Bataille Poids +
Odeurs », dont voici quelques fragments :
«Midi 3/4 flûtes glapissement embrasement tom toumb
alarme Gargaresch craquellement crépitation marche clique¬
tis sacs fusils sabots clous cano7is crinières caissons juifs
beignets pains à l'huile cantüène échoppes bouffées chatoie¬
ment puanteur cannelle (...) héroïsme avant-garde 100
mètres mitrailleuse fusillade éruption violons cuivres pim
20 mètres bataillons-fourmis cavalerie-araignée route-gués
général-îlot estafettes-sauterelles ... »
Ce poème, qui chante les batailles livrées par les troupes
coloniales italiennes en Libye, emploie systématiquement un
« montage » des notations, des bruits-onomatopées et même
des odeurs. Il serait aisé de transformer ce texte en film
sonore (et si l’on voulait odorant).
Cette « Technique de la littérature futuriste » influen¬
cera immédiatement non le cinéma, mais la musique et la
peinture.
Le 11 août 1913, Carlo Carra publiait son manifeste futu¬
riste : « La peinture de sons, bruits et odeurs » qui con¬
damna notamment : « l'unité de lieu et de temps » et pré¬
conisait l’emploi d’équivalences plastiques des sons, des
bruits et des odeurs, « les rouges exprimant ceux des
usines, gares, hangars ». l’argenté rouge et violet « ceux
des restaurants, cafés et salons ». etc.
Recherches à rapprocher du simultanéisme dont se fait
alors le champion en France le peintre Delaunay, appuyé
par son ami le poète Guillaume Apollinaire.
Le manifeste futuriste « L’Art des Bruits » avait déjà
été publié le 11 mars 1913, et avait pour auteur non un
musicien, mais un peintre : Luigi Russolo (5). C’était une
lettre ouverte adressée à « Mon cher ami Baîilla Pratella,
grand musicien futuriste. »
Ce texte permet de fixer avec précision la date où fut
« inventée » la nouvelle technique musicale du « bruitisme ».
directement dérivée des recherches verbales de Marinetti
dans ses « mots en liberté ».
«Le 9 mars 1913, durant notre sanglante victoire rem¬
portée sur 4 000 passéistes au théâtre Costanzi de Rome ,
nous défendions d coups do poing et de canne ta MUSIQUE
FUTURISTE exécutée par un orchestre puissant, quand
tout à coup mon esprit intuitif conçut un nouvel art que seul
ton génie peut créer : l'art des bruits, conséquence logique
de tes merveilleuses innovations (...) La vie antique ne fut
que silence. C'est au XIX* siècle seulement, avec T invention
des machines, que naquit le bruit. Aujourd'hui le bruit
domine en souverain sur la sensibilité des hommes... »
Ceci constaté, le peintre Luigi Russolo retrace l’évolu¬
tion de la musique moderne, pour conclure qu’elle conduit
à l’utilisation des bruits.
« L'art musical rechercha tout d'abord la pureté limpide
et douce des sons. Puis il amalgama des so7is différents en
se préoccupant de caresser les oreilles par des harmo7iies
diverses. Aujourd'hui l'art musical recherche les sons les
plus dissonants, les plus étranges, et les plus stridents.
Nous nous approchons ainsi du son-bruit. CETTE EVOLU¬
TION DE LA MUSIQUE EST PARALLELE A LA MUL¬
TIPLICATION GRANDISSANTE DES MACHINES qui
participent au travail humain (...) La machine crée aujour¬
d'hui un si grand nombre de bruits variés que le son pur,
par sa petitesse et sa monotonie , ne suscite plus aucune
émotion (...) La musique piétine (...) en s'efforçant vaine¬
ment de créer une nouvelle variété de timbres. IL FAUT
ROMPRE A TOUT PRIX CE CERCLE RESTREINT DES
SONS PURS ET CONQUERIR LA VARIETE INFINIE
DES SONS-BRUITS (...) Beethoven et Wagner ont déli¬
cieusement secoué notre cœur penda7it des années. C'EST
POURQUOI NOUS PRENONS INFINIMENT PLUS DE
PLAISIR A COMBINER IDEALEMENT DES BRUITS
DE TRAMWAYS , D'AUTOS, DE VOITURES ET DE
FOULES CRIARDES QU'A ECOUTER ENCORE, PAR
EXEMPLE, « L'HEROÏQUE » OU «LA PASTORALE ».
Pour définir sa «Musique des bruits», Luigi Russolo
part significativement non des partitions de son ami le
musicien Pratella (qui a poursuivi sans rupture l’évolution
générale de la musique moderne), mais des récents poèmes
de Marinetti. Et il cite en exemple une lettre-épopée, écrite
par lui dans les tranchées bulgares, en livrant contre les
Turcs la bataille d’Andrinople (plus tard sujet d’un poème-
clef dans son œuvre).
En voici un extrait qui montre combien la poésie de
Marinetti avait évolué vers le «Bruitisme». Les odeurs
et surtout le « poids » étaient devenus des éléments négli¬
geables dans un chant dont l’essentiel étaient les notations
visuelles et les onomatopées.
« En contrebas esclaffements de marécages rires buffles
chariots aiguillons piaffe de chevaux caissons flic flac zang
za7ig chah chaak cabrc7ncnts pirouettes patatraak éclablous-
sô77ients crinières hennissements i i i i i i i i tohubohu tin¬
tement 3 bataillons bidgarcs en marche crook craak (lente¬
ment mesure à deux te7nps) Choumi Maritza o Karvavena
cris d'officiers s'entrechoquant plats de cuivre par ici
(Vite) par là-bas BOUM pam pam pam pam ici là là plus
loin tout autour très haut attention nom de dieu sur la tête
chaak épatant flammes flammes flammes flammes flammes
flammes flammes rampe des forts là-bas Choukri Pacha-
Rudolf alllo acteur rôles échos-so7ifflc7irs décors de fumée
forêts applaudissements odeur-foi-bouc-crottin je ne sens
plus mes pieds glacés odeur de moisi pourriture go7igs flûtes
clarines pipeaux partout en haut en bas oiseaux gazouiller
béatitude ombrages verdeurs cip-cipzzip-zzip troupeaux
pâturages dong-dang-dong ding bééé Orchestre. »
20
« L'Homme à la caméra * (1929).
La transcription de ce poème» l’application de ses mé¬
thodes à d’autres thèmes que la guerre, inspire à Russolo
ces indications sur les bruits qu’il faudrait désormais uti¬
liser en musique.
« Pour vous convaincre de la variété surprenante des
bruits, je citerai le tonnerre, le vent, les cascades, les fleu¬
ves, les ruisseaux, les feuilles, le trot d’un cheval qui s'éloi¬
gne, les sursauts d’un chariot sur le pavé, la respiration
solennelle et blanche d’une ville nocturne, tous les bruits
que font les félins et les animaux domestiques, et tous
ceux que la bouche de l’homme peut faire sans parler ni
chanter.
« Traversons ensemble une grande capitale moderne, les
oreilles plus attentives que les yeux , et nous varierons les
plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous
d’eau, d’air et de gaz dans les tuyaux métalliques, Les bor-
borygmes et les râles des moteurs, qui respirent avec une
animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le va-ct-
vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les
bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement
des fouets, le clapotement des drapeaux . Nous nous amuse¬
rons à orchestrer idéalement les portes à coulisse des maga¬
sins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des
gares } des filatures, des imprimeries, des usines électriques
et des chemins de fer souterrains . »
« Traversons une capitale les oreilles plus attentives que
les yeux » ; voilà sans doute la phrase-clef, qui conduisit
le jeune musicien futuriste Vertov à fonder en 1916 son
* Laboratoire de l’ouïe ».
Le peu que nous sachions de son montage sonore phono¬
graphique montre qu’il utilisa des éléments expressément
catalogués trois ans plus tôt par Luigi Russolo : les cas¬
cades, les moteurs, les scies mécaniques.
Si ce dernier ne parle pas du « montage de sténogram-
mes », il suffirait pourtant au jeune Vertov d’avoir lu atten¬
tivement le poème inspiré à Marinetti par la bataille d’An-
drinople pour comprendre qu’il insère dans son montage
certaines paroles ou interjections quasi sténographiées. Elle
apparaissent très clairement dès qu’on rétablit la ponctua¬
tion : « Boum-pam-pam-pam-, ci, là, là (...) plus loin, tout
autour, très haut : « Attention, nom de Dieu, sur la tête »,
Chaak, épatant, flammes (...) Choukri Pachah téléphone des
ordres à 27 forts ; en turc, en allemand : « Allô, Ibrahim »,
« Allô Rudolf », etc.
Luigi Russolo, lui, ne prévoit pas l’insertion d’exclama¬
tions ou de phrases-bruit dans son orchestre de bruiteurs,
dont il définit ainsi les principes (6) :
« Nous voulons entonner et régler harmoniquement et.
rythmiquement des bruits très variés . Chaque bruit a un
ton, parfois aussi un accord qui domine sur Vensemble de
ces vibrations irrégulières. Bien que la caractéristique du
bmit soit de nous rappeler brutalement à la vie , Vart des
bruits ne doit pas être limité à une simple reproduction
imitative. »
« Reproduction imitative » est une expression-clef pour
l’évolution ultérieure de Russolo et du « Bruitisme » futu¬
riste. Dans tout son <* Manifeste ». l’auteur ne soupçonne
pas un instant que l’enregistrement des bruits puisse se
substituer à la reproduction imitative (ou non). Il ne lui
vient jamais à l’idée de remplacer l’instrument de l’orches¬
tre par une machine, le phonographe. Ou plutôt, il veut
créer de nouveaux instruments en partant de rudimentaires
machines à bruit utilisées au XIX° siècle dans les coulisses
21
E. Svilova et D. Vertov pendant les enregistrements pour « Enthousiasme » (1930).
dos théâtres, et adaptées après 1905-1910 dans les cinémas pour la première fois devant plus de 2 000 personnes qui
pour « sonoriser » les films muets pendant leur projection. boudaient le Théâtre Storcki , les différents appareils brui-
Fn actionnant des manivelles ou des leviers ces machines leurs qu’il venait de construire en collaboration avec le
primitives imitaient le vent (languettes glissant sur une peintre U go Piatti. Le musicien futuriste Pratella et le
étoffe de soie), le tonnerre (plaque de tôle), le canon (coups poète Murinetti prenaient ensuite la défense de cette inven-
dc grosse caisse), la grêle et la pluie (graviers secoués tion étonnante. (...) Après cette soirée mémorable, le peintre
dans un cylindre de bois), la vaisselle cassée (débris de por- futuriste Russolo (...) se remettait au travail pour perfec -
celaine agités), etc. tionner ses instruments bruiteurs et pour préparer ses
Dans scs conclusions Luigi Russolo précisait qu'il enten- « Quatre premiers réseaux de bruits » qui furent ensuite
dait employer dans son futur orchestre non des enregistre- exécutes au premier concert bruitiste de la Maison Rouge
ments, mais des instruments imitatifs. de Milan le soir du 11 août 1913. L’orchestre que dirigeait
« Il faut remplacer la variété restreinte des timbres des Russolo était composé de 15 bruiteurs, soit 3 bourdonneurs,
instruments que possède Vorchestre par la variété infinie 2 éclateurs , 1 tonneur, 3 siffleurs, 2 bruîsseurs , 2 glouglou-
des timbres des bruits obtenus au moyen de mécanismes tours, 1 fracasscur, 1 stridenteur et 1 renâclcur . Ils exécu-
spéciaux (...) Le nouvel orchestre obtiendra les plus tèrent les € Quatre réseaux de bruits » ainsi intitulés :
complexes et les plus neuves imitations sonores , non par « Réveil de la Capitale », « Rendez-vous d’autos et d’aéro-
une succession de bruits imitatifs reproduisant la vie, mais planes », « On dîne à la terrasse du Casino » et « Escar-
par une association fantastique de ces timbres variés (...) mouche dans l’oasis ».
Avec l'incessante multiplication des nouvelles machines Les thèmes choisis par Russolo pour ses « Réseaux » ont
NOUS POURRONS DISTINGUER UN JOUR DIX, VINGT une importance cinématographique : « Réveil de la Capi-
OU TRENTE MILLE BRUITS DIFFERENTS . CE SE- taie » deviendra ultérieusement une séquence dans plusieurs
RONT LA LES BRUITS QU'IL NOUS FAUDRA NON films réalisés suivant la méthode vertovicnne du « Cinéma-
PAS SIMPLEMENT IMITER MAIS COMBINER AU GRE œil ».
DE NOTRE FANTAISIE ARTISTIQUE (...) » Voici enfin les détails donnés sur l'exécution de ces qua-
Suivant ces principes. Russolo pense à utiliser dans ses tre morceaux : *
orchestres, avec des instruments h bruit, les machines elles- « Les quatre réseaux de bruits ne sont pas de simples
mêmes, telles par exemple les machines à coudre ou les reproductions impressionnistes de la vie qui nous entoure,
machines à écrire. Mais non pas, répétons-le, l'enregistre- mais d'émouvantes synthèses bruitistes. Par une savante
ment phonographique. Comme en témoigne le compte rendu variation de tons, les bruits perdent en effet leur caractère
du « Premier Concert de Bruiteurs Futuristes » : épisodique, accidentel et imitatif, pour devenir des éléments
«Le 2 juin (1913 - G.S.) le peintre futuriste Russolo, abstraits d’art. En écoutant les sons combinés et harmonisés
créateur de l’art des bruits, expliquait et faisait fonctionner des sif fleurs et des glouglou leur s, on ne pensait plus guère
72
à des autos, à des locomotives ou à des eaux courantes, mais
on éprouvait une grande émotion d'art futuriste, absolu¬
ment imprévue et qui ne ressemblait qu'à elle-même. »
Le compte rendu insiste donc sur le fait que les instru¬
ments nouveaux tendent vers l’abstraction et non pas vers
les « simples reproductions impressionnistes de la vie ».
C’est donc par principe esthétique que Luigi Russolo refu¬
sait tout recours à l'enregistrement reproduisant tels quels
la vie et le bruit.
Peu après ces premiers concerts bruitisles, la guerre de
1914 vint interrompre les relations futuristes avec l’étran¬
ger et surtout avec la lointaine Russie.
La révolution musicale des bruiteurs futuristes n'avait
donc pas abouti à créer un montage de bruits enregistrés,
mais des instruments et un orchestre nouveaux. S’il avait
suivi à la lettre les principes énoncés par les Italiens, le
jeune Vertov aurait donc été détourné de l’emploi du pho¬
nographe (et ultérieurement du cinématographe).
*
**
Jusqu’en 1914 les Futuristes italiens s'intéressèrent peu
au cinéma. Le 21 novembre 1913, Marinetti, qui sc trouvait
à Londres, publiait dans le « Daily Mail » un manifeste :
<r. Le Futurisme glorifie le Music-Hall ». Ce texte contri¬
buera peut-être à orienter vers le Music-Hall les Soviétiques
Maïkovski, Eisenstein, Youtkévitch, Kozintsev et Trau-
berg. et tout le groupe de la FEKS (Fabrique de l’acteur
excentrique). Marinetti y écrit de façon incidente :
« Le Music-hall seul aujourd'hui utilise le cinématographe
qui Venrichit d'un nombre incalculable de visions et de
spectacles irréalisables (batailles, émeutes, courses, cirants
d’autos et d'aéroplanes, voyages transatlantiques, profon¬
deur des villes, des campagnes, d*océans et de deux). »
Marinetti envisage donc alors le cinéma comme un moyen
théâtral mis au service d'une forme particulière du théâtre.
Sa conception sera reprise en U.R.S.S. par Eisenstein, la
FEKS et dans une certaine mesure par Koulcchov, mais
sera rejetée violemment par le jeune Dziga Vertov.
Si Vertov fut influencé par le futurisme pour ses concep¬
tions du cinéma, ce fut seulement par ces propos du premier
« Manifeste technique de la littérature futuriste», où Mari¬
netti écrivait (11 mai 1912) :
« Rien de plus intéressant pour le poète futuriste que
l'agitation d'un clavier dans un piano mécanique. Le ciné¬
matographe nous offre la danse d'un objet qui se divise et
se recompose sans intervention humaine. Il nous offre l'élan
à rebours d'un plongeur dont les pieds sortent de la mer en
rebondissant violemment sur le tremplin. Il nous offre la
course d'un homme à 200 kilomètres à l'heure. Autant de
mouvements de la matière hors des lois de l'intelligence et
partant, d'une essence significative . »
Ce qui revenait à dire que Marinetti s’intéressait alors au
cinéma (pris en soi) non comme un moyen de reproduction
de la vie, mais comme créateur de « mouvements de la
matière hors des lois de l'intelligence » grâce â des procédés
comme l'accéléré (coureur à 200 km/h), le film à l'envers
(plongeur) ou l’animation (son premier propos nous parais¬
sant viser les modelages qui se faisaient ou sc défaisaient
tout seuls).
Les Futuristes italiens s'intéressèrent au cinéma seule¬
ment après la déclaration de la première guerre mondiale,
qui empêcha toute relation avec la Russie. Ils publièrent,
le 11 septembre 1916, sous les signatures de Marinetti,
B. Corra, E. Settimelli, A. Ginna, G. Balla, R. Chîtti, un
«Manifeste de la Cinématographie Futuriste». Ce docu¬
ment resta sûrement inconnu du jeune Vertov. (...)
1) Il écrivait dans son premier «Manifeste» : « Quand
nous aurons quarante ans que de plus jeunes et de plus
vaillants veuillent bien nous jeter au panier (...) Ils vien¬
dront contre nous (...) humant aux portes des académies la
bonne odeur de nos esprits pourrissants déjà promis aux
catacombes des bibliothèques. » 11 fut bon prophète. Rallié
au fascisme dont il avait été un précurseur, Marinetti fut
nommé académicien par Mussolini, et fut un ardent propa¬
gandiste du régime et des chemises noires jusqu'à sa mort,
le 2 décembre 1944. Il était alors dignitaire de la « Répu¬
blique italienne fasciste».
2) Tract de quatre pages publié par la Direction du Mou¬
vement futuriste, Milan, le 29 mars 1911.
3) Un tract de quatre pages publié par la Direction du
Mouvement futuriste. Milan.
4) Tract de quatre pages publié par la Direction du Mou¬
vement futuriste. Milan, le 11 août 1912.
5) Tract de quatre pages publié à Milan par la Direction
du Mouvement futuriste. Réédité en 1954 (Richard Massé.
Paris) par Maurice Lemaître, et repris en partie dans
« L’Art de la Musique », 1961, anthologie de Guy Bernard
(Seghers).
6) Ces phrases sont imprimées en lettres grasses dans la
troisième page du a Manifeste ».
La notion d'intervalle
Quel est pour Vertov le sens du mot intervalle, passé du
français dans la langue russe avec le même triple sens :
1° distance d'un lieu à un autre (Littré) ;
2° distance d'un temps à un autre (Littré) ;
3° subjectivement, « différence de hauteur entre deux
sons ». Physiquement leur rapport de fréquence. « Un
mode, une gamme, un accord sont définis par les inter¬
valles existant entre leurs sons constitutifs » (Roland do
Candé : Dictionnaire de la Musique, 1961).
Au mot intervalle, Vertov donnait d'abord son sons
musical, tel qu’il lui avait été enseigné au Conservatoire.
Cette troisième définition l’avait conduit à une quatrième,
purement cinématographique : collure, raccord, entre deux
bouts de films, donc passage d’un plan (d’un élément fil¬
mique) à un autre. Ce qui supposait presque toujours un
changement de lieu et un changement de temps.
Pour Vertov. l'emploi de l'intervalle, de la collure d’un
bout de film à un autre, conduit à la construction d’un
temps filmique et d’un espace filmique, différents du temps
réel et de l’espace réel. Ce qu’il illustre (pour l’espace) avec
sa construction d’une « chambre à douze murs pris dans
les différentes parties du monde », de cette salle des inter¬
valles qui n'a aucune existence, sinon par le film et son
montage.
Tel est le sens profond de l’apparente plaisanterie du
3 avril (1922?), première manifestation du Conseil des
Trois.
Dziga Vertov avait d'autre part précisé sa conception
des intervalles dans son manifeste de Kinophot (1919-1922):
La matière première de l’art du mouvement n'est nulle¬
ment le mouvement en lui-même, mais les intervalles , le
passage d'un mouvement à un autre. Ce sont eux (les inter¬
valles) qui entraînent l'action vers sa solution cinémato¬
graphique.
L'organisation du mouvement, c'est l'organisation de ces
éléments, donc des intervalles en phrases.
Dans chaque phrase , il y a, un point de départ, un
apogée et une chute (qui sc manifestent à un degré plus
ou moins élevé).
L'oeuvre est construite avec des phrases, comme chaque
phrase est construite avec des intervalles de mouvement.
Possédant en lui le ciné-poème ou le fragment, le Kinok
doit savoir l'inscrire de manière exacte pour pouvoir lui
donner vie sur l'écran , dans des conditions techniques
favorables.
Tout en spécifiant que le montage, en assemblant des
bouts de films, en construisant avec des intervalles, crée
un espace et un temps filmiques, Vertov professait donc,
dès le début des années vingt, que le mouvement filmique,
composé de mouvements enregistrés, possédait son mouve¬
ment spécifique, différent des mouvements fragmentaires
utilisés pour sa création.
Pour lui les intervalles s'organisaient naturellement en
« phrases », mot pris dans son sens musical bien plus que
grammatical, et qui correspond à ce que nous appelons
aujourd'hui séquences.
23
S’il se réfère (au moins inconsciemment) a la musique.
Vertov refuse tout recours, pour l'art du film, à la littéra¬
ture traditionnelle, et surtout au roman.
Le Conseil des Trois enregistra ses discussions sous
forme de sténogrammes. Un de leurs fragments, publié
dans LE F (n" :\) et daté du 10 janvier 192îl r proclame :
Les films psychologiques, policiers, satiriques, de pay¬
sages, si on leur enlevait indifféremment toutes leurs
images pour ne laisser subsister que leurs sous-titres, on
obtiendrait alors le squelette littéraire du film .
Sur ce squelette littéraire nous pourrions placer d'autres
ciné-sujets, à notre goût réalistes, s y m batistes, expression¬
nistes, etc . sans que la situation des choses s'en trouve
pour cela modifiée.
Telle est la recette : squelette littéraire plus ciné-
illustration.
C'est ainsi que sont fabriqués presque sans exception
fous 7ios films et ceux de Vétranger.,.
Le jugement est sévère, mais juste pour les premières
mises en scène soviétiques (1919-1922). Le merveilleux épa¬
nouissement paraît encore très éloigné, que vont détermi¬
ner en 1925, les pionniers de l'art du film : Vertov. Koule-
chov. Eisenstein. La production des studios, peu abondante,
est l'œuvre de réalisateurs formés et déformés par le ciné¬
ma commercial tzariste. Ils en sont lestés au pire cinéma
illustratif, ils plaquent leurs images sur des « squelettes
littéraires » fournis par de médiocres scénaristes, imitant
en cela les importations occidentales des Nepmans.
Chez Vertov. la notion de squelette littéraire est impor¬
tante. Le réalisateur refuse résolument tout emprunt au
théâtre ou au roman. Il refuse meme le scénario, entendu
au sens d'une histoire racontée en reprenant les méthodes
des romanciers du xix° siècle.
Vers 1920-1925 les chercheurs d’avant-garde en U.R.S.S.
comme en France considèrent souvent le roman comme
une forme périmée, appartenant à un siècle et à une
société bourgeoise désormais révolue ou stérile. Ils condam¬
nent avec plus de vigueur encore les adaptations à l'écran
des romans ou des pièces. Ils proclament hautement que
le cinéma doit être un art autonome.
La condamnation de ce cinéma traditionnel est reprise
avec plus de force encore dans L'appel du 20 janvier 192'd
aux c bien s tes du Conseil des Trois ;
Cinq années d'événements tragiques sont entrées dans
votre sang et en sont sortis sans laisser aucune trace.
Les tableaux artistiques d’avant la révolution restent sus¬
pendus à l’intérieur de vous avec les icônes, et c'est vers ces
icônes que vont toutes vos divines entrailles.
L'étranger vous éblouit en expédiant dans la Russie,
nouvelle les reliques du Ciné-drame assaisonnées à une
bonne sauce technique.
Le printemps approche. On attend ce qu'aura été le
travail des Ciné-fabriques. Le Conseil des Trois attend, avec
un évident regret de cojinnitre la façon dont les réalisa¬
teurs auront accommodé les œuvres littéraires dans leurs
nouvelles mises en sccne.
Déjà flottent dans l'air les mises en scène théâtrales, les
drames, les poèmes. En Ukraine comme a Moscou on
recommence a tourner des films en suivant tontes les
domines de l'impuissance. Les vestiges d’une forte tech¬
nique, oubliée pendant le temps où l'on ne travaillait pas,
et la capacité de la pensée active, orientent le cinéma vers
le drame psychologique en six parties. C'est-à-dire qu'ils
l’orientent vers le derrière. De telles tentatives sont vouées
à T échec.
L'organisme du cinéma est infecté par le poison de la
routine. Nous exigeons que nous soit donnée la possibilité
W tint reprendre des expériences sur un organisme moribond,
afin de trouver un antidote. Nous suggérons à ceux qui
n'y croient i>as de se laisser coiivaincre. Nous sommes prêts
à essayer notre antidote sur les cobayes des Ciné-études.
Ces Ciné-études, Dziga Vertov les avait entreprises de¬
puis le printemps 1922 avec la publication de la première
Kino Pravda, dont 12 numéros furent édités en 1922. Il
s'agissait d'une œuvre collective du Conseil des Trois.
Svilova étant assistante et Mikhaïl Kaufman le [dus sou¬
vent l’opérateur... (...)
kinopravda n° 9
Dans le domaine de la pratique, la production des • Kinopravda •
(ou « Kino Pravda ») se poursuit au cours des années 1922. 1923 et
1924 De l’analyse des numéros conservés de ce ciné-journal (déjà
entreprise par Sadoul dans le numéro 144 des - Cahiers •). retenons
celle du troisième sujet de la - Kinopravda • n° 9 (25 août 1922),
qui peut apparaitre comme une étape entre Je culte futuriste de la
machine et le cinéma se regardant en tant qu’instrument de produc¬
tion, dans le dernier film muet de Vertov, « L'Homme à la caméra
(Les deux premiers sujets de Ja « Kinopravda » n° 9 sont consacrés
au congrès des prêtres orthodoxes à Moscou et aux courses à
l'hippodrome de Moscou, le 25 août.)
Le troisième sujet de la Kino Pravda n f ' 9 est consacré
au premier cinéma mobile inauguré en U.R.S.S. Ce moyen
de propagation du film avait été préconisé avec enthou¬
siasme par Vertov (qui lui consacra plusieurs rapports).
Il s’agit d’un appareil promené dans une archaïque voiture
à cheval, en même temps qu’un groupe électrogène à
pétrole. Cette réalisation dont s’enorgueillit en 1922 la
jeune U.R.S.S. nous paraît maintenant venir d’un autre
siècle que le nôtre, tant elle est primitive.
Vertov. lui, s’émerveille. Il montre comment on charge
et l’on décharge l’appareil. En huit minutes tout est prêt ,
proclame fièrement un sous-titre. Le montage, très mor¬
celé, n’insistera pas beaucoup sur la charrette et sur les
hommes. Avec des éléments mécaniques en action et vus
en gros pla n. le réalisateur crée une véritable « marche
des machines » où l’on retrouve tout l’enthousiasme futu¬
riste pour la vie moderne, les moteurs, l’électricité, les
avions, les automobiles, etc.
On retrouvait l'influence directe de Marinetti et de scs
premiers manifestes appelant un règne mécanique rempla¬
çant le règne animai (ou humain) dans ces passages du
manifeste de 1919-1922 publié par Vertov dans le Kinophot:
Le « psychologique » empêche Vhomme d'être exact com¬
me un chronomètre, il entrave son ambition de s’apparen¬
ter aux machines. Chez nous, il n'y a pas de raison pour
que l'art du mouvement 7ie consacre pas toute son attention
à Vhomme futur et non pas à l'homme actuel.
H est honteux que, contrairement aux machines, les hom¬
mes ne sachent pas se conduire. Mais que faire, si le
comportement impeccable de Vélectricité nous touche plus
que le désordre des gens actifs ou l'oisiveté pédante des
gc 7 is passifs (...)
Nous excluons momentanément l'homme comme objet d'un
ciné-touniagc, parce qu'il est. incapable de diriger ses pro¬
pres m o u v c m en tx.
Notre voie c'est de partir du soi-disant citoyen pour
parvenir à l'homme électrique accompli, par la voie de la
poés ie de s m ne h in es.
Mettre à jour l'âme des machines, faire aimer la machine
par l'ouvrier, faire aimer le tracteur par le paysan, faire
aimer la locomotive par le mécanicien : nous apportons
ainsi une joie créatrice dans tout travail mécanique .
A ; o?(S apparentons les hommes aux machines.
Nous formons des hommes nouveaux.
Des hommes nouveaux libérés de la saleté et de la mala¬
dresse, aux mouvements précis et allègres, qui deviendront
alors un objet digne d'un ciné-tournage.
Nous allons, la tête haute, vers la prise de conscience du
rythme des 'machines, de l'extase du travail mécanique,
vci's une assimilation de la splendeur épanouie des réac¬
tions chimiques. Nous chantons le bouleversement de la
terre. N (ms composons des ciné-pocmcs avec le flamboie¬
ment des usines électriques . Nous transposons le mouve¬
ment des comètes et des météores, l'éblouissant, faisceau
des projecteurs sidéraux.
Dans un pays qui sort à peine de la guerre civile, où
les machines sont rares et la majorité des hommes encore
étrangers à toute technique moderne, Vertov appelle donc
aux noces de l’homme et de la machine, et par là dépasse
les anciennes vues de Marinetti... Georges SADOUL.
24
Maïakovski, Vertov
par Bernard Eisenschitz
Dziga Vertov aborde le cinéma avec la Révolution d’Oc-
tobre. Au printemps 1918, il se met à la disposition du
Kino-Komitet de Moscou, et prend la direction des pre¬
mières actualités cinématographiques du gouvernement des
Soviets. Dès lors, toute sa vie est consacrée à édifier une
cinématographie communiste.
Mais Vertov, né d’une famille d’intellectuels, restera
toujours marqué par ses expériences futuristes de jeu¬
nesse, sans qu’il y ait contradiction avec son engagement
politique. Son biographe N.P. Abramov ne parvient à
trouver, dans tous ses écrits, qu’un seul texte manuscrit,
ressemblant à une critique des « excès de jeunesse ». En
effet, ceux-ci sont inséparables pour lui de sa participation
à la révolution.
« ... Invention de romans fantastiques, d'essais, de poè¬
mes, d* épigrammes, et satires en vers .
« Puis, dès Vadolescence, cela s'est transformé en une
passion pour le montage de stênogrammes . En intérêt pour
la possibilité d'une transcription du son documentaire . En
expériences de transcription par mots et par lettres du
bruit d'une chute d'eau, d'une scierie, etc . Dans mon « la¬
boratoire auditif », je créais des compositions documen¬
taires et des mots-montages musico-littéraircs.
<r Ensuite — au printemps 1918 — embrayage sur le
cinéma. Commence à travailler au jouimal « Kino-Nédé-
lia ». Méditations sur l'œil armé, sur le rôle de la caméra
dans l'exploration de la vie... » (21)
La comparaison entre la recherche de Maïakovski et de
Vertov, et les surabondants manifestes de Marinetti (voir
ce numéro, p. 19) indique le domaine formel que l’option
révolutionnaire a ouvert aux Futuristes russes. Publiant
en 1916 un manifeste sur * La Cinématographie futuris¬
te », Marinetti donne la mesure d’un certain nombre d'in¬
tuitions que la débilité de sa phraséologie, et de son idéo¬
logie, préfascistes, maintiennent au niveau le plus élé¬
mentaire (*) :
« A première vue, le cinématographe peut déjà sembler
futuriste, c'est-à-dire dépourvu de passé et libre de tradi¬
tions. (...)
a. Le cinématographe crée la symphonie polyexpressive.
« Nos films seront :
1. des analogies cinéma tograpkiées.
2. Des poèmes, des discours et des poésies cinématogra¬
phies.
3. Simultanéité et compénétration de temps et de lieux
divers cinématographiés. (...)
7. Drames d'objets cinématographiés . (...)
10. Reconstructions irréelles du corps humain cinémato-
graphiées. (...)
« Décomposons et recontposons ainsi l'Univers scion nos
merveilleux caprices, pour centupler la puissance du génie
créateur italien et sa domination absolue sur le monde. »
Pour les Futuristes russes, au contraire, le culte du nou¬
veau, de la machine, s’immerge dans une réalité évoluant
à toute vitesse : celle de la Russie des Soviets comme pays
industriellement en retard, de l'électrification, du surgis¬
sement des barrages, des usines, etc.
Mais aussi, la période du communisme militaire a eu un
seul type de production cinématographique en rupture avec
la tradition — pour des raisons économiques (manque de
pellicule) et politiques (besoin d'une large diffusion pro¬
pagandiste) : celle d' « agit-films », de films sur la guerre,
de films de vulgarisation scientifique, comme la série sur
l’extraction de la tourbe suscitée par Lénine. A la meme
époque, Maïakovski dessine des affiches contre l’alcoolisme
ou pour l'Agence Télégraphique Russe. Le documentaire
est la première forme de cinéma soviétique, puisque jusqu’à
la nationalisation du cinéma, le 27 août 1919 (voir décret
dans ce numéro, page 30), les anciennes firmes de produc¬
tion continuent d'exercer leur activité et de produire des
films traditionnels, en général tirés des classiques de la
littérature nationale. En juin, 1918, le Kino-Komitet de
Moscou commence bien à produire des films avec acteurs,
mais aucun n’a laissé de souvenir marquant. Tous les jeu¬
nes cinéastes et techniciens qui adhèrent à la Révolution sc
dirigent donc vers le documentaire.
Sadoul (19) insiste sur le fait que la notion de « La Vie
à L’Improviste », apparue seulement en 1924 dans les écrits
de Vertov et peut-être due à son frère, Mikhaïl Kaufman,
est loin de tenir la première place dans ses conceptions
théoriques. De même, Kino-Pravda n’est pas un mot d’ordre,
mais le titre d’un magazine filmé. Ce n’est que dans un
texte de 1940 que Sadoul trouve dans un de ses écrits le
mot « vérité » assumé dans un sens programmatique.
En 1913, Maïakovski attaque Stanislavski en ces termes :
« IL imite en tout servilement la nature . (...) Il choisit
surtout des pièces d'un caractère quotidien et s'efforce de
porter directement à la scène un morceau de rue sans le
moindre embellissement . »
Le 20 janvier 1923, le « Soviet Troïkh » (Conseil des
trois, composé de Vertov, de sa femme Elizaveta Svilova
et de Mikhaïl Kaufman) lance un appel similaire :
« Les « tableaux artistiques » d'avant la Révolution sont
suspendus en vous comme des icônes, et c’est vers ces
icônes que vont toutes vos divines entrailles. (...) Déjà flot¬
tent dans Vair les mises en scène théâtrales, les drames, les
poésies en vers. En Ukraine comme à Moscou, on com¬
mence à réaliser des films suivant toutes les données de
l'impuissance . »
A l'extrême opposé de la pratique de Vertov, Meyerhold,
lui aussi, s’oppose fondamentalement à l’art naturaliste.
Fevralski affirme (58) que Vertov avait beaucoup d’admi¬
ration pour lui. Si c’est exact, au-delà des divergences, on
peut penser que Vertov avait reconnu dans le « théâtre
théâtral » une volonté proche de la sienne, de prélever la
plupart de ses éléments dans le réel sans mimer celui-ci,
mais en les disloquant, les décomposant et les recomposant
dans une construction rigoureuse : en les transfonnant.
C'est dans la collaboration de Meyerhold avec Maïakovski
pour le « Mystère-Bouffe » (deuxième version en 1920) que
ces traits sont le plus évidents :
« Il importe peu — aux antres théâtres — de faire du
théâtre ; — pour eux — la scène est un trou de serrure.
— tiens-toi tranquille — et regarde — tout droit ou de
travers — une petite tranche — de la vie d'autrui. (...)
Nous aussi — nous montrerons la vraie vie — mais trans¬
formée par le théâtre — en spectacle extraordinaire. »
A ce prologue du c Mystère-Bouffe » (13) répond le cri
de Vertov : « A bas les scénarios-fables bourgeois ! Vive
la vie telle quelle est ! » (1). Tout au long de L'Homme à
la caméra, pour cette raison même accusé de formalisme.
Vertov dénonce le naturalisme et le voyeurisme consubstan¬
tiels et inévitables dans le fragment filmé.
Le 14 novembre 1922, les vingt-cinq fondateurs du « pro¬
ductivisme » déclaraient : « Toute activité artistique
n'ayant pas pour but la production est superflue . » Vertov
partage cette idée d’un « proïzvodstvennoïe iskousstvo »,
révolutionnaire dans un pays industriellement arriéré, avec
la négation radicale du passé qu’elle implique — mais ce
deuxième terme reste secondaire et d’une utilité pri ment
polémique. Pour Vertov il s’agit bien de fabriquer les faits,
comme en témoigne un texte de 1926 (« La Fabrique des
faits », in 36), où il met dans le même sac « la « Fabrique
de l'acteur excentrique », la « Fabrique d'attractions »
27
d’Eisenstein, la fabrique des baisers et des colombes (et de
tels cinéastes ne sont pas encore morts ), la fabrique « de
la mort » (Le Minaret de la mort, La Baie de la mort, La
Tragédie de Tripoli, etc,) ».
Une des plus graves erreurs concernant Vertov est de
voir en lui un pionnier du documentaire, à partir de l’op¬
position systématique que lui-même, en liaison avec la revue
« Kino-Phot » d’Alexeï Gan (qui, paraissant à partir d’août
1922, publie « Nous » et, de Maïakovski, « Cinéma et ci¬
néma »), avec les constructivistes (Rodtchenko travaille
avec Vertov à partir de la treizième Kino-Pravda) et avec
LE F, manifestait à tout travail où il décelait les traces
d’une dramaturgie. LE F a donné naissance à un certain
nombre d’œuvres extrêmement élaborées basées sur le mon¬
tage de faits réels : les pièces de Tretiakov, le premier
roman de Tynianov, « Kioukhlia (Le Disgracié) » (1925).
La polémique entre Vertov et Eiscnstein en paraît aujour¬
d’hui d’autant plus surprenante, mais les attaques de
Maïakovski, Brik et Chklovski contre Octobre , n’ont pas
d’autre motivation. « LE F luttera pour un a rt-consiruct i on¬
de-la-vie ». lit-on dans le premier numéro de la revue (18;.
Et le manifeste publié dans le numéro 2 : « Ces soi-disant
metteurs en scène ! Quand arrêterez-vous , vous et les rats,
de vous occuper avec les accessoires de la scène ? Occupez-
vous de l'organisation de la vie réelle. » (70) Chklovski
remarque (« Esfir Choub », 1940. in 63), que LEF oppose
en fait montage et création, et fait l’éloge du film de mon¬
tage parce qu'il se sert du travail du passé.
Pour Maïakovski. le cinéma reste très longtemps l’enre¬
gistrement mécanique de ses expériences, plutôt qu’un ins¬
trument de connaissance autonome. Quelles que soient ses
protestations d'amour pour le nouveau moyen d’expression,
il conservera toujours une prédilection pour le documen¬
taire, et ce n’est pas lui qui fera l’application au cinéma
qu'appelait sa phrase : « Le théâtre n'est pas un miroir,
c'est un verre grossissant ». (63) En 1914, il avait parti¬
cipé comme acteur, avec Larionov et Gontcharova, au film
Drame au cabaret futuriste N° 13. qui n’était, semble-t-il,
qu’un canular. En 1918. ce sont ses trois films : Pas né
pour iargent, La Demoiselle et le voyou, et Enchaînée par
le film. Il est significatif que Maïakovski n’en soit que
scénariste et interprète, et qu’il laisse à d’autres (Nikander
Tourkine et Evguény Slavinsky) le soin de les réaliser et
d’en contrôler la photo (ce qui n’alla d’ailleurs pas sans
heurts : cf. « Préface au recueil de scénarios », in 41). Bien
que les films soient remplis de truquages,probablement ins¬
pirés de Mack Sennett et de Chaplin, leur travail de
caméra ne présente aucune recherche, et ils ne sont que
l’enregistrement — effectivement remarquable d’un point
de vue documentaire — de la performance de Maïakovski.
Il faut attendre « Comment allez-vous ? ». pour trouver
chez Maïakovski une interrogation sur le cinéma. Mais
même les questions qu’il se pose paraissent un peu dépas¬
sées pour 1927. Citons le début de l’essai « Au secours ! »,
dont l’anachronisme contraste avec la maîtrise (très proche
de l’esprit de L’Homme à la caméra) du scénario lui-même.
« J’ai écrit un scénario, « Comment allez-vous ? »
« Ce scénario était basé sur des principes. Avant de
l'écrire je me suis posé une série de questions.
« Première question : Pourquoi les films étrangers sont-
ils supérieurs aux nôtres . en général aussi bien que par
leur qualité artistique ?
« Réponse : Parce que le film étranger trouve et utilise
des moyens particuliers qui dérivent de la technique ciné¬
matographique, et ne peuvent sc trouver dans aucun autre
moyen d'expression (le train de Our Hospitality, la trans¬
formation de Chaplin en poulet dans The Gold Rush, les
lumières du train en mouvement dans A Woman of Paris).
« Deuxième questioii : Pourquoi faut-il défendre les ac¬
tualités contre le film joué ?
« Réponse : Parce que le film d'actualités montre des
choses et des faits réels .
« Troisième question : Pourquoi est-il impossible de
supporter une heure d'actualités ?
« Réponse : Parce que nos actualités sont des juxtaposi¬
tions au hasard de plans et d’événements. L'actualité doit
être organisée et doit s'organiser. Ce genre d’actualités, on
pourrait les supporter. Les journaux offrent cette sorte
d'organisation des événements, et on ne peut pas vivre sans
journaux. Rejeter une telle organisation n’est pas plus in¬
telligent que de proposer de fermer les « Izvestia » ou la
« Pravda ».
« Quatrième question : Pourquoi A Woman of Palis
est-il d’une beauté si aveuglante ?
« Réponse : Parce que, organisation de faits simples, il
atteint à la plus grande saturation émotionnelle.
« Le scénario « Comment allez-vous ? » était conçu
comme une réponse à ces questions sur le langage du ci¬
néma. » (41)
Vertov, au contraire, a posé depuis longtemps, dans les
termes du cinéma, les questions que Maïakovski débattait
dans le champ littéraire, et en premier lieu celle de l’acces¬
sibilité au spectateur. Une remarque sur Trois chants sur
Lénine répète presque littéralement certaines des protesta¬
tions de Maïakovski (« Il faut savoir organiser la compré¬
hension d’un livre », in 8) :
« J’ai réussi (dans une large -mesure) à rendre Trois
chants sur Lénine accessible, compréhensible aux millions
de spectateurs. Mais ce 7ic fut pas au prix du renoncement
au langage cinématographique. Pas au prix de chemins
découverts auparavant. » (65)
Dans les deux cas, ce sera le principal argument invoqué
contre eux par la bureaucratie ; dans les deux cas, la
réponse proposée est de classe.
« Si nous voulons réellement voir clair dans le problème
de l'action des films sur le spectateur, il nous faut tout
d'abord'• convenir de deux choses :
1 ) Quel spectateur ?
2) De quelle actioyi sur le spectateur s'agit-il ï
« Sur mi assidu des salles de cinéma , le drame d'art de
service doit agir comme le cigare ou la cigarette sur le
fumeur (...)
« Nous nous élevons contre la collusion du « -metteur en
scène-enchanteur » avec le public soumis à l'enchantement.
« Seule la conscience peut lutter contre les suggestions
'magiques de tout ordre. (...)
« Vive la conscience de classe !
« Vive le ciné-œil ! » (texte de juillet 1924, in 21).
A propos, de Maïakovski, Vertov cite longuement le texte
de Lénine sur la revue « Svoboda », opposant le didac¬
tisme de l’écrivain populaire et celui de l’écrivain vulgaire.
(11) Pour Vertov, Maïakovski < est le Kinoglaz ». et il
représente le modèle d’un art véritablement populaire. Après
le travail de recherche pour Trois chants sur Lénine, il
retrouve dans les chants populaires les rythmes de « Vla¬
dimir Ilitch Lénine » (1924).
Ce texte n’avait pour but que d’indiquer deux axes au¬
tour desquels une recherche serait à poursuivre. Maïakovski-
Vcrtov, un rapport faussement évident de filiation linéaire,
mais où les détours et ramifications sont en définitive
nombreux : n’est-ce pas dans l’autre sens qu’il faudrait
établir ce tracé, ou du moins n’y a-t-il pas eu à un certain
point retour de flamme ? (Voir par exemple comment Ver¬
tov passe du général « révolutionnaire » — les actualités
— au particulier « formaliste » — L’Homme à la caméra
et Maïakovski, inversement, du « Mystère-Bouffe » à
l’adhésion à la RA PP — mais on pourrait aussi bien prou¬
ver le contraire). Et, deuxièmement, de cerner eette oppo¬
sition mal définie du « réel » et de la « dramaturgie ».
qui a été le pivot de bien des conflits des années vingt,
dans et autour de LEF. Eisenstein y voyait un malen¬
tendu. un jeu de mots (en 1945, il est vrai). Toujours est-il
que cette dichotomie reflète une des premières tentatives
systématiques pour appliquer la théorie léniniste de la
connaissance, dans une optique de recherche analytique, au
domaine formel. — Bernard EISENSCHTTZ.
(*) F.T. Marinetti, « Teoria e invenzione futurista »,
Mondadori, Rome. 1968.
28
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ABrycm Zl AHH 1919 v .
DECRET DE NATIONALISATION DU CINEMA (27 AOUT Itll), SIGNE PAR LENINE.
Lénine :
De la culture prolétarienne
11 apparaît, à la lecture des Izvestia du 8 octobre,
que le camarade Lounatcharski a dit au congrès du
« Proletkult » exactement le contraire de ce dont nous
étions convenus hier avec lui.
Il est indispensable de préparer de toute urgence
un projet de résolution (du congrès du « Proletkult »),
de le faire approuver par le Comité central et de le
faire voter à cette session même du « Proletkult ».
Il faut le soumettre aujourd’hui même au nom du
Comité central, au Collège du Commissariat du Peu¬
ple à l’Instruction publique et au Congrès du « Pro-
letkult », car c’est aujourd’hui que ce congrès s'achève.
Projet de résolution :
i° Dans la République soviétique des ouvriers et
des paysans, tout l’enseignement, tant dans le domaine
de l’éducation politique en général que, plus spécia¬
lement, clans celui de l’art, doit être pénétré de
l'esprit de la lutte de classe du prolétariat pour la
réalisation victorieuse des objectifs de sa dictature,
c’est-à-dire pour le renversement de la bourgeoisie,
pour l’abolition des classes, pour la suppression de
toute exploitation de l’homme par l’homme.
2° C’est pourquoi le prolétariat, représenté tant par
son avant-garde, le Parti communiste, que par l’en¬
semble des diverses organisations prolétariennes en
général, doit prendre la part la plus active et la plus
importante dans tout le domaine de l’instruction pu¬
blique.
3° L’expérience de l’histoire moderne et, en particu¬
lier, celle de plus d’un demi-siècle de lutte révolu¬
tionnaire du prolétariat de tous les pays du monde,
depuis la parution du Manifeste Communiste, prouve
indiscutablement que la conception marxiste du monde
est la seule expression juste des intérêts, îles vues et
de la culture du prolétariat révolutionnaire.
4° Le marxisme a acquis une importance historique
en tant qu’idéologie du prolétariat révolutionnaire du
fait que, loin de rejeter les plus grandes conquêtes
de l’époque bourgeoise, il a — bien au contraire —
assimilé et repensé tout ce qu’il y avait de précieux
dans la pensée et la culture humaines plus de deux
fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base
et dans ce sens, animé par l’expérience de la dictature
du prolétariat, qui est l’étape ultime de sa lutte contre
toute exploitation, peut être considéré comme le déve¬
loppement d’une culture vraiment prolétarienne.
5° S’en tenant rigoureusement à cette position de
principe, le Congrès du <c Proletkult » de Russie re¬
jette résolument, comme fausse sur le plan théorique
et nuisible sur le plan pratique, toute tentative d’in¬
venter une culture particulière, de s’enfermer dans ses
organisations spécialisées, de délimiter les champs
d’action du Commissariat du Peuple à T Instruction
publique et du « Proletkult » ou d’établir « l’autono¬
mie » du « Proletkult » au sein des institutions du
Commissariat du Peuple à l’Instruction publique, etc.
Bien au contraire, le Congrès fait un devoir absolu
à toutes les organisations du « Proletkult » de se
considérer entièrement comme des organismes auxi¬
liaires du réseau d’institutions du Commissariat du
Peuple à l’Instruction publique et d’accomplir, sous la
direction générale du pouvoir des Soviets (et plus
spécialement du Commissariat du Peuple à l’Instruc¬
tion publique) et du Parti communiste de Russie, leurs
tâches, en tant que partie des tâches inhérentes à la
dictature du prolétariat.
* * *
Le camarade Lounatcharski dit que sa pensée a été
déformée. Cette résolution en est d’autant plus néces-
saire.
Rédigé le- 8 octobre 1920.
Publié pour la première fois en 1926 dans la revue
« Krasnàia Novi » n° 3.
Brouillon de la résolution
SUR LA CULTURE PROLÉTARIENNE :
1. Pas des idées particulières, mais le marxisme.
2. Pas l’invention d’une nouvelle culture proléta¬
rienne, mais le développement des meilleurs modèles,
traditions, résultats de la culture existante du point de
vue de la conception marxiste du monde, des condi¬
tions de vie et de lutte du prolétariat à l'époque de
sa dictature.
3. Pas en dehors du Commissariat du Peuple à
l’Instruction, mais comme partie intégrante de ce der¬
nier, car le P.C.R. + le Commissariat du Peuple à
l’Instruction publique = F* du Proletkult.
4. Liaison étroite et cosubordination du Proletkult
et du Commissariat du Peuple à l’Instruction publique.
5. Se garder de... (1 )
Rédigé le 9 octobre 1920.
Publié pour la première fois en 1945 dans le Recueil
Lénine XXXP\
1) Le manuscrit s’interrompt sur ces mots. (N,R.)
(Textes tirés de « Culture et Révolution culturelle »,
Editions du Progrès, Moscou 1966. Le « Projet de
résolution » se trouve également dans « Lénine :
Œuvres Complètes », Paris-Moscou, Tome XXXI,
p - 327-328, et le « Brouillon de la résolution » dans
« Lénine : Œuvres », 4 e Edition russe, T orne 42,
/>■ 1 77 -)
31
S. M. Eisenstein :
Sur la question d’une approche
matérialiste de la forme
L'accueil chaleureux et unanime fait à La Grève par
la presse et la nature même des jugements exprimés
par celle-ci nous autorisent à considérer La Grève
non seulement comme une victoire révolutionnaire en
soi, mais aussi comme une victoire idéologique dans
le domaine de la forme. Ceci est particulièrement
significatif en un moment comme celui-ci, où Ton est
prêt à persécuter fanatiquement tout travail dans le
domaine de la forme, en l’accusant de - formalisme »
et en lui préférant... le totalement informe. Avec La
Grève, au contraire, nous avons le premier exemple
d’art révolutionnaire où la forme se montre plus révo¬
lutionnaire que le contenu.
Et la nouveauté révolutionnaire de La Grève ne ré¬
sulte absolument pas de ce que son contenu — le
mouvement révolutionnaire — a été historiquement un
phénomène de masse, et non pas individuel — c'est
tout cela, dit-on, absence d'intrigue, de protagonistes,
etc., qui caractérise La Grève comme « premier film
prolétarien » —, mais au contraire de ce que le film
propose un processus formel bien déterminé pour af¬
fronter îa découverte d'une immense quantité de ma¬
tériel historico-révolutionnaire dans son ensemble.
Le matériel historico-révolutionnaire, c’est-à-dire le
passé * productif » de la réalité révolutionnaire con¬
temporaine, a été pris en examen, pour la première
fois, sous un angle visuel correct : ses moments ca¬
ractéristiques ont été examinés comme autant de pha¬
ses d’un processus unique du point de vue de leur
nature « productive Découvrir la logique productive
et exposer une technique des méthodes d’une lutte
entendue comme processus * vital » et variable, qui
ne connaît pas de normes inviolables en dehors de
l’objectif final, méthodes qui sont modifiées et façon¬
nées à chaque moment donné, selon les conditions et
les rapports de force existant à chaque phase donnée
de la lutte, montrant cette dernière dans toute son
immense richesse de vie : telle est l'exigence formelle
énoncée par moi devant le Proletkult au stade de la
détermination du contenu des sept parties du cycle
Vers la Dictature.
Il est évident que la spécificité du caractère même
(de masse) de ce mouvement ne joue encore aucun
rôle dans la construction du principe logique formulé,
et qu’elle ne l’a pas déterminé. La forme de l'élabo¬
ration du contenu en fonction du sujet — dans notre
33
cas le procédé, appliqué pour la première fois, de
montage du scénario (c’est-à-dire le fait de construire
le scénario non pas sur la base de quelques lois
dramatiques universellement reconnues comme vala¬
bles, mais en exposant le contenu à travers des pro¬
cédés qui déterminent la construction du montage en
tant que tel, par exemple dès l'organisation du matériel
d’actualités) (1), et le choix juste lui-même de l'angle
visuel par rapport au matériel — se sont avérés être
dans notre cas une conséquence de la compréhension
formelle fondamentale du matériel proposé, c’est-à-dire
de I’ « artifice » fondamental, formellement novateur,
que la mise en scène apporte à la construction du
film, artifice qui a été déterminé (historiquement) en
premier.
En affirmant une nouvelle forme de cinéma comme
conséquence d'un nouveau type de mandat social
(pauvrement formulé : la « clandestinité »), la mise
en scène de La Grève a parcouru la voie propre à
toute affirmation révolutionnaire du nouveau dans le
domaine artistique — c’est-à-dire la voie qui mène à
intégrer dialectiquement, dans une série de matériaux,
des méthodes d’élaboration qui ne sont pas propres
à cette série mais appartiennent à une série différente,
voisine ou opposée. C'est ainsi que le « révolution-
nement * esthétique des formes théâtrales qui ont
alterné sous nos yeux au cours des 25 dernières
années a vu l’intégration des caractéristiques exté¬
rieures des arts * voisins » (dictatures successives :
de la littérature, de la peinture, de la musique et des
théâtres exotiques à l’époque du théâtre convention¬
nel ; du cirque, des truquages cinématographiques de
caractère extérieur et d’autres choses encore, par la
suite). Il s’est ainsi produit la fécondation d'une série
de faits esthétiques à partir d’une autre série (à l'ex¬
ception peut-être du rôle qu’ont eu le cirque et le
sport dans l’œuvre de renouvellement de l’art de l'ac¬
teur). Le caractère révolutionnaire de La Grève est
dû au fait que le film tire son principe novateur non
pas de la série des « phénomènes artistiques », mais
de celle des phénomènes immédiatement utilitaires —
en particulier, le principe structural consistant à pré¬
senter dans le film les processus de production —
choix important dans la mesure où il dépasse les limi¬
tes de la sphère esthétique (chose en soi assez logi¬
que dans mes travaux, toujours et en tout cas orientés,
dans leurs principes, non vers l’esthétique mais vers
le « hache-viande »), mais encore plus important dans
la mesure où, du point de vue matérialiste , c’est jus¬
tement cette sphère qui a été sondée, dont les prin¬
cipes sont les seuls à pouvoir déterminer l'idéologie
des formes d'un art révolutionnaire, de même qu'ils
ont aussi déterminé l’idéologie révolutionnaire en géné¬
ral, c'est-à-dire l'industrie lourde, la production en
usine et les formes du processus productif.
En parlant de la forme de La Grève, seules des
personnes très ignares peuvent commenter les - con¬
tradictions entre les exigences idéologiques et les
déviations formelles du metteur en scène » ; il est
temps que certains comprennent que la forme est
déterminée à un niveau très profond et non pas à
travers quelque petit « truc » superficiel plus ou moins
heureux.
On peut et on doit ici parler désormais non pas
d’un « révolutionnement » des formes — dans notre
cas, cinématographiques — puisqu’il s’agit d’une expres¬
sion dépourvue de sens commun du point de vue
productif — mais d’un cas de forme cinématographique
révolutionnaire dans un sens général, parce qu’elle
n'est en rien le résultat de * recherches » charlata-
nesques, mais plutôt une ■ synthèse d’une bonne maî¬
trise de la forme avec notre contenu » (comme l'a
écrit Pletnev dans le « Nouveau Spectateur »). La
forme révolutionnaire est le produit de méthodes tech¬
niques justes, qui aboutissent à la concrétisation d'une
nouvelle vision et d'une nouvelle approche des choses
et des phénomènes — la nouvelle idéologie de classe,
qui est l’authentique rénovatrice non seulement de la
signification sociale, mais aussi de la nature matérielle
et technique du cinéma, qui se manifeste dans ce qui
est appelé « notre contenu ». La locomotive a été le
fruit non d'un « révolutionnement - des formes d’une
vieille voiture, mais du calcul technique exact des pos¬
sibilités pratiques d’une nouvelle et non d’une ancienne
forme d'énergie : la vapeur. Ce n’est pas une « recher¬
che » de formes, correspondant à un contenu nouveau,
mais la compréhension logique de toutes les phases de
la production technique d'une œuvre d’art correspondant
à une - nouvelle forme d’énergie » — l'idéologie do¬
minante — qui donnera cette forme d’art révolution¬
naire qu’encore aujourd’hui on veut • deviner » de ma¬
nière spiritualiste.
Ainsi le principe d’approche que j'ai exposé et l'an¬
gle visuel que j’ai choisi pour l'emploi cinématogra¬
phique du matériel historico-révolutionnaire s’est avéré
correct du point de vue matérialiste, et a été reconnu
comme tel par la « Pravda » par la voix — comme
on pouvait s’y attendre — d’un communiste (2), lequel
va jusqu'à définir mon approche (formelle !) comme
« bolchévique », mais, bien sûr, pas par les critiques
cinématographiques professionnels (qui ne voient pas
plus loin que le bout de leur nez, c’est-à-dire, dans ce
cas, que mon « excentrisme »). Il a été reconnu comme
tel en dépit de la faiblesse du film sur le plan program¬
matique et sur celui du sujet — c’est-à-dire en dépit
de l’absence de matériel illustrant de manière exhaus¬
tive la technique de l’action clandestine des Bolché-
viks et les prémisses économiques de la grève, ce qui,
assurément, constitue un grave défaut du contenu sur
le plan du sujet et de l'idéologie, bien que dans ce cas
tout cela soit considéré seulement comme « exposition
non complète du processus de production » (c’est-à-
dire du processus de la lutte). Mon principe a déter¬
miné des raffinements superflus dans une forme en
soi simple et rigoureuse.
L'esprit de masse — /e second truc de mise en
scène conscient — comme on voit par ce qui pré¬
cède, n'est pas du tout indispensable sur le plan logi¬
que : en effet, des sept parties de Vers la Dictature,
deux seulement sont sans protagoniste — celles de
masse. Et ce n’est pas par hasard que La Grève —
une de ces deux et la cinquième de ia série — a été
choisie en premier. Le matériel de masse est proposé
comme le plus apte par son relief à confirmer le prin¬
cipe idéologique déjà mentionné d'approche de la
forme en vue d’un résultat déterminé, et en tant qu 'élé¬
ment complémentaire à l'opposition dialectique de ce
principe par rapport au matériel fictionnel individuel
propre au cinéma bourgeois. Le matériel « de masse »
a été choisi de manière consciente également sur le
plan formel, créant une antithèse logique à l’Occident
bourgeois, avec lequel nous n’entendons aucunement
nous mesurer, mais auquel nous nous opposons.
L’ « esprit de masse » produit une intensification
34
extrême de l’emprise émotive sur le public, ce qui est
pour l’art en général, et pour l’art révolutionnaire en-
core plus — décisif.
Cette analyse cynique de l'édification de La Grève,
analyse qui peut-être déprécie quelque peu les belles
paroles sur le caractère « spontané » ou « collectif »
de sa « création », donne cependant au film, en échan¬
ge de ce quelle lui enlève, une base bien plus sé¬
rieuse et concrète, et confirme qu'une conception de
la forme fondée sur des bases authentiquement mar¬
xistes amène à des résultats idéologiquement valables
et socialement nécessaires.
Tout ceci nous autorise à attribuer à La Grève le
nom qui pour nous indique habituellement tout tournant
révolutionnaire dans le domaine de l’art : Octobre.
La Grève est l’Octobre du cinéma.
Un Octobre qui a même eu son Février : qu'est-ce
qu’en effet que l'œuvre de Vertov, sinon le « renver¬
sement de l'autocratie » du cinéma d'art, et... rien de
plus? Ce discours s’applique uniquement à mon unique
prédécesseur, la Kinopravda. Par contre, le Kinoglaz,
sorti quand le tournage et une partie du montage de
La Grève étaient déjà terminés, n'a pas pu exercer
d’influence — et d’ailleurs n'aurait pu en aucun cas
exercer d'influence, en ceci que le Kinoglaz est une
reductio ad absurdum de méthodes techniques valables
pour les actualités — en dépit des prétentions de Ver¬
tov, pour qui ses méthodes auraient été suffisantes à
créer un cinéma nouveau. En pratique, il s'agit seule¬
ment d'un acte de négation d'un aspect partiel de la
cinématographie, filmé avec une - caméra emballée ».
Sans nier l’existence d’un rapport génétique partiel
avec la Kinopravda (les mitrailleuses ont tiré aussi bien
en février qu’en octobre, mais il faut voir contre qui !)
— d’ailleurs celle-ci, comme La Grève, dérive des
actualités de la production —, je n'en estime que plus
nécessaire de souligner une différence radicale de prin¬
cipe, à savoir la diversité des méthodes entre les deux
œuvres. La Grève ne « développe » pas les « métho¬
des de la Kinopravda » (Khersonsky) et n’est pas « une
tentative de greffe de certaines méthodes de construc¬
tion de la Kinopravda dans le cinéma d’art » (Vertov).
Et si on peut trouver, dans la forme extérieure, une
certaine ressemblance, dans sa partie la plus essen¬
tielle par contre — dans la méthode formelle de cons¬
truction — La Grève s'avère être l'exact opposé du
Kinoglaz.
Dire avant tout que La Grève ne prétend pas sortir
de l'art, et que là est sa force.
Telle que nous la concevons, l'œuvre d'art (du
moins dans les limites des deux genres dans lesquels
je travaille, le théâtre et le cinéma) est avant tout un
tracteur, qui laboure à fond le psychisme du specta¬
teur, dans une orientation de classe donnée.
Les productions des Kinoks ne possèdent pas une
semblable propriété ni une semblable orientation, et je
pense que cela est la conséquence de cette belle trou¬
vaille — pas trop en harmonie avec l’époque où nous
vivons — de leurs auteurs : nier l'art au lieu d’en
comprendre, sinon l'essence matérialiste, du moins ce
qui en est la va/idïté, toujours matérialiste, sur le plan
utilitaire.
Une telle légèreté met les Kinoks dans une position
assez ridicule en ceci que, si on analyse leur travail
du point de vue de la forme, on est contraint de recon¬
naître que leurs œuvres appartiennent sans aucun
doute à l'art, mais seulement à l'une de ses expres¬
sions idéologiquement les moins valides : l'impression¬
nisme primitif.
A travers le montage, opéré sans calculer les effets,
de fragments de vie authentique (de tonalités authen¬
tiques, diraient les impressionnistes), Vertov a tissé la
trame d'un tableau pointilliste .
Certes, parmi tous les types de peinture de chevalet,
celle-ci est sans aucun doute la plus «divertissante»,
et puis quant aux thèmes, elle est au moins aussi
« révolutionnaire »... que l’AKhRR, qui s'enorgueillit de
ses « peredvijniki » (3). Aussi le succès sourit aux
Kinopravda, éternellement actuelles, c’est-à-dire effica¬
ces en vertu de leurs thèmes, et ne sourit pas au Glaz,
moins heureux justement dans le choix des thèmes, et
par conséquent, en dehors des moments les plus ingé¬
nument propagandistes (c'est-à-dire la plupart du
temps), s'effondrant à cause de son impuissance for¬
melle à exercer une influence.
Vertov prend du monde qui l'entoure ce qui l'impres¬
sionne, lui, et non ce par quoi, en impressionnant le
spectateur, il labourera à fond son psychisme.
En quoi consiste pratiquement la différence entre nos
approches, on peut le voir plus encore en évidence là
où une partie, pas très grande, du matériel de La
Grève, coïncide avec celui du Glaz, ce que Vertov
considère pratiquement comme un plagiat (comme si
dans La Grève le matériel était trop rare et qu’on coure
le prendre dans le Kinoglaz I) et particulièrement dans
la scène du massacre, qui dans le Kinoglaz est sténo¬
graphiée, tandis que dans La Grève elle est sanguinai-
rement impressionnante . (C’est justement cette extrême
virulence des impressions suscitées par La Grève ,
« sans gants blancs », qui a valu au film cinquante
pour cent de ses ennemis).
En bon impressionniste, le Kinoglaz, son gentil petit
bloc-notes à la main (!), court derrière les choses telles
qu'elles sont, sans se déchaîner dans un élan rebelle
contre l'inévitable staticité de leur rapport de causalité,
sans le dépasser au nom d’un motif impérieux d'organi¬
sation sociale, mais au contraire en se soumettant à la
pression « cosmique » de ce rapport . En fixant la dyna-
micité extérieure de ce dernier, Vertov dissimule ainsi
le caractère statique du panthéisme (qui, en politique,
est la position qui caractérise l’opportunisme et le men-
chévisme) sous la dynamique, à travers les procédés
de l’a-logique (ici purement esthétisante : l’hiver-été
dans la Kinopravda n° 19), ou simplement à travers
celui de la brièveté des morceaux de montage, et il la
reproduit docilement, morceau par morceau, dans l’im¬
passible plénitude de son équilibre (4).
Au contraire, La Grève arrache des fragments du mi¬
lieu ambiant, selon un calcul conscient et volontaire,
préconçu pour conquérir le spectateur, après avoir
déchaîné sur lui ces fragments en une confrontation
appropriée, en l’associant de manière appropriée au
motif idéal final.
Ce qui ne signifie en rien que je ne me prépare pas
à éliminer de mes prochains travaux ces résidus d’élé¬
ments théâtraux, qui ne se concilient pas organique¬
ment avec le cinéma, ni peut-être avec l’apogée même
du calcul volontaire : la « réalisation », parce que la
chose la plus importante, la mise en scène, orga¬
nisation du spectateur par un matériel organisé — dans
ce cas, celui du cinéma — est rendue possible par
une organisation pas seulement matérielle des phéno¬
mènes effectivement filmés, mais aussi optique — à
travers la prise de vues. Et si au théâtre le metteur en
scène, par l’interprétation, transforme la dynamique po¬
is
tentielle (statique) du dramaturge, de l’acteur, etc., en
une construction socialement opérante, au cinéma, au
contraire, l’interprétant par le choix qu’il accomplit, il
transforme par le montage la réalité et les phénomènes
réels, dans le cadre de la même orientation. Celle-ci
reste toujours m/se en scène, et n’a rien de commun
avec l’impassible figurativisme des Kinoks, c'est-à-dire
avec le système de fixer les phénomènes, qui réussit
tout au plus à fixer l’attention du spectateur, et rien de
plus (5).
Le Kinoglaz n’est pas seulement le symbole d’une
v/s/on, mais aussi d’une contemplation. Mais nous ne
devons pas contempler, mais agir.
Il ne nous faut pas un « Ciné-œil », mais un * Ciné-
poing ».
Le cinéma soviétique doit fendre les crânes ! Et ce
n’est pas « par le regard réuni de millions d’yeux que
nous lutterons contre le monde bourgeois - (Vertov) —
ils nous planteront tout de suite des millions de lam¬
pions sous ces millions d yeux I
Fendre les crânes avec un ciné-poing, y pénétrer
jusqu a la victoire finale, et maintenant, devant la me¬
nace de contamination de la révolution par l’esprit
- quotidien * et petit-bourgeois, fendre, plus que jamais!
Vive le ciné-poing ! —* S.M. EISENSTEIN (1925).
(1) A ce propos, il est intéressant de remarquer que,
la narration étant exposée à travers la technique même
de La Grève et des autres parties de Vers la Dicta¬
ture, le moment du scénario proprement dit manque,
et il se produit un saut du thème à la feuille de mon¬
tage, chose parfaitement logique du point de vue du
montage même (note de S.M.E.).
(2) Le 14 mars 1925, dans la « Pravda », on trouvait
une critique de Mikhaïl Koltsov, où il appelait le film
« la première production révolutionnaire de notre
cinéma ». Il écrivait : « le film, plus encore dans sa
construction artistique interne, que dans son projet et
son sujet, est pénétré d’un « sentiment du monde »
révolutionnaire, et transmet révolutionnairement cette
perception du monde. » Le critique notait comme
importante dans le film, « l’approche matérialiste et
révolutionnaire, voire bolchévique, de fa dynamique de
la vie quotidienne des travailleurs ». Il estimait en
conclusion, et prophétiquement, que le film était « une
victoire significative et prometteuse du cinéma sovié¬
tique ». A la différence de l’appréciation presque unani¬
mement favorable de La Grève par la presse, quelques
critiques de cinéma professionnels s’efforcèrent d’y
voir un développement de I’ * excentrisme * du Pro-
letkult, « une inadéquation entre l’idéologie et la
forme », etc. (cf., en particulier, les articles sur « La
Grève » de Kh. Khersonsky et de A. M. Room).
La sortie de La Grève donna lieu à des discussions
dans les milieux de cinéma, et notamment, le 19 mars
1925 à l'ARK ; y prirent part V. Pletnev, K. Choutko,
A. Room, Kh. Khersonsky, Eisenstein et d’autres. La
polémique engagée dans cette discussion se prolongea
jusque dans la presse étrangère. C’est pourquoi, dans
les articles d’Eisenstein qui se rapportent à cette épo¬
que, on rencontre souvent des références à telle ou
telle opinion, et des réponses à nombre de questions
posées pendant ces discussions. (Note de l’éditeur
russe.)
(3) AKhRR, - Association des Artistes Révolution¬
naires », constituée en 1922, dont les membres se réfé¬
raient aux traditions du réalisme du XIX® siècle, et par¬
ticulièrement à celles du groupe des « peredvijniki »
(peintres vagabonds).
(4) En ce qui concerne ce qui est indubitablement la
staticité de Vertov, il est intéressant de citer un exem¬
ple, parmi les plus heureux, de montage dans un sens
abstraitement mathématique : le lever du drapeau dans
un camp de pionniers (je ne me souviens plus dans
quelle Kinopravda). Il s’agit ici d’un exemple très évi¬
dent de solution non pas dans la direction d’une dyna-
micité émotionnelle , du fait même du drapeau qui
monte, mais d’une stat/que de l’observation de ce pro¬
cessus. En plus de cette caractérisation immédiatement
perceptible, symptomatique est ici, dans la technique
même du montage, l’emploi dans la plupart des mor¬
ceaux de métrage court, de gros plans statiques, et de
plus contemplatifs, qui naturellement, étant composés
de trois ou quatre photogrammes, ont une faible capa¬
cité dynamique à l’intérieur du plan. Mais ici, dans ce
cas particulier (et il faut d’ailleurs noter que les exem¬
ples de ce type sont très fréquents dans la « manière »
de Vertov), nous pouvons voir, concentrés au maxi¬
mum, élevés au rang de « symboles », ce que sont les
rapports réciproques de Vertov et du monde qu’il prend
en examen. On peut de plus observer un « truquage »
du montage, qui tend à dynamiser les morceaux sta¬
tiques.
Il faut aussi considérer qu’il s’agit d’un cas de maté¬
riel de montage tourné personnellement, et donc d’une
combinaison de montage dont on est personnellement
responsable. (S.M.E.)
(5) Il faut dire, pour être juste, que Vertov a accom¬
pli une tentative pour organiser le matériel de manière
différente, c'est-à-dire active , en particulier dans la
deuxième partie de la Leninskaïa Kinopravda (janvier
25). En fait, cette organisation différente du matériel se
manifeste ici, pour le moment, presque seulement com¬
me une marche à tâtons sur le chemin d’une « titilla¬
tion » émotive et de la création d'« états d’âmes »,
mais sans une claire intention d'en faire usage. Quand
Vertov aura dépassé ce premier niveau de maîtrise de
l'action, et aura appris à susciter chez ses spectateurs
les états dame qui lui serviront et, en montant ces
derniers, à communiquer à ce public une impulsion pré¬
établie, alors... il sera bien difficile que des divergences
se produisent encore entre nous deux, mais alors Ver¬
tov aura cessé d’être un Kinok et sera devenu un
metteur en scène , et même, peut-être... un « artiste ».
Alors on pourra soulever la question de l’emploi par
l’un des méthodes de l’autre (mais qui est l’un ? et
qui est l’autre ?), parce qu’alors seulement il sera pos¬
sible de parler sérieusement d'une méthode de Vertov,
laquelle se réduit simplement pour l’instant au procédé
intuitif dérivant de la pratique de ses constructions (il
est d’ailleurs probable que Vertov est conscient de
celles-ci de manière toute relative). On ne peut pas
définir comme une méthode ce qui n'est qu’un ensem¬
ble de procédés dérivant d’une bonne connaissance
pratique du métier. D'un point de vue théorique, la
doctrine de la - vision sociale » n'est autre qu’un mon¬
tage décousu de phrases ronflantes et de lieux com¬
muns, qui est de beaucoup inférieur, en ce qui
concerne le montage, à la simple « manipulation » du
montage qu'il s'efforce, parfaitement stérilement, de
motiver « sur le plan social » et d'exalter. (S.M.E.)
(• Œuvres choisies » d’Eisenstein, publiées sous la direction de
S. Youtkévitch aux Editions « Isskoustvo », Moscou. Tome 1, pp. 109-
116. Traduit du russe par B. Eisenschitz et J. Aurnont).
36
S.M. Eisensteln : La Grève
En haut : l’arrêt du travail.
En bas : A. Antonov.
- OCTOBRE >, DE S U. EISENSTEIN
SUÛLNY.
Le Proletkult, Eisenstein
par Bernard Eisenschitz
1
La première réunion de ce qui doit devenir le Proletkult
(abréviation de prolctarskaïa kultura t culture prolétarienne),
est convoquée en septembre 1917 par le Conseil central des
comités d’usines, sur l’initiative de Lounatcharsky, qui vient
de réintégrer les rangs des bolcheviks (Gl). Y participent
Lounatcharsky lui-même, Mikhaïl Kalininc et Samoïlov.
Le Proletkult sera une organisation indépendante, se pro¬
posant de donner naissance à une culture issue du prolé¬
tariat — par réaction contre la culture passée, née de la
bourgeoisie — en encourageant la jeunesse ouvrière à
s’exprimer librement sur le plan créateur — au théâtre,
en poésie, dans le roman. La réunion de septembre 17 men¬
tionne, pour mémoire, le cinéma comme puissant moyen
de diffusion de l’idéologie dominante — la bourgeoisie.
Il faut, conclut la réunion, en faire une arme pour éclairer
les masses, promouvoir le développement de la conscience
de classe et exalter la lutte du prolétariat pour le socia¬
lisme.
Anatoli Lounatcharsky (1875-1933) avait été un des fon¬
dateurs, avec A.A. Bogdanov, du groupe Vpériod (« en
avant »), préconisant, après 1908, dans le domaine poli¬
tique le retrait de la fraction social-démocrate de la Douma,
sur le plan philosophique la « recherche de Dieu ». Ecrivant
en 1908 : « Une nouvelle religion mûrit depuis longtemps
en moi*, il est violemment attaqué par Lénine dans « Ma¬
térialisme et Empiriocriticisme » pour son « athéisme reli¬
gieux » (« Quelles que soient vos bonnes intentions, cama¬
rade Lounatcharsky t vos coquetteries avec la religion ne
font pas sourire f elles écœurent*). Celui-ci lui conservera
cependant toujours (et surtout les dernières années) son
amitié et son affection. Lounatcharsky, qui passe auprès
de Lénine pour défenseur des mouvements d’avant-garde
(devant une statue futuriste : « Je n y comprends rien,
demandez à Lounatcharsky »), a cependant des goûts très
classiques ; certaines de ses œuvres dramatiques, de facture
très traditionnelle, sont représentées à l’Ouest au cours
des années vingt. Il a, dans les premières années de l’Etat
soviétique, une certaine importance, non comme représen¬
tant d’une tendance esthétique donnée, mais comme élément
modérateur au milieu de la violence verbale et des conflits
qui opposent les différents groupes et écoles.
Lounatcharsky est donc à la fois Commissaire du Peuple
à l’Education de la RSFSR (de 1917 à 1929), et un des
initiateurs du Proletkult, dont l'idéologue est le philosophe
empiriocrîticiste Bogdanov, fondateur avec lui de la fraction
otzovistc qui avait été exclue du parti bolchevik en 1909.
Bogdanov, qui n’a pas participé à la Révolution d'Octobrc.
voit dans le Proletkult la possibilité de divulguer largement
à la masse son enseignement, la Tectologie. Il prône un
développement culturel indépendant du Parti et de l’Etat.
« La phase la plus florissante du Proletkult coïncida avec
le moment le plus bas du bien-être public en Russie : les
années de la guerre civile , de Vintervention, du blocus , de
la famine, la période du « communisme militaire ». Le Pro¬
letkult reflétait les notions héroïques et romantiques, Vex-
39
A. LOUNATCHARSKY DANS LE ROLE DU COMMISSAIRE DU PEUPLE DANS . SALAMANDRE *
{1I2IJ, ECRIT PAR LUI-MEME. REALISE PAR G. RÛCHAL.
t.rémismc adolescent du premier stade de la révolution. La
phase suivante fut de reconstruction sobre dans des condi¬
tions de paix relative. » (Alexander Kaun, cité par Lcyda)
( 51 ).
Cette délimitation historique exclut évidemment une in¬
fluence directe du Proletkult sur le cinéma, lié à la renais¬
sance de l’industrie. En 1929, Lounatcharsky écrit : « Ce
n'est, qu après la guerre russo-polonaise et la liquidation
de la fa-mine que la cinématographie commença, en même
temps que le rapide renforcement industriel et culturel, ù
s'épanouir dans les pays de notre union . » (G2)
Dans les premières années de la Révolution, le Proletkult
se transforme rapidement en une organisation panrusse,
avec plus de deux cents sections locales, patronnant des
théâtres, des centres d'activités artistiques, des cercles litté¬
raires, etc. dans toutes les grandes villes du pays. (70)
La première conférence panrusse du Proletkult, en 1918,
adopta à Funanimité trois thèses de Bogdanov, que nous
résumons :
1. Fart est « le plus puissant instrument des forces de
classe » ;
2. le prolétariat doit donc avoir son art propre, dont
l’esprit est « le collectivisme fondé sur le travail : il ac¬
cueille et reflète le monde du point de vue collectif du
travail » ;
Il faut assumer critiquement le passé en en dévoilant
les bases collectives. (68)
Ce troisième point, à la formulation floue chez Bogdanov,
est précisé dans une résolution adoptée après un rapport
de P. Lebodev-Poliansky : « Le prolétariat doit accepter
toutes les conquêtes de la culture qui portent la marque
de l’humain en général, il doit recevoir tout ceci d'un point
de vue critique, et l'élaborer dans le creuset de sa cons¬
cience de classe, d (61)
Le thème du rejet de la culture passée, dont on a fait
le pivot de Fidéologie du Proletkult, n’est donc pas précisé
comme tel dès le début. Mais les deux derniers points de
la même résolution ouvrent d’autres perspectives :
4. « Le prolétariat, dans l'édification d'une nouvelle cul¬
ture, doit manifester un -maximum d'énergie de classe et
de spontanéité , et aussi — autant que cela est ; possible —
doit utiliser l'aide de Vintelligence révolutionnaire socia¬
liste. 7>
5. « La conférence met dans les Proletkult le fondement
d'une nouvelle forme du mouvement ouvrier, et se déclare
en faveur de son autonomie d'organisation , pour que la
force créatrice violemment de classe du prolétariat puisse
sc développer complètement », etc.
Il ne s’agit donc pas tellement, dans le Proletkult, d’avant-
gardisme artistique, que d’un spontanéisme politique —
révolutionnaire et socialiste « autant que possible » — qui
explique et justifie la méfiance du côté officiel, car le
Proletkult, bien qu’indépendant, est financé par l’Etat. (68)
A la fin de 1920, lors de son deuxième congrès panrusse.
le Proletkult a un demi-million de membres (le Parti com¬
muniste, à son congrès de mars de la même année, en
compte 620 000). Lors de ce même congrès, la fondation
d’un Proletkult international est envisagée, mais ce projet
ne rencontrera qu’un faible écho à l'étranger (61). A l'in¬
térieur de la Russie, il lutte contre l’analphabétisme, orga¬
nise des réunions politiques, des soirées musicales et théâ¬
trales. et même, sous la supervision de Bogdanov, des
Hautes Ecoles.
Le Proletkult est souvent assimilé, par ses opposants
comme par ses admirateurs, au Futurisme. Or la doctrine
esthétique du Proletkult en est très éloignée. Bogdanov
fait l’éloge de Blok et Balmont contre Maïakovski. F.I.
Kalinine attaque violemment le mouvement comme produit
de Fidéologie bourgeoise : « Pour les futuristes, l'absence
de la logique la plus élémentaire est la plus grande con¬
quête », écrit-il à propos de Khlebnikov. avant de tourner
en dérision « leurs efforts de concilier le futurisme avec
le marxisme et le matérialisme historique. Pauvres écrivains
de «• L'Art de la Commune», ne voyez-vous pas que cela
est impossible ?» («Sur le futurisme», in 61).
Ce point de vue sur les futuristes est assez voisin de
celui de Trotsky dans « Littérature et Révolution ». Lénine,
au contraire, constamment hostile — théoriquement, politi¬
quement — au Proletkult, semble avoir toujours déclaré
dénuée de motivations rationnelles son antipathie violente
pour le futurisme (à l'exception d’une citation apocryphe
sur laquelle nous reviendrons).
Le spontanéisme du Proletkult dans le domaine idéolo¬
gique correspond, dans le domaine politique, au gauchisme
auquel Lénine et Trotsky s’opposent au début de 1918, N.
Ossinski déclare par exemple : « Le socialisme et l'orga¬
nisation socialiste du travail seront créés par le prolétariat
lui-même, ou ne seront pas créés du tout. »
Le Proletkult peut donc se définir comme un épiphéno¬
mène, transitoire mais inévitable, de la Révolution, coïn¬
cidant avec les années décrites par Chklovski dans « Voyage
sentimental ». Dans l’enthousiasme de cette période, les
initiatives de masse et les excès du futurisme semblent
parfois se confondre.
« Les rues sont nos pinceaux,
les places sont nos palettes. »
(Maïakovski, Ordre à l’armée de l’art) (18)
Les deux tendances qui convergent dans le Proletkult
reflètent cet état de choses :
1. une écoles d’auteurs prolétariens, école authentique
même si elle est limitée à la fois dans la qualité et la
diffusion de sa production : ce sont des poètes comme V.T.
Kirillov, matelot et fils de paysans, ou M.P. Guérassimov,
fils d’un ouvrier des chemins de fer.
2. des futuristes, d’origine bourgeoise, qui se joignent
au Proletkult ou qui travaillent parallèlement à lui, mais
dont les options sont en général antérieures à la Révo¬
lution.
Quels sont les points communs entre ces deux tendances,
qu'cst-ce qui fait leur union provisoire et surtout appa¬
rente ?
Le thème commun aux futuristes et aux idéologues du
Proletkult est, bien entendu, le rejet en bloc de la culture
passée. Mais ici les futuristes font figure de prophètes.
Le climat intellectuel du futurisme avait été une prépara¬
tion psychologique à l’option révolutionnaire, impliquant,
comme tel, et de par la nature du mouvement, les excès
verbaux. C’est dès décembre 1912 (manifeste « Une gifle
au goût public ») que Maïakovski, Khlebnikov, Bourliouk
et Kroutchenykh déclarent vouloir « jeter Pouchkine, Dos¬
toïevski, Tolstoï, etc., par-dessus le bord du Vapeur Con¬
temporain» (9). Lors de la guerre, Maïakovski, tout d'abord
« heureux de Vécroulement des cathédrales » (8), adopte
une position pacifiste exceptionnelle pour l’époque et le
pays, et donne h la revue de Gorki « Letopis » un poème
pacifiste, « La Guerre et l’Univers », qui est interdit par
la censure militaire (12). D’Octobre, on le sait, Maïakovski
écrit : « C'est MA Révolution. Suis allé à Smolny. Ai tra¬
vaillé. J’ai fait tout ce qui se présentait à moi. On com¬
mence à se réunir . » (51, autre traduction dans 12). Dès
J918, l’adhésion des futuristes à la Révolution se manifeste
par la création des groupes de communistes futuristes, les
« Komfuts », qui n’existèrent d’ailleurs que peu de temps
( 12 ).
Vers la même époque (début 1918) se crée PIZO, orga¬
nisme d'Etat dépendant du Narkompros (le Commissariat
du Peuple à l’Education), doté de pleins pouvoirs et présidé
par le peintre Chtércnberg. L’IZO. qui sc subdivise en deux
collèges artistiques autonomes (Moscou et Pétrograd), mani¬
feste l’approbation du régime soviétique aux courants artis¬
tiques les plus audacieux. L’IZO a en effet le contrôle des
Ecoles des Beaux-Arts, des galeries, des revues ; elle crée
un fonds, une commission d’achat, organise de nombreuses
expositions de peinture non-figurative. En décembre 1918,
Erik, Pounine et Maïakovski fondent le journal de l’IZO.
« L’Art de la Commune ». Les tendances de PIZO, qui
regroupe des personnalités aussi différentes que Malévitch,
Pounine, Kandinsky, Rodtchcnko, Ossip Brik, se ramifient
en fonction des personnalités, elles-mêmes appartenant à
des écoles variées : futuristes, membres de l’Opoiaz ou
même, plus rarement, du Proletkult. Une anthologie de
poèmes futuristes, éditée par Maïakovski, est préfacée par
Lounatcharsky. Mais ce sont les attaques sarcastiques des
membres de «L’Art de la Commune» contre la Section
des Musées et de la défense du passé, dépendant elle aussi
du Narkompros, qui leur valent la plupart de leurs enne¬
mis. Dans le poème « II est trop tôt pour se réjouir »,
Maïakovski, fidèle h la tradition d’« Une gifle au goût
public », demande la destruction des musées. Mais la res¬
semblance, signalée par Ripellino, avec l’ode du poète pro¬
létarien Kirillov « Nous », n’est que superficielle. Le poète
du Proletkult n’appelle « à brûler Raphaël au nom de notre
lendemain ». à « détruire les musées et piétiner les fleurs
de l’art », que dans la perspective d’une réconciliation uni¬
verselle placée sous le signe du collectivisme, contraire au
bolchévisme de Maïakovski. Les deux dernières strophes
de ce poème de 1918 représentent, sans doute avec plus
d’exactitude que ce que nous savons des débuts d’Eisenstein
ou des villes métamorphosées par le pinceau de Malévitch
(18), cc que fut l’esthétique du Proletkult :
« Les muscles et les bras sont avides d’un travail gigan¬
tesque.
Notre courage collectif est prêt à la souffrance créatrice.
Nous versons dans les rayons de la ruche un miel mer¬
veilleux
Et trouvons pour nos planètes un nouveau cours sublime.
Nous aimons la vie , son pouls sauvage et grisant.
Car notre âme est endurcie dans la souffrance et le
sauvage combat.
Nous sommes tous et nous sommes dans tout, nous
sommes la flamme.
Nous sommes la lumière victorieuse, sommes Dieu même,
tribunal et loi.» (Kirillov, Nous) (Gl)
L’influence futuriste apparaît évidemment au détour de
certains vers, mais on pense plus à Marinetti qu’à Maïa¬
kovski, et le poème indique la direction dans laquelle le
mouvement devait fatalement s’orienter : un mysticisme
d’ailleurs assez largement répandu dans les premières an¬
nées de la Révolution, mais qui prit une ampleur parti¬
culière dans les manifestations spectaculaires du Proletkult,
préludant aux mises en scène à grand spectacle (« inszeni-
rovki ») de Pétrograd en 1920-21. «L'Art dans la rue»
(titre d’un article d’un autre théoricien du Proletkult, P.M.
Kerjentzev), allant des « symphonies à la gloire du travail »
faites de sifflets d’usine, aux affiches de propagande, eut
alors, on le sait, une importance énorme. Mais il mena
aussi, « dans un flot de psauvies, d’hymnes et d’invoca¬
tions informes », à célébrer « la révolution sous l’aspect
d’un bouleversement sidéral » (18). La « Légende du Commu¬
nard » de Piotr Kozlov, jouée au Proletkult de Pétrograd
en 1919, montrait le Fils du Soleil et le Fils de la Terre
triompher des forces du mal et forger dans un atelier
installé sur les montagnes un communard qui descend dans
les usines et les mines, pour entraîner les ouvriers et les
conduire, à travers le désert, jusqu’à un avenir radieux. (18)
2
Si le gouvernement des Soviets a une attitude d’abord
réservée, puis nettement réprobatrice à l’égard du Prolet¬
kult, c’est pour des raisons à la fois idéologiques, politiques
et esthétiques. Lénine et le Parti communiste se sont tou¬
jours opposés à l’idée d’une culture prolétarienne. (Le RAPP
— Association des Ecrivains Prolétariens —, fondé en 1922
et dissous dix ans plus tard, aura le même sort que le
Proletkult, bien qu’ayant proclamé une stricte orthodoxie
bolchevique.) Trotsky, dans un des chapitres les moins
faibles de « Littérature et Révolution » (juillet 1924), jus¬
tifie cette condamnation de principe par le caractère transi¬
toire de la dictature du prolétariat, qui n’aurait ni ne
devrait chercher à avoir le temps de créer une culture
41
qui lui soit propre (53). Ce que Lénine combat en la
culture prolétarienne (cf. « De la culture prolétarienne »
dans ce numéro), c’est la notion d’un commencement
idéal qui apparaît clairement dans les proclamations col¬
lectivistes, qu'elles prennent un tour théorique (Bogdanov,
« Tâches culturelles de notre temps ». cité in 70 ; et surtout
€ Critique de l’art prolétarien», reproduit in 61), ou polé¬
mique (Ossip Brik, in 30 et 68). Pour lui, la création d’une
culture prolétarienne, qu’il assimile plus ou moins â l’avant-
garde futuriste, est une diversion et un gaspillage de forces
alors que se pose, autrement urgente, la tâche de lutter
contre l’analphabétisme et d’inculquer au peuple une culture
de base. « Pour commencer, une vraie culture bourgeoise
devrait nous suffire. » « J'aime mieux, dit-il ailleurs à Clara
Zetkin, la création de deux ou trois écoles primaires dans
des villages perdus, que la plus belle pièce d'une exposition
quelconque. L'élévation du niveau culturel des masses créera
une base saine et solide à des forces puissantes, inépui¬
sables, qui assureront le développement de l'art, de la
science et de la technique. Le désir de créer la culture et
de la propager est extrêmement fort chez nous . Mais il
faut reconnaître qu'en même temps on se passionne trop
chez nous pour Vexpérimentation ; à côté des choses sérieu¬
ses on dépense beaucoup de forces et de moyens à des
futilités. » (11)
D’après Lounatcharskv, « Lénine pensait qu'avec de telles
anticipations contre nature (les théories du Proletkult), le
prolétariat s'éloignerait de Vétude et de l'acquisition des
éléments d'une culture déjà prête, et de plus (...) il craignait
Vinfiltration , dans les rangs du Proletkult, de quelque héré¬
sie politique. » (68)
Lors de la deuxième Conférence pan russe du Proletkult.
l’intervention de Lénine (« De la culture prolétarienne »)
est suivie d’une lettre du Comité central du Parti, qui
durcit la position officielle en faisant un amalgame de
trois ou quatre thèmes différents, en fait dirigée contre les
proclamations d’indépendance du Proletkult, en paroles seu¬
lement « socialiste », à l’égard du P.C. (b) :
« Le Proletkult est né avant la Révolution d’Octobre. Il
fut déclaré organisation ouvrière « indépendante », c’est-à-
dire indépendante du ministère de VInstruction des temps
de Kérenski. Avec la Révolution d’Octobre, la perspective a
changé. Les Proletkult ont contimté de rester « indépen¬
dants », mais il s’agissait ici d'indépendance du pouvoir
soviétique . Pour ce motif et d'autres, ont afflué dans le
Proletkult des éléments à nous socialement étrangers, des
éléments petits-bourgeois, qui se sont parfois accaparé la
direction du mouvement. Futuristes , décadents, fauteurs de
la philosophie idéaliste hostile au marxisme et enfin simples
ratés, représentants du journalisme et de la petite bour¬
geoisie, ont commencé à certains endroits à en diriger
Vactivité.
« Sous l’aspect d'une « cidture prolétarienne », on offre
aux ouvriers des conceptions philosophiques bourgeoises
(machisme). Et, dans le domaine de l'art, on a inoculé aux
ouvriers des goûts absurdes et corrompus (futurisme). » (70)
Cette assimilation de l’idéologie confusionniste du Pro¬
letkult et de ses déviations à l'esthétique futuriste vaut à
ce dernier mouvement (malgré l’adhésion sans restriction
des Futuristes à la Révolution) d’être entouré d’une atmo¬
sphère de méfiance. L’hostilité personnelle de Lénine au futu¬
risme s’oppose à l’éclectisme esthète de Lounatcharsky, qui
protège les avant-gardes sans doute par peur (de « protec¬
teur des arts ») de laisser passer quelque chose d’important.
Les résultats de ces différends esthétiques sont parfois
réjouissants, ainsi cette lettre de Lénine, du 6 mai 1921 :
« N’est-ce pas une honte de voter en faveur de la publi¬
cation des « 150 000 000 » de Maïakovski en 5 000 exem¬
plaires ?
« Sottise, absurdité, extravagance et prétention que tout
cela.
<l A mon avis, il ny a quun sur dix de ces écrits qui
vaille la peine d'être publié, et guère plus qu’en 1 500 exem¬
plaires pour les bibliothèques et les toqués.
« Quant à Lounatcharsky, il mérite une correction pour
son futurisme. » (11)
On sait par ailleurs que Lénine, étonné de voir de jeunes
peintres préférer Maïakovski à Pouchkine, avoue son incom¬
pétence en matière d’art moderne. Mais Lounatcharsky, en
fait nostalgique de l’art classique, revient rapidement en
arrière, en se servant à l’occasion de citations « de mé¬
moire » de ses conversations avec Lénine (en 1925 par
exemple : « Quant au futurisme, Vladimir Ilitch se rendait
bien compte que ce n’était pas l'art d’une époque de pro¬
grès, mais de décadence ») (68). En avril 1923, il lance le
slogan « Retour à Ostrovski ! », qui marque définitivement
la distance que le Narkompros entend maintenir avec les
mouvements extrémistes.
Après l’intervention de Lénine et du Parti, le Proletkult
est réformé dans une certaine mesure. Mais il conserve
les thèses bogdanoviennes. L’échec de sa tentative d’inter¬
nationalisation et le début de la N.E.P., en contradiction
avec tous ses traits distinctifs (le poète M.P. Guérassimov
quitte le Parti en signe de désapprobation), marque son
déclin rapide. Il s'engage dans des polémiques avec la LEF,
avec le RAPP récemment formé, et disparaît au cours des
années vingt.
Le drame des futuristes a été dans l’assimilation abusive
qu’on a fait (cf. l’historien stalinien Lebedev) de leurs
positions esthétiques et du gauchisme bogdanovien. Lors de
la formation de la LEF. les premiers heurts se produisent
justement sur la question de l’alignement immédiat sur le
goût des foules, exigé par les éléments autodidactes du
Proletkult, et l’avant-gardisme artistique des membres de
la LEF ; paradoxalement, ce sont les seconds qui sont
plus décisivement et plus profondément politisés. On sait
qu’un tel conflit s’est répété, avec de légères modifications,
à la fin de la vie de Maïakovski, quittant en 1930, à la suite
d’accusations répétées d’ésotérisme, la nouvelle LEF pour
adhérer à la RAPP, parce qu'elle est « l'organisation la plus
proche du Parti communiste» (8), et s’obligeant à un iso¬
lement de ses proches.
3
Dans l’entrelacs et le tourbillonnement de courants artis¬
tiques de tous bords et de toutes tendances, souvent unis
par des malentendus ou des positions tactiques, ou s’oppo¬
sant pour des motifs personnels ou des points de termino¬
logie, qui caractérise le champ culturel de la Russie du
communisme militaire et de la NEP, la place d’Eisenstein
est des plus difficiles à définir.
Il est aussi hasardeux de parler d’une influence profonde
du Proletkult sur Eisenstein que de définir celui-ci comme
le produit des influences conjointes du Proletkult, du futu¬
risme, de Meyerhold, etc. Nous nous limiterons ici à mar¬
quer quelques-unes des étapes qui l’ont mené à une théorie
dialectique du spectacle, théorisant et ordonnant le calcul
de l’effet pressenti par Meyerhold, la nécessité d’un travail
de classe, envisagée avec tout le flou et la confusion qu’on
a vu par le Proletkult, la négation de la fiction au profit
du document, réclamée par les mouvements d’avant-garde
et mise en pratique, dans le cadre de la guerre civile, par
les « ciné-chroniques ».
Par ailleurs, nous n’insistons pas sur les caractéristiques
des mises en scène de théâtre, sur lesquelles Eisenstein
lui-même (50. 6. 63), Marie Seton (23). Morando Moran-
dini (72) et les compagnons d’Eisenstein (20) ont été assez
explicites.
Après sa démobilisation, Eisenstein retrouve son ami
d’enfance, Maxime Strauch, en août 1920 à Moscou. « Tous
les deux nous étions fous de théâtre, raconte Strauch. Nous
voulions y faire table rase. Bolchoï ou Maly, Théâtre d’Art,
toutes ces vieilles boutiques étaient bonnes à brûler.
« Mous avons voulu nous inscrire à des théâtres ouvriers.
On n'a pas voulu nous admettre. Par définition , de telles
entreprises étaient réservées au prolétariat. Un contingent
42
de 10 %, depuis longtemps épuisé, était réservé aux élèves
d'autres origines. Serguci était fils d'ingénieur, moi de
médecin... Les portes se fermèrent devant nous , jusqu'au
jour oü Eisenstein fut engagé comme décorateur au Pro¬
ie thult. » (20)
Au Premier Théâtre Ouvrier du Prolctkult, Eisenstein
dessine des décors et costumes « seulement pour tin ou deux
spectacles » (Youtkévitch). Il collabore avec Valentin Smich-
layev, un élève de Stanîslavski, dont Marie Seton dit qu'il
était un théoricien du Proletkult, « jusqu’à un désaccord
de principe » (Eisenstein, in 49), qui survient pendant la
préparation du « Précipice », de Valerian Pletnev (le direc¬
teur du Théâtre du Proletkult de Moscou, plus tard scé¬
nariste en titre de La Grève). L’association est interrompue
au début de 1922. Eisenstein avait été admis, quelque temps
auparavant, dans l’atelier de Meyerhold, où il passe neuf
mois. Simultanément, il travaille avec Youtkévitch pour des
metteurs en scène de diverses tendances, entre autres le
« Mastfor » de Foregger (qui tente de créer une commedia
delParto adaptée à la Russie socialiste, et subit l’influence
du cinéma et de l’Amérique). Il fréquente aussi le groupe
de la FEKS, â Pétrograd.
Quand Eisenstein revient au Proletkult, c'est d’abord, à
l’automne 1922. lors de la fondation de l’atelier du Prolet¬
kult, école d’art dramatique : « D'abord , on y fait de Ven-
tralncmcnt physique — sport, boxe, athlétisme léger, jeux
collectifs, escrime et bio-mécanique. Ensuite , on s'occupe
spécialement de la voix , puis on enseigne l'histoire de la
lutte des classes. Le directeur de l'atelier d'entraînement
est Eisenstein. » (« Rabotchaïa Gazeta », citée in 23). Au
début de 1923. il est de plus h la tête du Peretrou (Troupe
ambulante du Proletkult). En mars 1923, pendant la prépa¬
ration du « Sage ». d’après Ostrovsky, il tourne le court
métrage Journal de Gloumov, qui vient s’insérer dans sa
mise en scène (première le 22 avril). C’est à la fois un
pastiche du cinéma américain, et une parodie méchante des
Kinopravda de Vertov. (Le film est d’ailleurs inclus par la
suite dans le numéro 19 de la Kinopravda , consacré au
Proletkult.)
Toujours en 1923, « Lo Montage des attractions » est
publié dans le numéro 3 de LE F, et Eisenstein met en
scène un « agit-guignol » de Tretiakov, « Entends-tu, Mos¬
cou ? ». Au début de 1924, c’est la mise en scène, dans
une usine de gaz, d’une autre pièce de Tretiakov, « Mas¬
ques à gaz ».
La Grève est réalisé, à partir de juillet, avec le collectif
du Proletkult. Le film, monté à la fin de l’année, sort le
l Lr février 1925. Entre-temps, Eisenstein a rompu avec le
Proletkult. Au début de l’année, une polémique l’oppose à
Valerian Pletnev dans la revue « Kino-nédélia » à propos
de son départ. Après la publication, dans « Kino-journal
A RK » (no 4-5 de 1925), de « La question d’une approche
matérialiste de la forme», il aborde la préparation de
1905, qui donne naissance au Cuirassé Potemkinc. On peut
alors considérer sa période théâtrale comme terminée.
Dans un texte d’où la provocation n’est pas absente, puis¬
qu’il fut rédigé en 1926 pour un journal allemand (« A Per¬
sonal Statement », in 48). Eisenstein écrit :
« Le théâtre du Prolctkult cherchait activement de nou¬
velles formes d'art qui correspondent à Vidéologie de la
nouvelle structure d’Etat de la Russie. A T otrc troupe était
composée de jeunes ouvriers qui souhaitaient créer de l’art
authentique ; ils amenaient, dans ce but , un tempérament
et un point de vue tout à fait nouveaux sur le monde et
les arts. A cette époque, leurs idées et exigences artistiques
coïncidaient pleinement avec les miennes, bien que, appar¬
tenant à une autre classe, je ne sois arrivé aux memes
conclusions que par un processus spéculatif . »
43
C’est ce processus, intellectuel et non émotionnel — ins¬
tinctif, qu’il faut (très sommairement) interroger. Il semble
en tout cas exclure l’image d’un anarchisme naïf et bon
enfant que présente Aïexandrov : « Nous militions tous
pour la suppression des théâtres traditionnels. Et on nous
prenait au sérieux. Je vie souviens d'une conversation où
(...) LmmatcJiarsfcy suppliait presque Eisenstein de ne pas
Vobliger à fermer le Maly Théâtre . » (20)
Ces années, pour Eisenstein, « furent un combat acharné.
En 3922, je devins directeur du Premier Théâtre d'Ouvriers
de Moscou (le théâtre du Proletkult - ndr) et rompis
complètement avec les vues de l'administration du Protêt -
huit . L'équipe du Proletkult adhérait à la position de
Lounatcharsky : maintenir d'anciennes traditions , et com¬
promettre sur la question de Vefficacité artistique révolu¬
tionnaire . » («A Personal S ta terrien t »)
Hostile à la fois à l’art bourgeois et au mysticisme des
premières années du socialisme, enthousiaste du cinéma
américain (prôné contre l'expressionnisme), représentant
une industrialisation de l'art qui, retournée, pourrait donner
lieu à une véritable prolétarisation, Eisenstein a dit en
1940 (59). en simplifiant un peu, que l’idée de La Grève
était venue du besoin de répondre au cinéma américain.
C’est par des emprunts, soit aux « genres » du cinéma et
de la littérature, soit à ceux du sport et du music-hall,
qu’il se prépare en tout cas à « répondre », dans le domaine
théâtral : après les « attractions avec le sport » du « Mexi¬
cain », « Le Sage » présente des « attractions à partir du
cirque », la mise en scène se trouvant favorisée par la
construction de l’« Arène » du Proletkult, qui avait installé
son théâtre dans la maison d’un bourgeois émigré. D’après
Youtkévitch (*). « ccs conceptions étaient tout à fait le
contraire de ce qu'on faisait au Proletkult à cette époque :
des déclarations collectives en chœur , des vers révolution¬
naires, avec des résultats complètement médiocres du point
de vue du théâtre . »
Le rapprochement d’Eisenstein avec LEF intervient
avec la publication de son premier manifeste dans la revue
de Maïakovski. et avec la mise en scène des deux pièces
de Tretiakov (un des rares membres de LEF qui conserva,
lors de l’éclatement du groupe, de bons rapports avec tous
ses membres, parce qu'il concentrait en lui toutes ses carac¬
téristiques propres). « Je fus un des défenseurs les plus
inflexibles de LEF, où jious voulions le nouveau, c'est-à-
dire des œuvres qui correspondent aux nouvelles conditions
sociales de l'art. Nozis avions de notre côté (...) Meijerhold,
Maiakovski. » (« A Personal Statcment»)
Dans un texte célèbre de 1945 (« Comment je suis devenu
metteur en scène», in G), Eisenstein rappelle le cadre dans
lequel est née cette alliance. « De partout montait te même
furieux hallali contre l'art: suppression du « figuratif »,
.son symptôme, par le document brut ; de sa matière par
l'absence de sujet : de ses lois par la construction : de son
existence meme, par une reconstitution concrète, réelle, de
la vie, sans le truchement des fictions et des fables.
« LEF rassemble les tempéraments les plus divers, les
cultures les plus dissemblables , les raisons d'agir les plus
opposées, dans un commun programme de guerre à L'art. »
La distance prise à l'égard du Proletkult est provoquée
par cette réalisation que la question d’un art nouveau y
est posée, moins à contresens (puisque Eisenstein jeune
partage certaines de ses proclamations extrêmes) qu’à côté.
Youtkévitch : « Eisenstein considérait que le nouveau théâ¬
tre devrait naître précisément de Vétude approfondie de
toute la culture du passé, de la parfaite connaissance du
théâtre et du cinéma. » (21)
Le problème, en effet, n'était pas dans la négation de
l'idéologie bourgeoise, qui allait de soi, mais dans la décou¬
verte des techniques qui pouvaient lui être empruntées, et
dans le retournement de ces techniques : de passives, spé¬
culai res. les faire devenir actives (cette intention apparaît
clairement dans toutes les déclarations d’Eisenstein sur
Griffith, des quelques phrases citées par Mitry (14) à
l’extraordinaire essai «Griffith, Dickens et nous» (49)).
Lorsque la ligne de la NEP a pour résultat l’importation
de nombreux films étrangers, Eisenstein (qui voit Intolé¬
rance à l’automne 1921). développe, avec Youkévitch et la
FEKS, une « théorie des genres ». Ainsi, il demande à
Youtkévitch de faire un cycle de conférences sur le film
d’aventures et la littérature policière, etc.
Au lieu d'une thématique, c'est donc une technique qu’il
cherche dans l’apport américain, et ses autres manifesta¬
tions comme le taylorisme, etc. (Gf. 54) € En principe, la
mise en scène (des trois pièces au Proletkult, ndr) était
un calcul mathématique des éléments affectifs, qu'à Vépoque
j'appelais « attractions ». (...) J'usai de moyens fondamen¬
talement techniques pour essayer de réaliser des illusions
théâtrales avec des calculs mathématiques . (...) (Dans « Mas¬
ques à gaz ») les inachines travaillaient , et les « acteurs »
travaillaient ; pour la première fois, ceci représentait le
succès d'un art réel, hautement objectif. » («A Personal
Statement »).
Lors de la publication du « Montage des attractions »,
Eisenstein est on ne peut plus loin des théories collecti¬
vistes du Proletkult. C'est un grossier contresens que fait
Lebedev, quand il écrit que « la théorie du montage d'at¬
tractions, à la base de laquelle était la réduction matéria¬
liste vulgaire de l'homme, sujet actif de la connaissance ,
au ?iiueau de l'animal qui perçoit passivement, n’avait rien
à voir avec la science marxiste de l’art » (70). Dans le
manifeste, où il compare sa recherche avec celle de George
Grosz et le photomontage de Rodtchenko, S.M.E. écrit
notamment :
«Le vieux théâtre « représentatif-narratif » s'est épuisé.
Pour le remplacer arrive le théâtre d’« agit-attraction ».
« dynamique et excentrique ».
« La- tâche de ce théâtre, comme de tout spectacle en
général , est V* élaboration » du spectateur. Le matériel fon¬
damental du théâtre est le spectateur , la formation du
spectateur . scion ta direction (état d'âme) désirée.
« Le sujet et la trame appartiennent aux vieux théâtres
de « représentation » et sont tout à fait superflus dans le
nouveau théâtre d ’« agit-attraction ». (Faire un bon spec¬
tacle signifie) « édifier un solide programme de cirque ,
partant des thèses de l'œuvre prise comme base. Seules
les attractions et leur système sont à la base de l'efficacité
du spectacle. »
Ce saut, à partir de la vague adhésion, du bout des
lèvres, d’Eisensteîn aux vagues théories du Proletkult, vers
une « méthode pour réaliser des films d'ouvriers », est
théorisé et approfondi dans le texte sur La Grève et Vertov
qu’on lira plus loin, et dans l’essai de 1925 précisément
intitulé «The Method of Making Workers’ Films» (in 48).
Par la suite, Eisenstein, plongé dans la réalisation du Cui¬
rassé Potcmkinc et des films suivants, ne publiera pas
d’essai théorique important avant le manifeste de sa nou¬
velle théorie, du cinéma intellectuel : « Perspectives », en
1929. (« Cahiers » n° 209.)
L’essentiel de cette première réflexion théorique tient dans
les points suivants : 1. l’approche de classe ; 2. propos
spécifique d’un effet socialement utile ; 3. choix des stimu¬
lants — en fonction de leur accessibilité de classe.
« Une telle compréhension du théâtre menait droit au
cinéma : seule la plus inexorable objectivité pouvait être
la sphère du cinéma. (...) A 7 o?/s ne nous fondions pas sur
l'intuition créative, mais sur une construction rationnelle
d'éléments affectifs . » («A Personal Statement»).
Pour se consacrer au cinéma, Eisenstein, une fois ter¬
miné le tournage de La Grève (mais avant la sortie du film),
démissionne de la direction du théâtre du Proletkult. Le
caractère daté du Proletkult est manifeste dans le fait que
sa direction cantonne son activité au théâtre, abandonnant
la série « Vers la dictature » après La Grève. Dans « A
Personal Statement », Eisenstein conclut à l’impossibilité
actuelle (1926) pour le Proletkult de produire quoi que ce
soit : il appartient désormais au passé, au même titre que
le Théâtre d’Art de Stanislavski. — Bernard EISENSCHITZ.
C\) Entretien inédit avec S. Youtkévitch.
44
EDOUARD TISSE ET EJSENSTEIN PENDANT LE TOURNAGE DE « LA GREVE -, ETE 19 24 .
Eisenstein et la
linguistique structurale moderne
par Viatcheslav Ivanov
I. comparaison des langues
Eisenstein considérait que chaque art. et spécialement l'art
cinématographique, avait sa langue particulière. Sa théorie
esthétique, qui anticipait sur les conceptions modernes, artis¬
tiques et sémiologiques, était fondée sur la comparaison des
diverses langues. Il a par exemple parlé de la ressemblance
entre la langue des moyens purement chromatiques de la pein¬
ture et les langues archaïques essentiellement métaphoriques,
comme le chinois (T. III, 548) (1).
Si Eisenstein pouvait si remarquablement comparer les lan¬
gues c’est parce qu’il était polyglotte, au sens propre et au
sens figuré le plus large. Dans les notes qu'il rédigeait pour
lui-même, Eisenstein, comme Stendhal, passait constamment
d une langue à une autre, faisant alterner les mots ou phrases
russes, français, anglais, allemands, parfois mais plus rare¬
ment, espagnols. Cette traduction incessante, cette commuta¬
tion permanente du code (code switching pour employer le
terme des spécialistes de la théorie de l'information) a carac¬
térisé toute son activité. C'est toujours un même thème qu'il
a étudié dans ses dessins, films, mises en scène théâtrales,
recherches scientifiques, prose littéraire autobiographique.
En employant et rénovant la langue d’un des arts, du théâtre
par exemple, Eisenstein l a en même temps étudiée grâce au
langage scientifique, celui des mathématiques, par exemple :
il a créé ainsi un système de notation de ses mises en scène
à l aide de graphiques à quatre dimensions (T. IV, 409-422),
qu'il a perfectionné en utilisant les notions de géométrie ana¬
lytique reçues dans sa jeunesse.
Lorsqu Eisenstein a mis en scène la « Walkyrie » de Wag¬
ner, il a réalisé l’analyse scientifique du mythe en même temps
que son incarnation scénique. Larchctype de l'arbre mondial,
représentant le « système du monde ». a figuré au centre du
spectacle et au centre de son analyse (T. V, 346). Les auteurs
des toutes dernières descriptions structurales de la symbolique
des civilisations archaïques ont compris de cette façon ce
symbole qui a relié les différents pôles du tableau archaïque
du monde (2). Et ce n'est pas sans raisons qu Eisenstein en
est arrivé à cette analyse structurale de la langue du mythe
lorsqu il a réalisé la « Walkyrie » : Lévi-Strauss considère
Wagner (3) comme un des prédécesseurs de l’étude structurale
moderne du mythe, en même temps que Marcel Granct, dont
Eisenstein a étudié avec un soin extraordinaire le livre sur
la pensée de la Chine ancienne (ce volume cmaillé de notes
marginales a été retrouvé dans sa bibliothèque).
Eisenstein a étudié en savant et utilisé en artiste la langue
des mythes et rites archaïques redécouverte par la science
anthropologique du XX' siècle. Comme T.S. Eliot et Ezra
Pound, il a lu attentivement le « Rameau d’Or ». Le cycle
des rites rattachés au sacre du souverain que Frazer a recons¬
titué dans son livre a été recréé par Eisenstein dans son der¬
nier film, dont le héros, Ivan le Terrible, est représenté au
centre de ce rituel, en particulier dans la scène du couronne¬
ment. Cette reconstitution artistique s'accorde avec la conclu¬
sion de l'anthropologie structurale qui affirme que, dans la
tradition rituelle chrétienne dOrient, qui est la prolongation
de la tradition byzantine, les rites païens archaïques du cou¬
ronnement ont été particulièrement vivaces (4).
Dans les années 40, Eisenstein a estimé que la traduction
des idées de l’artiste dans la langue des images archétypiques,
ayant une influence directe, constituait le problème fondamen¬
tal de l'esthétique. Aussi, dans ses derniers travaux, les langues
des divers arts ont-elles été décrites au moyen d'une compa¬
raison avec les langues du mythe et du rituel et avec les
signes étudiés dans la psychanalyse. Eisenstein s'est rapproché
considérablement des chercheurs modernes qui, comme Lacan,
étudient la langue de l’inconscient par les méthodes structu¬
rales. Il estimait ainsi que le mérite essentiel de son prosateur
favori, James Joyce, était d’avoir su exprimer la structure
même du monologue intérieur.
II est significatif qu’Eisenstein ait révélé sa compréhension
de la méthode de Joyce en décrivant la manière dont il aurait
illustré « Ulysse », c'est-à-dirc en combinant des moyens
divers : dessin noir et blanc et peinture à l’huile, éléments du
montage, art abstrait, rangées ininterrompues de lettres et de
mots et relief dépassant les limites de la surface. De même
Eisenstein a réalisé l'analyse de fragments de plusieurs autres
oeuvres littéraires en décrivant leurs équivalents cinématogra¬
phiques possibles.
Si l’on adopte le critère sémiologique pour juger de la valeur
d'un individu — c'est-à-dire le nombre de langues et d'autres
systèmes de signes qu'il est capable d utiliser simultanément
(5) — Eisenstein doit être placé très haut, puisqu'il possédait
non seulement chacun de ces systèmes séparément, mais encore
le système de tous ces systèmes de signes à la comparaison
desquels étaient consacrés ses traités scientifiques.
2. montage et syntaxe
Ces derniers temps, on entend souvent dire qu'Eisenstein a
été un théoricien qui a surestimé le rôle du montage au
cinéma et a étendu ce principe à tous les genres artistiques
(6). Et pourtant, à l’époque où il réalisait son premier film
sonore. Que viva Mexico !, il avait déjà tourné le dos aux
outrances de ses premières déclarations, qui mettaient l'accent
sur le montage court, au sens étroit du terme. Dans ses pre-
47
mières notes de la fin des années 20 sur le cinéma sonore,
Eisenstein a parlé du rôle du son qui est pour lui l'équivalent
du montage. 11 affirmait que dans le cinéma muet, seul le
montage devait restituer le rythme, ce qui nécessitait parfois
le montage de fragments de pellicule extrêmement courts. Cela
risquait de couper le récit, d'empêcher d'en suivre le cours.
Afin de sortir de cette contradiction, il fallait employer le
« contrepoint audio-visuel », dans lequel le son pouvait assu¬
mer les fonctions de transmission du rythme, libérant de la
sorte le metteur en scène de la nécessité de réaliser un mon¬
tage bref là où il entraverait le cours du récit. C’est la raison
pour laquelle la longueur de l'image grandissait dans le cinéma
sonore et que le problème de sa composition devenait parti¬
culièrement important (T. II, 453).
En fait, le film mexicain inachevé d’Eisenstein, dans la
mesure où il a pu être reconstitué, renfermait les traits du
style cinématographique dans lequel le montage n'était déjà
plus un procédé en soi. Et le mouvement incessant de la
camcra (dans les plans de la rivière tropicale de la première
partie) et notamment la composition en profondeur de l'image,
constituaient un moyen équivalent. Eisenstein a assimilé la
composition en profondeur de l'image, qui pour lui était l'inte¬
raction dynamique du premier plan et de la profondeur, dès
son premier film, mais son importance s'est accrue progres¬
sivement surtout dans La Ligne générale — juste avant d'abor¬
der le cinéma sonore (T. 111, 438-444). Dans le film mexicain,
où la composition en profondeur jouait un rôle non moins
grand que le montage, Eisenstein s'est rapproché du style
que devait utiliser plus tard Orson Welles et qu'analysa sur
son exemple André Bazin, pour qui la composition en pro¬
fondeur est le successeur du montage.
Mais les théoriciens du cinéma n’ont pas remarqué la nou¬
veauté de ces procédés parce qu’à cette période et plus tard
encore, Eisenstein a continué à employer le terme de « mon¬
tage » pour désigner tous les moyens de construction du film
(et des autres œuvres artistiques). Il faisait allusion non pas
au montage au sens cinématographique étroit du terme, mais
à ce qu'il appelait « la syntaxe de la langue des formes de
l’art » (T. 111, 218), et notamment «la syntaxe audio-visuelle
du cinématographe » (T. III. 474). En l'occurrence, meme la
terminologie d'Eisenstein coïncide avec la sémiologie moderne,
dans laquelle la syntaxe est comprise comme « les règles
d association de n'importe quels signes ».
Les premières décennies de notre siècle ont etc caractérisées
par l’attention exceptionnelle portée à la syntaxe des diffé¬
rents signes dans l’art (cubisme, dadaïsme, cinématographe de
montage) et dans la science (linguistique descriptive, mathé¬
matique, syntaxe logique). Sous ce rapport, les premiers films
d’Eisenstein. avec leur structure de montage soulignée et les
déclarations théoriques correspondantes, répondaient à l'esprit
de l'époque. Plus tard, Eisenstein a déclaré que le signe de
jeunesse du cinématographe a résidé dans « la tangibilité de
la structure contrapunctique de la construction » de son Cui¬
rassé Potemkine (T. III, 290). Eisenstein estimait que cette
netteté tangible de la structure syntaxique était le signe dis¬
tinctif des phases primitives du genre dent l'art du XX e siècle
pourrait de nouveau se rapprocher, une fois qu'il aurait par¬
couru le long itinéraire de son évolution. Par exemple, après
avoir décelé cette netteté dans « Les Liaisons dangereuses »,
Eisenstein. anticipant sur la conclusion d'un chercheur contem¬
porain (7), voit dans le style du roman de Laclos «Le
Bisaïeul» des*constructions modernes complexes, comme celles
par exemple des romans de Faulkner (T. 111, 298-302).
3. syntaxe des significations
Eisenstein s'est penché en permanence sur la technique de la
construction syntaxique (sur l'ensemble du roman ou film poli¬
cier, de ses propres films, des mises en scène, des poésies,
etc.). Mais pour l’étude sémiologique actuelle des œuvres
artistiques, les recherches esthétiques d’Eisenstein sont parti¬
culièrement intéressantes non pas là où il a étudié avant
tout la syntaxe en tant que telle (c'est-à-dire « le montage »
selon son terme), mais la où il a transformé la syntaxe en
moyen d'étude de la sémantique. C est ce qu’il a fait par
exemple quand il a étudié la manière dont, par l'association
de deux représentations (de deux hiéroglyphes pictographiques
ou images cinématographiques), on arrive à désigner le concept
abstrait que la représentation seule est impuissante à restituer.
I! a cité comme exemple les hiéroglyphes d’Extrême-Orient
qui en ces années intéressaient les plus grands artistes (Paul
Claudel, Ezra Pound). Eisenstein, qui avait étudié l’écriture
japonaise, les connaissait fort bien. Dans ces hiéroglyphes,
l'association des caractères « Eau » et « Yeux x> signifie « Pleu¬
rer » : celle de « Oreille » et « Portes ». « Ecouter », C est
dans des exemples de ce genre qu’Eisenstein voyait le « mon¬
tage » (T. Il, 284-285). En comparant les associations d'hié¬
roglyphes de ce genre avec la phraséologie des différentes
langues, on peut établir les lois universelles de la désintégration
des concepts en éléments constitutifs. Il se produit ainsi une
sorte de fission atomique du concept (8).
Mais Eisenstein s'intéressait moins à la décomposition des
concepts en cléments qu’à l’utilisation de cette méthode dans
le but de transmettre l'idée dans le cinéma intellectuel qu il
avait conçu. En guise d'exemple, il a cité le montage de la
phrase « Dieux » dans son film Octobre, où l’idée générale
de « Dieu » est communiquée au moyen de l'alternance de
diverses images de divinités, depuis le Christ du baroque
pétersbourgeois jusqu'à l'idole de bois des Gilyaks. La nature
profonde des procédés qu'emploie Eisenstein dans ses films
apparaît lorsqu on les compare au style de la poésie mexi¬
caine ancienne où la conjonction de deux expressions («pierre
de néphrite», «plumes de la divinité Quetzal ») sert à évo¬
quer un troisième mot non énoncé (généralement plus abstrait ;
dans l’exemple cité: «richesse, beauté»). Si Eisenstein avait
su que ce procédé aztèque renfermait des traits de parenté
avec sa technique du montage (9), il aurait vu là une nou¬
velle confirmation d’une idée qu il répétait souvent, celle que
toutes les propriétés fondamentales du style et de la psycho¬
logie d Eisenstein lui-même étaient incarnées dans la tradition
de la civilisation mexicaine (T, I. 442),
A l'aide d'un montage d'images (y compris des actualités),
concernant les sphères les plus diverses, par exemple diffé¬
rents pays et continents (Amérique du Nord, Chine), Eisen¬
stein comptait trouver dans son film Le Capital les moyens
d expression cinématographiques des idées les plus abstraites-
Il était proche de l'idée exprimée beaucoup plus tard par
Alexandre Astruc qui affirmait qu'il était possible de réaliser
un film d'après le « Discours de la méthode » de Descartes. A
la fin des années 20, Eisenstein a abordé la solution de cette
tâche en partant du principe que l’action réelle est exercée
non par un symbole mort, ossifie, mais par un « symbole
en devenir » (« Symbol im Werden ») qui surgit aux yeux
du spectateur par suite de l’affrontement de deux (ou plus)
représentations différentes : ainsi, dans La Ligne générale, la
statuette du cochon dansant acquiert un sens particulier après
que I on a vu la séquence des cochons courant aux abattoirs.
On peut illustrer la signification du procédé essentiel du
cinéma intellectuel imaginé par Eisenstein en citant les mots
d'un physicien contemporain qui assure que la comparaison
immédiate de deux photographies : un cratère lunaire et la
surface d'un corps solide ayant subi un bombardement, peut
mieux permettre de comprendre la nature profonde du pro¬
cessus étudie qu'une analyse mathématique (10).
4. structure spatiale de l’image
Dans le film mexicain qu’Eisenstein a commencé apres avoir
étudié le projet du Capital, la juxtaposition de deux repré¬
sentations qui devait permettre l’incarnation de l’idce, sc réali¬
sait dans les limites d’une seule image cinématographique,
et non au moyen du montage, au sens étroit du terme : les
statues de dieux aztèques cessaient d’être des symboles figés
de la vieille civilisation pour devenir une création cinéma¬
tographique vivante, parce que dans trois images différentes,
Eisenstein plaçait des visages indiens vus sous les memes profils
à côte de chacune de ces statues. Dans ce même film, la
composition en profondeur de l'image était utilisée afin de
48
montrer côte à côte une pyramide et le visage d une Indienne
comme des objets de même dimension, comme l a fait Orozco
dans ses fresques, dont le sujet aussi bien que la structure
sont proches de la fresque cinématographique d'Eisenstein.
Pour Eisenstein, la destruction de la perspective habituelle
a constitué Je procédé fondamental de construction. Il écrivait
dans un des articles de 1929 que « la présentation de l'objet
dans ses proportions effectivement (non relativement) propres,
n’est évidemment qu'un tribut à la logique orthodoxe, formelle,
à l’assujettissement à 1 ordre indestructible des choses. Dans
la peinture comme dans la sculpture, elle revient périodique¬
ment et invariablement dans les périodes d’instauration de
l’absolutisme, en se substituant au caractère expressif de la
disproportion archaïque dans la « hiérarchie des rangs » régu¬
lière de l'harmonie établie bureaucratiquement. Le réalisme
positiviste n est pas le moins du monde la forme correcte
de la perception. Il n'est que la fonction d’une forme déter¬
minée de régime social, venant après l'autocratie étatique qui
a implanté la conformité d’idées étatique. L'uniformisation
idéologique qui croît sous une forme imagée dans les rangées
d uniformes des régiments de la garde impériale» (T. II r 288)
( 11 ).
Dans Le Pré de Béjüie, Eisenstein a étudié la représentation
hiérarchique des principaux personnages (Je père et le fils),
déterminée non pas par la perspective, mais par leurs fonc¬
tions. Plus tard, dans des études spéciales consacrées au rôle
du cadre et du « cadrage » dans Ihistoire de la peinture, et
notamment dans son étude sur Degas, Eisenstein a examiné
les principes de la construction spatiale qui, dans le cinéma,
ont trouvé leur prolongement dans le gros plan et la compo¬
sition en profondeur de l image. Dans son premier grand film,
La Grève, il a juxtaposé deux représentations parfaitement
différentes dans la meme image au moyen d’une double ex po¬
sition. Plus tard, il a trouvé dans ce procédé les traces d’un
engouement pour « la multiplicité spatiale des plans du
cubisme» (T. II, 455-456), Il voyait en même temps dans cet
emploi de la double exposition un avant-goût de la différen¬
ciation établie plus tard entre la « représentation » (au sens
de signifiant chez Saussure et dans la sémiologie moderne)
et l’« image » (au sens de signifié) (12).
Ce même principe cubique de construction apparaît de
manière plus évidente encore dans la toute première expé¬
rience cinématographique d’Eisenstein, Journal de Gloumov
(dont seuls des fragments sont conservés). Ce final cinéma¬
tographique d’une pièce montée par Eisenstein, « Le Sage ».
continuait par les moyens du cinéma le style cubiste de ses
spectacles antérieurs, où (comme dans certaines images de
La Grève) il échafaudait un « système des surfaces qu'auraient
pu envier non seulement Juan Gris mais même les membres
du couple identique Picasso-Braque» (14).
5. métaphore et métonymie
Eisenstein a dit lui-même que son premier court-métrage,
Journal de Gloumov, était un courant de métaphores et de
métamorphoses révélant ces métaphores : au moyen du fondu,
Gloumov devient tour à tour un canon, un minuscule nour¬
risson, un âne (T. II, 454-455). Il considérait que dans le
langage du cinéma, les métaphores, comme par exemple les
abattoirs sanglants de La Grève, se rapprochaient de l’image
verbale. Il compara d’ailleurs plus tard l’abondance des méta¬
phores dans les films de cette époque au caractère image des
langues à leur stade primitif. L’engouement exagéré pour le
caractère imagé de la langue cinématographique dans ses
premiers films était quelque chose de nécessaire, selon ses
propres mots, pour que le cinématographe (« de montage »
au sens large) soit reconnu « comme le moyen de parler, le
moyen d exposer les pensées, de les exposer au moyen du
genre particulier de la Langue cinématographique, au moyen
de la forme spéciale du langage cinématographique. Le passage
au concept de ciné-langage normal s’est tout naturellement
effectué par ce stade d’excès dans le domaine du trope et de
la métaphore primitive» (T. V, 172). Cette explication for¬
mule avec une parfaite netteté le problème du cinéma en
tant que «langage sans signes» (il aurait été plus exact de
dire « signes symboliques » car les signes peuvent être à la
fois représentatifs et indicatifs, « iconographiques ») (15). C'est
ce problème d'ailleurs qu’aborde Eisenstein après avoir posé
la question de « l'image en tant que signe », celui aussi que
réabordent à nouveau de nombreux chercheurs actuels (16)
(parfois en polémiquant avec Eisenstein). La position du cinéma
en tant que langage (pas obligatoirement symbolique au méta¬
phorique) a revêtu une importance capitale pour l'ccuvre
future d'Eisenstein.
Dans ses études sur la langue du cinéma. Eisenstein a
devancé les conclusions des chercheurs modernes en mettant
en valeur le rôle particulier qu’y joue la métonymie. En affir¬
mant que le gros plan a été une représentation métonymique
de la partie à la place du tout (pars pro toto), il a rejoint
l'opinion des plus importants spécialistes de la linguistique
structurale et de la sémiologie (17). La définition de la méto¬
nymie, récemment proposée par ta linguistique structurale,
comme changement de position syntaxique, conduit à assimiler
la pars pro toto à des changements d’accentuation à l'intérieur
des éléments de la structure (18). Cette idée correspond à
l’interprétation que donnait Eisenstein du trope cinématogra¬
phique, qu'il comparait à la succession des mots dans les
langues naturelles (T, V, 174-176). La chose essentielle dans
le langage du cinéma est la compréhension de la métaphore
comme l’alternance de signes différents sur le plan sémantique
dans des contextes syntaxiques identiques (19). Les deux lions
du Cuirassé Potemkine, celui qui est assis et celui qui s’est
levé, sont interprétés comme une métaphore justement parce
qu'ils se suivent dans des contextes identiques. Dans le lan¬
gage cinématographique, ces contextes sont donnés en tant que
tels, à la différence de la langue poétique où ils sont trans¬
formés en un seul texte. Et quand Eisenstein dit qu’il est
nécessaire d'abstraire la « profondeur » des mètres et déci¬
mètres afin de parler du «sentiment profond» (T. V, 170),
il s'accorde avec la compréhension structurale de la métaphore
selon laquelle le fait caractéristique est la promotion au pre¬
mier plan d’une seule des significations du mot, en contraste
avec toutes les autres (20).
La conclusion d'Eisenstein soulignant le caractère primitif
du style métaphorique s’accorde avec la thèse selon laquelle
« dans les styles poétiques qui se distinguent par l’équilibre
du vers et du mot et qui sont apparus à l’époque de l’achè¬
vement, on note l’absence de métaphores, à la place desquelles
se développent de multiples nuances latérales des mots à l’aide
de périphrases et métonymies» (21). A cet égard, la compa¬
raison des tendances métonymiques dans la prose des XIX*
et XX* siècles (y compris dans le roman policier qui met
l’accent sur le détail et qu’Eisenstein appréciait tellement) et
dans le langage moderne du cinéma présente un intérêt parti¬
culier (22).
6 . oppositions binaires
Eisenstein s'est particulièrement rapproché des conclusions
de la, linguistique structurale et de la sémiologie modernes
en employant dans ses recherches la méthode de description
au moyen des oppositions binaires. Il l'a considérée comme
applicable dans la même mesure à l'ctude structurale de la
« Trinité » de Roublev, du triptyque d’Utamaro qui avait
enthousiasmé les Goncourt, et enfin de son Cuirassé Pctem-
kine. Eisenstein en a analysé un fragment en opposant le
centre et la périphérie, la profondeur et le premier plan, le
haut et le bas, le noir (sombre) et le blanc (clair), le pair
et l'impair (T. Il, 87-91). Il a emprunté aux doctrines esthé¬
tiques anciennes de l’Extrême-Orient la dernière opposition
à laquelle il a consacré son étude, de même que le principe
des oppositions binaires. Il portait un intérêt extrême à la
classification de tous les phénomènes en deux principes oppo¬
sés (le yin et le yang) établie dans l'ancienne Chine et dont
il a étudié les applications esthétiques dans sa « Non-indiffé¬
rente Nature» (T. III, 272-280) (23). La méthode structurale
moderne d interprétation des mythes a découvert l’ancienneté
typologique de cette classification, évidente pour Eisenstein.
49
Il était aussi proche d une autre conclusion de l’anthropo¬
logie structurale : celle qui veut qu'il se produise au cours du
rite une communication réciproque ou une suppression des
oppositions ou leur réunion au centre même du rituel. La
forme extrême se manifeste dans les rites où le roi et le
sujet, l’homme et la femme, intervertissent leurs rôles (24).
La séquence centrale de la deuxième époque d’Ivan le Ter¬
rible est fondée sur l’utilisation des archétypes de ces rites :
à la danse qu’exécute Fcdor Basmanov déguisé en femme
avec un masque de femme succède la scène où Ivan le Ter¬
rible et Vladimir Staritsky échangent les attributs impériaux.
Cette scène qui a son prototype historique réel dans le fait
qu'lvan le Terrible avait cédé son pouvoir au prince tartare.
reproduit exactement le rite extrême orientai du remplacement
du tsar que menace un malheur, par un sujet qui est mis à
mort à la fin de la cérémonie (24). Dans ses recherches théo¬
riques, Eisenstein a signalé le lien entre l’échange des rôles
du tsar au sujet (dans cette scène) et le changement de vête¬
ments (dans la danse de Fcdor la précédant). La nature
carnavalesque de l’« Opritchnina » signalée dans l’admirable
ouvrage de Mikhaïl Bakhtine sur la culture carnavalesque
(26) a été révélée dans cette séquence.
C'est pourtant dans le final du film sur le Mexique qu’Ei-
senstein a pénétré au plus profond de la tradition carnava¬
lesque. Il est parvenu à donner une expression plastique au
thème de l’association du rire et des rites funéraires (T. II.
364-367) qu'il avait étudiés personnellement dans la civilisa¬
tion mexicaine (T. II, 364-367). La dérision de la mort est
étudiée par rapport aux autres traditions carnavalesques par
les folkloristes structuralistes (27).
La réunion des oppositions binaires qu Eisenstein estimait
typique des divinités androgynes du Mexique (I. I, 440-441),
a été decouverte par l'anthropologie moderne dans les autres
systèmes mythologiques (28). Ceci a eu pour effet de confir¬
mer 1 idée d’Eisenstein selon laquelle ce principe permet d'ex¬
pliquer de nombreux archétypes de la culture. Cette réunion
des contraires, y compris ceux de l art et de la science, carac¬
térisait à son avis son artiste favori, Léonard de Vinci (T. IV,
666-667). comme le prouve son dessin «Léonard» où est
dessinée à côté du peintre une spirale logarithmique inscrite
dans un cercle, symbole de l’association des rangées classi¬
fiées de Yin et de Yang.
Nous avons ainsi la révélation d'un Eisenstein sémiologue
parmi les différents aspects de sa riche personnalité. La sémio¬
logie et la linguistique structurale modernes qui s'intéressent
non seulement à l’analyse des oppositions binaires mais aussi
à leur synthèse peuvent considérer Eisenstein comme un de
leurs précurseurs. — Viatcheslav IVANOV.
(Traduit du russe par Andrée Robel.)
notes
L Toutes les citations d’Eisenstein sont extraites des Œuvres
choisies en 6 volumes, Moscou ; tomes I-1II, 1964 ; tome IV,
1966; tome V, 1968.
2. V.N. Toporov : Notes sur les arts plastiques bouddhistes
en liaison avec le problème de la sémiotique des représenta¬
tions cosmologiques. (Ouvrages sur les systèmes de signes,
II fasc. 181). Tartu, 1965.
Cf. Georges Charachidzé : Le système religieux de la Géorgie
païenne, Analyse structurale d'une civilisation. Paris, François
Maspero, 1968, pp. 671-674.
3. C. Lcvi-Strauss : Le cru et le cuit (Mythologiques I). Paris,
Plon, 1964, p. 23.
4. A.M, Hocart ; Kingship. Londres, 1927 (deuxième édition
1969), p. 90.
Pour une comparaison avec le rôle du globe impérial dans
la scène du couronnement d Ivan le Terrible, les notes sur
Byzance de l'article de Kurt Aland : Der Abbau des Herr-
scherkultes im Zeitelter Konstantins, « La regalità sacra »
Leiden, 1959, sont aussi importantes.
5. Cf. Viatcheslav Ivanov : II ruolo délia semiotica nello studio
cibernetico delTuomo e del collettivo. « Sigma », Marzo 1968,
n° 17. Silva editorc, pp. 73-74.
6. Par exemple C. Metz : Essais sur la signification au cinéma,
Paris, 1968, pp. 40-41.
7. Tzvetan Todorov : Littérature et signification. Paris, Librai¬
rie Larousse, 1967, p. 81.
8. E. Reifier ; La fission de l'atome en sinologie à l'aide de
la sémantique comparative. « Bulletin de l’Université de l'Au¬
rore », 1949, pp. 240-254.
9. Ferdinand Anton : Alt-Mexiko und seine Kunst. Leipzig,
1965, p. 111.
10. J. Ziman : Public knowledge, The social dimension o£
science. Cambridge, 1968, p. 48.
11. A en croire les souvenirs d'Ivor Montagu, Eisenstein avait
l’intention de développer dans un ouvrage particulier cette
pensée brièvement exprimée dans la citation donnée de l ar-
ticle « Hors cadre ». Ivor Montagu : With Eisenstein in Holly¬
wood. Berlin, 1968, pp. 103-104. Florenski a développé des
idées très proches des conceptions d’Eisenstein sur la pers¬
pective dans son étude P.A. Florenski Perspective à
l'envers 3. «Notes scientifiques de l’Université d Etat de
Tartu », Fas. 198, Tartu, 1967.
P. Francastel : Peinture et société, naissance et destruction d’un
espace plastique de la Renaissance au cubisme. Lyon, 1952.
12. Voir à ce sujet l’article de l’auteur : Viatcheslav Ivanov :
Structure du poème de Khlebnikov « On me porte à dos
d’éléphant )>, « Tel Quel » 35, Automne 1968, pp. 11-13.
14. I.A. Aksenov : Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein. Portrait
d’un artiste. Revue « Iskousstvo Kino », n° 1, 1968, p. 101.
15. Voir au sujet de l’application de cette terminologie sémio¬
logique au langage cinématographique (à propos de la théorie
du langage cinématographique d Eisenstein) : Peter Wollen :
Signs and imeaning in the cinéma. Londres, 1969, pp. 142-155.
16. J. Mitry : D'un langage sans signes. « Revue d'esthétique ».
T. XX, 1967, fasc, 1-2. C. Metz : Essais sur la signification
au cinéma.
17. Cf. Roman Jakobson : Verfall des Films? « Sprache im
technischer Zeitalter ». 27, « Zeichensystem Film. Versuche
zu einer Semiotik ». Stuttgart. W. Kohlhammer, 1968, p. 186.
18. J. Kuryowicz : Metaphor and metonymy in linguistics,
« Zagadnenia Rodzajôw literackych », tome IX, 1966, p. 8.
19. Ibidem.
20. E.M. Uhlenbeck : Language in action. « To honor Roman
Jakobson ». The Hague. Mouton. 1967, p. 2 065.
21. B.M. Eichenbaum : De la poésie. Léningrad. « Sovetski
Pissatel ». 1969, p. 133.
22. R. Jakobson and M. Halle : Fundamentals of language.
The Hague, 1956, p. 78. A. Jackiewicz : La théorie du cinéma
métaphorique et métonymique à la lumière de la sémiologie.
Varszawa, 1968 (avant-texte du rapport au symposium de
sémiologie).
23- E. Leach. Rethinking Anthropology. Londres. 1961, p. 135.
24. H M. Kiimmel : Ersatzrituale Kir den hethitischen Konig.
« Studien zu Bogàzkôy-Texten » Heft 3.) Wiesbaden, 1967.
(en annexe sont indiques tous les cas d’accomplissement de
ce rite en Mésopotamie).
26. Mikhaïl Bakhtine : L’œuvre de François Rabelais et la
culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance. Mos¬
cou, Khoudojestvennaïa Litératoura, 1965. A paraître pro¬
chainement aux Editions Gallimard.
27. Roman Jakobson : Médiéval Mock Mystery. « Studia phi-
lologica et litteraria in honorem L. Spitzer ». Berne. 1958.
28. H. Baumann : Das doppelte Geschlecht. Berlin, 1955.
M. Eliade : Méphistophélès et l’androgyne. Paris, 1962.
(Viatcheslav Ivanov est Directeur de la Section de typo¬
logie structurale des langues slaves à l’Institut des Etudes
slaves et balkaniques de l’Académie des Sciences de l’URSS
(Moscou). Dernières publications : «Systèmes linguistiques de
l’indo-européen commun, du slave commun et de l'anatolien »
(Moscou 1965). «La langue hittite» (Moscou, 1963). En
collaboration avec V.N. Toporov : « Systèmes mythologiques
(linguistiques modelants) slaves», (Moscou, 1965), «Sans¬
krit » (en anglais), (Moscou, 1969). En français : dans «Tel
Quel », n° 35, 1968 : « Structure du poème de Khlebnikov
« On me porte à dos d’élcphant » ; dans « Semiotica » I, 1969,
2 : «L’Evolution des signes-symboles»)
50
5
Introduction à
“Poetika Kino”
par Jean Narboni
En publiant deux textes sur le cinéma d'Eichenbaum et de Tynianov, représentants de V « Ecole formaliste de poésie », et
en y introduisant, notre projet, comme pour l’ensemble de ce numéro, est double : restituer à leur contexte un certain
nombre de travaux importants au moment oit, les présentant pour la première fois en français plus de trente ans après
leur parution, on ne sait pas comment ils seront lus t et indiquer ce qui en eux noits concerne encore aujourd’hui. Les
rendre à leur contexte n’est pas les désigner comme objets de musée, marquer en quoi ils continuent de nous importer
n’invite pas à s’y conformer comme modèles ; il sera donc indiqué comment, tenus pour modernes, voire d' « avant-
garde », en leur temps, ces travaux n’appartiennent pas aujourd’hui, en dépit de nombreux points dépassés, aux archives ,
■mais peuvent inciter A la réflexion sur le cinéma et participer aux recherches en cours.
1) Pendant l'hiver 1914-1915, quelques étudiants, réunis
autour de Roman Jakobson, fondent le « Cercle linguistique
de Moscou », dépendant de l’Académie des Sciences, cercle
appelé à « promouvoir la linguistique et la poétique ». Tl
tient en mars 1915 sa première séance officielle, à laquelle
assistent les poètes « futuristes» (35). En 1916, un recueil
collectif sur la théorie du langage poétique est publié à
Pétrograd. Quelques semaines avant la Révolution de février
1917, toujours à Pétrograd, Erik, Chklovski, Eichenbaum,
Evguény Polivanov et Jakubinski décident, sur l’exemple
du Cercle de Moscou, la création d’une société de recherches
poétiques qui deviendra, en 1919 seulement, l’Opoiaz (sigle
figurant au bas de sa publication officielle, «Poetika»).
Les rencontres, collaborations, rapports entre les deux
groupes sont étroits, ainsi qu'entre eux et les poètes futu¬
ristes.
2) « Ecole formaliste de poésie », « formalisme », sont les
termes par lesquels on désigna péjorativement ce courant,
ceux qu’on persista et persiste à lui attribuer encore, par
commodité ou habitude, ou dans une intention inverse de
valorisation esthétisante. On verra dans la suite de ce texte
les réserves qu’il faut émettre, et que les chercheurs de
l'Opoiaz eux-mêmes formulaient, à l’encontre de telle appel¬
lation.
3) Influencée dès ses débuts par Baudoin de Courtena.v
et la linguistique saussurienne, évoluant constamment pen¬
dant les quinze années où, dans la Russie révolutionnaire,
elle poursuivit ses travaux. l'Opoiaz disparut pratiquement
en tant que groupe vers 1930, à la fois pour des raisons
politiques et théoriques internes (le Cercle Linguistique de
Moscou fut, lui, dissous pendant l’été 1924).
4) Ayant largement influencé la linguistique structurale
moderne, par l’intermédiaire du Cercle Linguistique de
Prague (fondé en 1926), dont certains des membres de
l’Opoiaz firent également partie, en même temps ou succes¬
sivement (Jakobson. Tomachcvski, Bogatyrev), les écrits
do l’Ecole « formaliste » sont restés pratiquement inconnus
en Europe jusqu’en 1958, date de publication de « La Mor¬
phologie du conte russe » par V. Propp. (En 1955 cepen¬
dant, paraissait sur eux un essai de V. Ehrich, « The
Russian Formalism ».) Aujourd’hui, ces textes sont traduits
en plusieurs langues. On signalera principalement en France
le recueil « Théorie de la littérature » (Editions du Seuil,
Collection Tel Quel, 1965), regroupant les plus importants.
5) fl ne nous appartient pas d’indiquer la portée consi¬
dérable de ces travaux dans les champs de la littérature et
de la linguistique, des recherches structurales et des
« sciences humaines », ni d’exposer le mouvement par lequel
une sémiotique moderne, intégrant leurs acquis théoriques,
tend à les dépasser et à en déconstruire les présupposés
philosophiques, dans le mouvement d’élaborer une théorie de
la production textuelle comme pratique signifiante. Nous
nous contenterons, là aussi, de renvoyer aux travaux qui
sont en cours autour de Jacques Derrida et de Julia Kris¬
teva. Nous dessinerons, dans le seul but d’éclairer la suite
de cet article, un schéma très général des positions de
départ, des fondements théoriques et de l'évolution de
l’Opoiaz entre 1915 et 1928, nous référant pour cela surtout
au texte de Boris Eichenbaum « La Théorie de la « méthode
formelle» (35), dressant en 1925 un bilan des travaux
effectués.
6) Avant tout, les Formalistes insistent sur la nécessité,
pour eux essentielle, de considérer l’œuvre elle-même, le
texte littéraire, en tant que système signifiant structuré.
En conflit ouvert avec la science académique « qui ignorait
entièrement les problèmes théoriques et qui utilisait molle¬
ment les axiomes vieillis empruntés à Vesthétique, à la psy¬
chologie et à Vkistoire », et avec les théoriciens du symbolis¬
me. « pour leur arracher des mains la poétique, la libérer de
leîtrs théories de subjectivisme esthétique et philosophique
52
et la ramener ainsi sur la voie de Vétude scientifique des
faits », les Formalistes posent que « l’objet de la science
littéraire doit être Vétude des particularités spécifiques des
objets littéraires les distinguant de toute autre matière ».
Jakobson formule définitivement cette intention : « L'objet
de la science littéraire n'est pas la littérature , mais la « lit¬
térarité » (literaturnost) c'est-à-dire ce qui fait d'une œuvre
donnée une œuvre littéraire ». Rejetant les exégètes tradi¬
tionnels orientant leurs recherches vers l’histoire de la cul¬
ture et la vie sociale, les Formalistes posent l’œuvre comme
système au centre de leurs travaux, hors de la biographie
de l’auteur. « La Révolution que soulevaient les Futuristes
(Khlebnikov, Kroutchenykh, Maïakovski) contre le système
poétique du symbolisme fut un soutien pour les formalistes t
parce qu'elle donnait un caractère plus actuel à. leur com¬
bat ».
A ce stade essentiellement polémique, sans toujours luci¬
dement évaluer en quoi leurs propres positions, comme
d’ailleurs celle des poètes dont ils se réclament, est liée à
et déterminée par les profonds bouleversements sociaux en
préparation et en cours, les formalistes multiplient procla¬
mations fougueuses, mots d’ordre arrogants, slogans inso¬
lents, voire déclarations apolitiques quelque peu irrespon¬
sables, comme la célèbre formule : « Dans l'art, depuis
tou jouis libre par rapport à la vie, la couleur du drapeau
qui couronne la citadelle ne peut être aucunement reflétée »
(cette conception curieusement théologique de Fart de la
part de chercheurs soucieux de scientificité et de rigueur
ne manquera pas de peser lourd, quand bien même elle
s’inscrivait en rupture par rapport à une pensée antérieure
de l'art mécaniste et expressive, sur la scène politique, et
leur vaudra la méfiance des dirigeants révolutionnaires).
Pendant cette période même pourtant, un véritable travail
s'accomplit, dont témoignent de très nombreuses publica¬
tions. Dans l'Introduction à « Théorie de la littérature »,
Jakobson opère une mise au point éclairante : « Or, mal¬
heureusement, en discutant le bilan de l'école « formaliste »,
on est enclin à confondre les slogans naïfs et prétentieux
de ses hérauts avec Vanalyse et la méthodologie novatrice
de ses travailleurs scientifiques ». Et, plus loin : « On
aurait également tort d'identifier la découverte, voire
l’essence de la pensée « formaliste », aux platitudes gal¬
vaudées sur le secret professionnel de Vart, qui serait de
faire voir les choses en les rendant surprenantes (« ostra-
nenie »), tayidis qu'en fait il s'agit dans le langage poéti¬
que d'un changement essentiel du rapport entre le signifiant
et le signifié, ainsi qu'entre le signe et le concept ».
A la lumière de ces précisions (mais une lecture un peu
attentive des textes eux-mêmes peut aisément le découvrir),
le terme « forme », et plus encore celui de formalisme,
s’avère impropre à rendre compte du plus important des
travaux en cours. Comme le signale T. Todorov (26) : « La
forme, pour eux, cmivre tous les aspects t toutes les parties
de Vœuvrc, mais elle existe seulement comme rapport des
éléments entre eux, des éléments à l'œuvre entière, de
l'œuvre « la. littérature nationale, etc., bref, c'est un ensem¬
ble de fonctions ». Comme le précise encore Eichenbaum :
« La notion de forme s'était peu à peu confondue avec la
notion de littérature , avec la notion du fait littéraire »
(ainsi, l’image traditionnelle de «sujet» comme combinai¬
son d’une série de motifs n’a plus cours, le sujet passe de
la classe des éléments thématiques à celle des éléments
d’élaboration, la fable comme simple matériau sera distin¬
guée du sujet comme construction de ce matériau, etc.).
C’est principalement sous l’influence de Tynianov, venu
beaucoup plus tardivement à l’Opoiaz, que s'amorcera un
tournant dans l'évolution des travaux, tant en ce qui
concerne la scientificité des recherches en cours qu’à propos
du statut de la littérature (et plus généralement, de toute
pratique artistique) dans le complexe social. La notion capi¬
tale de fonction est élaborée (<r L'œuvre représente un sys¬
tème de facteurs corrélatifs. La corrélation de chaque fac¬
teur avec les autres est sa fonction par rapport au sys¬
tème »). permettant de dialectiser celle, trop étroite, de
forme (« La notion de matériau ne déborde pas les limites
de la forme, le matériau est également formel ; et c'est wie
erreur que de le confondre avec des éléments extérieurs à la
constructions), l’accent sc trouve mis sur le dynamisme de
l’œuvre (« L'unité n'est plus une entité symétrique et close .
mais une intégrité dynamique ayant son propre déroule¬
ment, ses éléments ne sont pas liés par un signe d'égalité
ou d’addition, 77iais par un signe dynamique de corrélation
et d'intégration. La forme de l'œuvre littéraire doit être
sentie comme une forme dynainique »).
Une mise au point de la plus grande netteté est effec¬
tuée en 1928 par Jakobson et Tynianov dans « Les problè¬
mes des études littéraires et linguistiques » (35) : « Les
problèmes immédiats de la science littéraire et linguistique
en Russie réclament d'être posés sur une base théorique
stable ; ils exigent que Von abandonne définitivement les
montages mécaniques de plus en plus fréquents qui rassem¬
blent les procédés de la méthodologie nouvelle et ceux de la
vieille méthode stérile, qui introduisemt hypocritement le
psychologisme naïf et autres vieilleries sous le couvert d'une
terminologie nouvelle ». Et, plus loin : « Les lois immanentes
à l'évolution littéraire (ou linguistiques) ne nous donnent
qu'une équation indéterminée qui admet plusieurs solu¬
tions en nombre limité certes, mais pas obligatoirement
de solution unique. On ne peut pas résoudre le problème
concret du choix d'une direction ou du moins d'une domi¬
nante, sans analyser la corrélation de la série littéraire avec
les aictres séries sociales. Cette corrélation (le système des
systèmes) a ses lois structurales propres qu'on doit étudier.
Considérer la corrélation des systèmes sans tenir compte
des lois immanentes à chaque système est une démarche
funeste du point de vue méthodologique ». En contraste
frappant avec les premières prises de position de l’Opoiaz,
ces déclarations indiquent l’évolution d’une recherche dans
la voie de penser la pratique littéraire comme articulée dans
le tout social à d’autres pratiques, en interaction dynamique
et multiple avec elle, transformante/transformée, et se
démarquent de la conception antérieure de l'art comme
enclos préservé, à l’abri de l’histoire. L’indication de l’évo¬
lution d'une pratique artistique comme équation à plusieurs
solutions possibles selon la détermination par les séries
sociales voisines pourrait permettre d’étudier (par exemple)
le passage précoce des futuristes italiens au fascisme et
l’adhésion des futuristes russes à la révolution socialiste,
en dépit de certaines positions programmatiques apparem¬
ment concordantes (voir texte de G. Sadoul dans ce numéro
page 19).
7) Pour des raisons politiques, mais aussi de crise théo¬
rique interne, le groupe cesse officiellement d’exister vers
1930. Afin d’éviter les généralisations et les tentatives uni¬
taires simplistes (martyrologue des avant-gardes opposées à
l’obscurantisme des dirigeants politiques, cf, in « Le Nouvel
Observateur », l’article du polygraphe marcuso-heideggero-
lacanien J.-M. Palmier), il faut revenir, aussi bien dans le
cas des formalistes que des autres « courants artistiques »
de la Russie révolutionnaire, sur ta position des dirigeants
du Parti à l’égard des intellectuels, et plus particulièrement
sur celle de Lénine. Elle est, comme l’indique Claude Pré¬
vost dans « Lénine et la notion de culture » (dans « l’Hu¬
manité»). exempte à la fois de « sectarisme et de complai¬
sance ». En 1918, Lénine déclare : « On ne peut construire
le socialisme qu'avec les éléments culturels du grand capi¬
talisme , et les intellectuels soyit un de ces éléments ». Et
Claude Prévost ajoute : « D'autre part, le constat d'un
autre fait : L'idéologie que véhiculent ces hommes « héri¬
tés » du régime tsariste : Lénine leur tient des propos
dénués d'aménité : « Nous n’avons jamais douté de votre
manque de fermeté ».
« En tant que couche, les intellectuels russes, scion
Lénine, sont en proie à une contradiction fondamentale :
a) Pénétrés de part C7i part (« jusqu'à la moelle ») par
l'idéologie bourgeoise (« une conception bourgeoise du
mo7ide ») : « les hommes cultivés cèdent à Vinflucnce et à
la politique de la bourgeoisie, parce qu’ils 07it reçu toute
Leur culture de l’a7nbiance bourgeoise, à travers cette am¬
biance bourgeoise. »...
53
b) Mais ces victimes (et porteurs) de Vidéologie et de la
civilisation bourgeoises ne sont pas sans mérite, car « ces
<j en s-là ont V habitude de se livrer à un travail culturel ; ils
ont fait progresser la culture dans le cadre du régime bour¬
geois »... »
Ni ambiguë, ni sectaire, ni obscurantiste ni dogmatique,
l’attitude de Lénine sera conforme à ces positions. Méfiant
à l'égard des formalistes et des futuristes, soucieux de leurs
excès et de leur impétuosité, de leur indépendance à l’égard
du Parti, mais conscient de leur adhésion à la Révolution
et de l'importance de leurs travaux, i! multipliera les mises
en garde et les reproches, sans s'opposer à la poursuite de
ces travaux. En revanche, il sera infiniment plus sévère
(voir article de B. Eisenschitz dans ce numéro, p. 38) à
l'égard des positions brouillonnes et dangereuses du Prolet-
kuît.
La même confusion et le même brouillage qu'à l'égard de
îa position des dirigeants révolutionnaires envers les
« avant-gardes » artistiques est à éviter quant à ces divers
courants eux-mêmes dont, sur bien des points, les positions
divergent. Proches des Futuristes dès leurs débuts, les
formalistes de l’Opoiaz adhéreront après octobre 17. dans
l'enthousiasme et la confusion, aux Komfuts créés par
ceux-ci. Mais leurs positions théoriques ne s'accordent pas
toujours. S'ils déclarent péremptoirement vouloir rompre
avec ceux qui les précèdent (académiciens et symbolistes),
c’est méthodologiquement, ils n'entendent pas ignorer et
encore moins détruire les œuvres du passé. Ils écrivent sur
leurs contemporains, leurs amis futuristes (Maïakovski ou
Khlebnikov), mais étudient (et obtiennent avec eux peut-
être leurs meilleurs résultats) Pouchkine. Dostoïevski. Tols¬
toï, etc., plus conséquents en ce sens que les poètes futuristes
(du moins à leurs débuts) chantant et proclamant la des¬
truction du passé (et par là même proches des positions
« radicales » erronées des théoriciens du Proletkult). Il est
dès lors concevable qu’en une période de mutation historique
et sociale, cette interpénétration des tendances et des écoles,
cette multiplicité des intrications et des connexions aient
irrité les dirigeants politiques et les aient conduits à pren¬
dre leurs distances à l'égard de mouvements dont ils étaient
fort capables de juger l'importance, mais dont la turbulence
et l’impétuosité pouvaient les inquiéter au titre, peu contes¬
table, de résidus anarchistes bourgeois. Lénine, Lounat-
charsky (pourtant « protecteur » des arts et des avant-
gardes) ont été conduits, plus d’une fois, à des reproches
sévères, mais c'est Trotsky dans « Littérature et Révolu¬
tion » (1924), qui radîcalisa cette attitude, parlant de
l'Ecole formaliste comme de « la seule école qui se soit oppo¬
sée nu marxisme en Russie soviétique », par opposition aux
Futuristes qui surent « capituler» devant lui. Insistant sur
la nécessité de ne pas les écarter, reconnaissant leur néces¬
sité, il insiste sur l’urgence à « clarifier » leurs « racines
de classe », sans imposer cependant ni mots d'ordre ni
décrets. Texte lui-même non sans défauts théoriques
(auxquels, fort habilement en plus d'un point, Eichenbaum
répondra dans un essai paru en allemand sous le titre
« In Erwartung der Literatur »), mais révélateur d'un haut
niveau de complexité et de tension alors sensible sur la
scène historique générale, susceptible d'être seulement étu¬
dié par un lent travail. d'élucidation, dont nous n avons
voulu ici qu'indiquer les bases.
Il faudra attendre le « post-formalisme » pour qu'enfin
apparaisse dans toute son ampleur le projet d’une vaste
science des idéologies dans laquelle la science littéraire pren¬
drait place, théorie cette fois explicitement référée au
marxisme : « La Théorie de la littérature est une des bran¬
ches de la vaste science des idéologies qui englobe tous les
domaines de l'activité idéologique de l'homme... Pour la
science marxiste des idéologies : il se pose deux cercles
de problèmes fondamentaux : 1) le problème des particula¬
rités et des formes du matériel idéologique organisé comme
un matériel signifiant ; 2) le problème des particularités
et des formes de la communication sociale qui réalise cette
signification (P.N. Medvedev, « Formalnij metod v litera-
turovedenii/...Léningrad, 1928. Cité par Julia Kristeva, in
« Semiotica ». I, 1969. 2).
8) Les deux textes, inédits en français, que nous publions,
« Des fondements du cinéma » (Youri Tynianov) et « Problè¬
mes de la ciné-stylistique» (Boris Eichenbaum), sont ex¬
traits du recueil « Poetika Kino » (Moscou-Léningrad. 1927.
Préface de K. Choutko), où ils figurent avec un article de
Victor Chklovski (« Poésie et prose dans le cinéma ») et
un d'Adrian Piotrovski (« Le rôle du caméraman dans la
réalisation du film »). L'intérêt des écrivains « formalistes »
pour le cinéma n’est, pas plus que celui des poètes futu¬
ristes (voir dans ce même numéro le scénario de Maïakovski
«Comment allez-vous?»), passager ni fortuit. En plus de
très nombreux articles, Victor Chklovski, avec Fiotr Boga-
tyrev et Constantin Tereehkovith, publie en 1923 à Berlin
un livre sur Chaplin, et, seul, un recueil d’essais, « La
Littérature et le cinéma ». En 1926 paraît « La Littérature
et le film », de Boris Eichenbaum. Très régulièrement,
Tynianov tient une rubrique cinématographique dans « So-
vîetsky Ecran » et « Jizn Isskoustvo » (sous le pseudonyme
de J. Van Wesen). Enfin les scénarios de Tynianov,
Chklovski, Brik, se multiplient entre 1920 et 1940.(1)
Les premiers théoriciens non-soviétiques du cinéma sont
traduits en russe : « Photogénie » do Delluc, paraît en
1924 à Moscou, «L'Homme visible» de Balazs à Moscou
également en 1925, « Naissance du cinéma » de Moussinac
à Léningrad en 1926 (cf, les références à ces autours dans
les deux textes).
Cette importance accordée au cinéma prend place à l’in¬
térieur d’un mouvement de mutation historique où celui-ci
s'est trouvé désigné par les chefs politiques eux-mêmes
comme l'un des moyens importants de participer à l’action
révolutionnaire. Rôle qu'il convient de ne pas fétichiser, ni
d’extraire de son contexte. La phrase de Lénine à Lounat-
charsky par exemple, sur le cinéma (« do tous les arts, pour
nous le plus important »), se trouverait singulièrement déna¬
turée si on la déportait du domaine où, à l’époque et très
précisément. Lénine entendait à ce cinéma assigner un
rôle et une place.
En se référant à l’article de A. Karaganov dans « Lénine
et l’art vivant» (Editeurs Français Réunis, 1970), on peut
esquisser un résumé des interventions de Lénine à ce pro¬
pos. Karaganov cite d’abord une conversation entre Lénine
et Bogdanov, dès 1907, conversation rapportée par Rontch-
Brouévitch : « Vladimir Ilitch... écoutait avec attention la
conversation, il s'y joignit vite et sc mit à développer Vidée
que le cinéma , tant qu'il se trouvait entre les mains de vul¬
gaires mcrcantis, apportait plus de mal que de bien, en
corrompant fréquemment les masses par le contenu ignoble
de ses œuvres. Mais que , naturellement, quand les masses
s'empareraient du cinéma et quand il serait aux mains de
véritables ■militants de la culture socialiste, il apparaîtrait
alors comme Vun des plus puissants moyens d'instruction
des masses ».
En 1919, dans le «Projet de programme du PC(b)R»,
Lénine signale le cinéma comme moyen d'éducation et de
formation des ouvriers et dos paysans, au même titre que
les bibliothèques, les écoles pour adultes, les universités
populaires, les conférences (Lénine. Œuvres, « Editions
Sociales », Tome 29, p. 108). En 1919 également (le 27 août,
voit ce numéro p. 30), il signe le décret de nationalisation
de l’industrie cinématographique. Karaganov cite une lettre
à la section photo-cinéma du Commissariat du Peuple à
l’Instruction publique (juin 1920), où Lénine demande qu'on
prépare des films à partir de photos et de documents sur
le jugement des ministres de Kolchak et, le chef de la sec¬
tion D.L Lechtchenko lui ayant fait part des problèmes
posés par la pénurie de pellicule et de la nécessité d'en ache¬
ter à l’étranger, la décision de Lénine auprès du Commis¬
sariat au Commerce Extérieur : « Camarade K ras si ne ! Je
vous demande de tout mettre en œuvre pour satisfaire la
demande rapidement ! » A cette injonction, Lénine adjoint
la lettre de Lechcthenko et souligne sa demande d’expliquer
aux organisations dont dépend l’importation de pellicule que,
« étant donné la pénurie de papier, l'insuffisance en confé¬
renciers et en agitateurs et étant donné les masses énormes
54
de -populations incultes, le cinéma est la moyen le plus acces¬
sible et le plus sûr d’agitation et d'éducation communiste ».
Agitation, démystification, propagande, éducation (Lénine
constate dans « Feuillets de bloc-notes » — janvier 1923 —
qu’en 1920, « seuls 33 % des ha bit (ni t s de la R unifie (V Eu¬
rope savent lire et écrire , 28.1 % au Caucase du Nord,
21.8 % en Sibérie Occidentale ... ») sont les taches assignées
très précisément et instamment, par Lénine au cinéma sovié¬
tique (2). Si ce cinéma est celui que Vertov et Eiscnstein
voulurent faire (dans quelle mesure ils l’ont effectivement
fait est un autre problème, trop complexe pour être ici
résolu, mais dont la complexité se trouve plus qu’indiquée
par la mise en rapports des textes ici-publiés de l’un et de
l’autre, s'accusant réciproquement de menchévisme). peut-on
dire qu’il s’agît tout à fait du même pour Tynianov et
Eichenbaum, plus soucieux en 1927, d'affirmer son pas¬
sage du simple stade de la technique à celui d’art que de
promouvoir sa vocation militante ? Répondre négativement
serait trop simpliste, et reviendrait à occulter les énormes
problèmes théoriques que Vertov et Eisenstcin se posaient,
alors même qu'ils affirmaient la fonction politique de
leurs films, problèmes qui sont aussi ceux des écrivains
formalistes. En même temps qu’ils réclament un statut 1
artistique pour le cinéma, Eichenbaum et Tynianov insistent
sur son caractère de masse, populaire, déclassé (cet « enfant
illégitime de la photographie et de la baraque de foire ».
comme l’appelaient les Cercles de Saint-Pétersbourg). 11
faut constamment garder en mémoire, si l'on ne veut pas
commettre un grave contresens sur ce que fut le cinéma
soviétique des années 20, qu’avant lui il existait déjà un
autre cinéma russe, une production considérable de films
réalisés sous le Tsar, un marché investi par les grosses
sociétés étrangères et principalement les capitaux français
(Gaumont, Pathé). Cinéma mystifiant, jouissant d’un très
vaste succès populaire (l’acteur Mosjoukinc était une sorte
d’ «idole»), pessimiste et morbide, mystique, moyen
d’abrutissement manié par les classes dirigeantes qui s’v
complaisaient, et l'utilisaient en le méprisant. Au moment
du bouleversement historique et social de la Révolution, le
cinéma se trouve en quelque sorte dans la position d’un
non-texte voulant accéder à la position de texte, On se
réfère, par ces termes, au texte très important de Ju. M.
Lotman et A.M. Pjatigorski traduit en français dans
« Semiotica », I, 1969, 2. Définissant la notion de texte, les
auteurs prennent pour « point de départ le moment où le
sim-ple fait de Vexpression linguistique cesse d’être perçu
comme suffisant, pour qu’un message devienne texte , en
conséquence de quoi toute la masse des messages linguis¬
tiques circulant dans une collectivité est. perçue comme
« non-texte ». et c'est sur leur fond que se détache un
groupe de textes qui présentent les indices d'une grande
expression complémentaire , signifiante dans le système de
la culture donnée ». Dès lors, la « recherche de formes »
(cinématographiques et autres) en Russie révolutionnaire
peut être pensée à partir de la notion de « culture de type
ouvert » qui « se considère comme née de « zéro », de
55
« rien », et comme accumulant progressivement les éléments
de la vérité dont la plénitude n'est pensée que dans L'ave¬
nir ». Et les deux auteurs ajoutent : « Quand un certain
système de vérités et valeurs cesse d’être perçu connue tel,
cela fait naître la méfiance envers les moyens qui faisaient
qu'un message était perçu comme texte parce qu'ils témoi¬
gnaient de sa véracité et de sa signification culturelle. De
caution de vérité, les indices de texte deviennent les témoins
de sa fausseté. Dans ces conditions, on se trouve devant une
relation secondaire inverse : pour qu’une communication
soit perçue comme vraie et valable, (c'est-à-dire comme
texte), elle ne doit pas comporter les indices apparents de
texte . Seul un non-texte peut, dans ce cas , remplir la fonc¬
tion de texte ... La conception selon laquelle seule la prose
peut être véridique dans la littérature russe pendant la crise
de la période « Pouchkine » et le début de la période « Go¬
gol », la devise du cinéma documentaire de Dziga Vertov,
les tentatives de Rossellini et de de Sica pour supprimer
les prises de vue en studio et les acteurs professionnels , tous
les cas où le crédit d'un texte est déf ini par sa « sincérité »,
sa « simplicité », t le fait qu'il n’est pas inventé », peuvent
servir d’exemples de non-textes qui remplissent la fonction
de textes ».
L’ « école du montage » n'est donc pas né en Russie avec
le cinéma, mais avec la Révolution. Avant, il existait un
cinéma important d'adaptations, d'illustration serait mieux
dire ou mise en images de classiques de la littérature contre
lequel, d'abord, et avant tout, cinéastes et théoriciens s’élè¬
veront. Les textes de Tynianov et Eichenbaum sont très
éclairants sur ce point. Ils viennent après un cinéma ancien,
soumis à la littérature et au théâtre (3).
D'où leur insistance à vouloir dégager une spécifité diffé¬
rentielle du cinéma, à chercher en lui quelque chose qui
serait l'équivalent du fameux 4 literaturnost » de Jakobson
pour la littérature, ce que Delluc appelait la photogénie
(terme adopté par Eichenbaum, contesté par Tynianov, qui
lui substitue celui de ciné génie, à vrai dire aussi imprécis).
Est-ce à dire que. dans l'effort de libérer le cinéma des
contraintes de la littérature et du théâtre, Eichenbaum et
Tynianov pensent pouvoir se passer, même dans un cinéma
muet, de la langue ? Si le second revendique la « pauvreté »
du cinéma (absence de couleurs, de relief et de sons) comme
ses qualités primordiales pour accéder au statut d’art spé¬
cifique. Eichenbaum ne se débarrasse pas de la langue, et
ne pense pas pouvoir le faire à si bon compte, il n'estime
pas que le cinéma, pour ne pas posséder la parole, soit
pour autant extra-verbal. Dans « La Littérature et le
film » (1926), il écrivait déjà : « Il serait évidemment faux
de décrire le film comme un art absolument, séparé du
mot (...) Il est faux de dire que le film est « muet ». L’in¬
vention du cinéma a permis iexclusion du mot audible (sou¬
ligné par l’auteur) et, en conséquence, un nouvel ordonnan¬
cement des autres éléments. On devrait plutôt dire que le
spectateur est supposé sourd, du moins sourd à la parole,
mais le rôle du mot n'est pas anéanti par là : il est seule¬
ment transposé sur un antre plan. Dans la mesure où le
film ne s’épuise pas dans la photographie, il est un art
4 verbal », un art de la signification ». De là découle la
notion de « discours intérieur » du spectateur, de a Uni gage
dans Vesprit », dont le film doit tenir compte, qu'il doit sus¬
citer. le spectateur étant mis par son « jeu » en position de
le lire, « introduit dans iactioyi », comme dît Tynianov. et
lui-même « monté » (voir le texte capital d’Eisentein. dans
ce numéro) (4).
Là encore en dépit du flou terminologique et des pré¬
supposés mentalistes, on est très loin d'une idée du cinéma
(et particulièrement d'un cinéma du « montage-roi ». de la
« manipulation souveraine») comme assénant au spectateur
impuissant et passif ses significations univoques (et bien sûr
politiquement « orientées »).
Se considérant comme un langage, cherchant sa syntaxe
sans la parole (l’image dans sa composition, la suite des
images par le montage, la gestualîté de l’acteur), le cinéma
ne se constitue donc pas en dehors d'elle. Il pense son
absence dans le film, et en quelque sorte la rémunère. Une
autre notion importante apparaît à ce propos dans le texte
d'Eichcnbaum : le mot, absent à l'écoute du spectateur, est
remplacé par la mimique articulatoire : <x L’acteur de cinéma
parle pendant le tournage, et ceci produit son effet sur
l’écran ... Le ciné-spectateur habituel ne saisit évidemment
pas l’articulation en elle-même ; malgré cela, elle a son
importance dans la mesure où les acteurs ne se comportent
pas sur l'écran comme des sourds-muets, ne jouent pas la
pantomime. L’analyse de la mimique articulatoire à l’écran
est un problème d'avenir ; en tout état de cause, elle ne doit
pas être un vestige passif du tournage ». A égale distance
d'une conception du jeu de l'acteur comme pantomime, et
des tentatives inconscientes, comme l’indique Christian Metz
dans scs 4 Essais sur la signification au cinéma ». pour
« parler sans paroles ». pour « dire sans le langage verbal
non seulement ce que ion aurait dit par lui (opération ja¬
mais tout à fait impossible), mais pour le dire sans lui de la
même façon qu’on l’aurait dit par lui » (et par là même en¬
gendrant « un charabia silencieux, à la fois surexcité et
pétrifié, un exubérant bredouillage » ou une « décalcomanie
gestuelle»), Eichenbaum indique la possibilité d’un jeu
de l'acteur où la locution, l'émission verbale, l'acte de parler
serait à lire au même titre que les gestes.
Plus familière aux filmologucs occidentaux, l’idée-force
se retrouve bien sûr dans les deux textes publiés, du refus
par le cinéma de la copie, du naturalisme, de V « imitation
de la vie », options caractéristiques du cinéma russe. Réfu¬
tant la notion « d'homme visible » ou de « chose visible »,
spécifiques selon Balazs du nouvel art, Tynianov voit en
l'un et l’autre un « matériau et le cinéma comme utilisation
spécifique de ce matériau », 4 transformation de la chose
visible en chose sémantique », le temps et l'espace filmiques
étant spécifiques, « non-naturels, mais conventionnels »,
rejetant toutes 4 motivations naturalistes ».
Si l'idée d'une infidélité au réel profilmique dans la
composition de l’image a beaucoup vieilli (jeu des éclai¬
rages, angles insolites, distorsions, déformations diverses)
— ce point de vue étant encore assujetti à l’idée chklovs-
kienne de 1 ’ 4 ostranenie », de la désautomatisation de la
perception obtenue par opacification formelle (5), Tynianov
insiste en revanche sur l'importance du cadre comme limite,
bordure, cerne perceptible, enfermant les éléments, provo¬
quant une répartition nouvelle dans le plan, un agencement
purement filmique, une modification de la fonction de ces
éléments, à l'opposé de ce que sera plus tard l'idée du cadre
comme cache chez André Bazin, et sur le rôle primordial
assigné au montage, procédant par 4 bonds ». par sautes,
intervalles, dans la tentative du cinéma d’échapper au 4 na¬
turalisme» (montage dont le rythme propre se sépare de
celui de l'action au lieu de s’y mouler, et dont l’idée permet
à Tynianov la réintroduction dans son texte de la notion de
« fable » comme matériau et de « sujet » comme construc¬
tion ).
De ces textes, dont on doit, aujourd’hui, mesurer l'impor¬
tance et, par-delà d'incontestables parties datées (G), l'actua¬
lité, on achèvera la présentation en reproduisant ces phrases
étonnantes de Tynianov : 4 Une des différences entre /’« an¬
cien » et le 4 nouveau » cinéma tient à la conception du
montage. Alors que dans l’ancien cinéma le montage était
un moyen de soudure et de collage, un moyen aussi d’expli¬
quer les situations de la fable, un moyen en lui-même non-
perçu, dérobé, dans le nouveau cinéma il est devenu un des
points d'appui, un des points perçus, un rythme perçu ».
Ce dont la déconstruction s'annonce ici — cinéma de l'ef¬
facement des traces et du continu, de la transparence et du
liant — n’est pas seulement ce passé révolu que le cinéma
révolutionnaire désigne, mais ce faux futur à visage de
passé qui croira rompre avec cela-même qui le comprenait
déjà (« les choses sont là, pourquoi les manipuler ? »). Non
qu'on puisse un instant, sauf à donner dans l’absurde, uni¬
fier de part et d'autre de ce pivot ce passé et ce faux
futur, en ce qui concerne du moins les réussites et les résul¬
tats singuliers (les films de Rossellini ou de Hawks sont
autre chose, tout de même, que le cinéma déjà 4 ancien »
dont parle Tynianov en 1927) : mais les fondements, pro-
fondémcnt idéalistes, sont les mêmes (la « vie » prise dans
la vie et non dans les livres ou les pièces de théâtre, le tour¬
nage dans la rue et non plus en studio, ne changent rien à
l’affaire).
Les principes en revanche sont ici posés d'un cinéma qui,
pensant (sans s’en contenter d’ailleurs) la suite de ses
images non comme suite continue mais alternance, rempla¬
cement de l’une par l’autre, succession itérative (chacune
vaut d’abord par elle-même), inscrirait un « tracé accen¬
tué » multiplement (nulle obligation, dès lors, de « bousculer
la chronologie » à tout prix) donnerait à voir ce qui limite
ses plans comme cadre , cadrage (ces termes ne serviraient
plus à désigner seulement un acte de tournage), encadre¬
ment, délimitation enfermant sa prise (et non plus ajoin-
tement insensible au « monde », raccord invisible au
« réel »). Cinéma qu’il n’est pas question ici de « remet¬
tre au goût du jour » selon le mouvement répétitif,
lassant des modes successives (après le montage, le décou¬
page, puis retour au montage), mais seul capable de se sai¬
sir comme pratique signifiante connaissant sa matérialité,
se déprenant enfin de l’idéologie du « vécu » (sa présence
effective sur la scène historique s'en trouvera, quoiqu’on
en dise, autrement efficace), cinéma qui n'appartient pas au
silence prestigieux des archives, mais agissant aujourd’hui
devant nous, avec nous : chez Godard ou Straub, chez
Kramer ou les frères Taviani. — Jean NARBONI.
1) Dont voici une liste : Scénarios de V. Chklovski (liste
sans doute incomplète) : avant 1922, agit-films ; 1926 :
Le Traître (Abram Room), Les Ailes du Serf ou Ivan le
Terrible (Youri Taritch) ; 1927 : U Amour à trois ou Trois
dans un sous-sol (A. Room) ; 1928 : La Maison de glace
(K. Eggert). Ivan et Maria (Chirokov), Les Aspérités de
la route ou Cahots (A. Room), La Fille du capitaine (Ta¬
ritch), Ovod (M. Maidjanov), Les Cosaques (V. Barski),
Deux blindes (S. Timochenko), La Maison de la rue Troub-
naia (Boris Barnctt) ; 1929 : La Dernière attraction (Olga
Préobrajenskaïa, 1. Pravov). La Jeunesse vaincra (Mikhaïl
Guélovani) ; 1930 : L'Américaine CL. Esafika) ; 1933 :
Gorizont (L. Koulechov) ; 1939 : Mininc et Pojarski (Pou-
dovkine) ; 1969 : Ballade de Behring (Youri Chvyriev). Scé¬
narios de Ossip Brik : 1928 : Tempête sur l'Asie (Poudov-
kine) ; 1930 : Dcux-Bouldi-Deux (Koulechov) : 1941 : C'est
arrivé dans un volcan (Koulechov). Scénarios de Y'ouri Ty-
nianov : 192G : Le Manteau (Kozintsev et Trauberg) ;
1927 : S.V.D. (Kozintsev et Trauberg) ; 1934 : Lieutenant
Kijé (Alexandre Feinzimmer).
2) Ce qui se trouve regroupé aujourd'hui, chez Lénine, Ver-
tov, Eichenbaum, Tynianov, sous le nom de cinéma, est-ce
bien toujours le même objet ? S’agit-il en tous points d'un
« espace discursif » homogène, d’une « positivité » unique,
un seul geste « archéologique » peut-il en rendre compte ?
Un énorme travail reste à faire de dissipation de ces en¬
sembles suspects, de désîntricatîon de l'unité apparente de
ce qui se cache sous un même mot (chez Vortov, chez Ei-
senstein). de mise en relation au contraire de ce qui, par
deux mots différents, désigne une seule et même notion
(chez Vertov. chez Eisensteîn). Et, une fois seulement mar¬
quée la diversité des projets, l’articulation complexe des
fonctions et des pratiques, une fois décrit un jeu d’écarts,
peut-être sera-t-il possible, sans retomber dans le geste de
réduire les différences qu’on avait d’abord repérées ou cons¬
truites, de dessiner un « espace de dispersion ». Nous som¬
mes encore loin de le pouvoir, et ne prétendons qu’indiquer
quelques voies.
3) Nous pressentons l’objection : l’école du montage soviéti¬
que fut la première à penser le cinéma en théorie, et non,
comme ce qui la précède, à en user comme simple technique
d’enregistrement au service des classiques de la littérature
ou du théâtre. Le couple d’opposition ne serait pas perti¬
nent. Nous ne le pensons pas : cela impliquerait que l’usage
(et l’usage prolongé d’un moyen technique sans cesse s’amé¬
liorant, puisqu'on s'accorde à dater vers 1920 la première
« école théorique » du cinéma) soit à l’abri d’être gouver¬
née par une idéologie bien précise. On peut donc dire, sans
doute, qu’il y a mutation au moment du passage du cinéma
du stade de la technique à celui de pratique artistique se
pensant comme tulle, mais il y avait déjà une idéologie de
cet usage technique avec quoi le cinéma soviétique rompt :
celle de la copie de copie. Idéologie qui pourra parfaitement
resurgir (et resurgira) dans un cinéma-« art » incompa¬
rablement plus affiné techniquement et esthétiquement, qui,
lui, voudra copier « la vie ». De plus, dans la méconnais¬
sance presque complète où nous sommes du cinéma pré-
révolutionnaire, et portés à prendre à la lettre les déclara¬
tions de Koulechov, Vertov, Eisenstein, des FEKS, sur le
terrain d’exercice de leur pratique comme «terre vierge»,
« domaine à construire de part en part », peut-être com¬
mettons-nous une erreur à penser que le cinéma, avant eux,
et sans avoir bénéficié d’« écrits théoriques », ne se pensait
pas déjà, et depuis longtemps, comme « art » (même si
assujetti au théâtre ou à la littérature). Protazanov avait
réalisé plusieurs dizaines de films avant 17, et, après un
séjour à Paris, revint tourner en Russie, Panteleev était
un cinéaste très connu pour son « style » entre 15 et 17
(il tourna en 18 Cohabitation, sur un scénario du Commis¬
saire du peuple Lounatcharsky, et en 1922 Le Faiseur de
miracles , dont Youreniev écrit qu’il tint l’affiche pendant
des années, qu’il était le film préféré des spectateurs sovié¬
tiques. et que Lénine l’aimait beaucoup). De même pour
Gardine, etc.
4) L’exemplaire de Archaïstes et novateurs (Tynianov) ap¬
partenant à Eisenstein comporte une phrase soulignée par
S.M.E. : « L'important est que la langue ne sc contente pas
de transmettre le concept , mais est une voie pour la cons¬
truction du concept. »
5) L’influence des thèses de Chklovski sur la nécessité dans
l’art de « désautomatiser » la perception par des effets
d* « ostranenie », dont on a vu plus haut la réfutation par
Jakobson, et abandonnées par Chklovski lui-même (cf. entre¬
tien avec Vladimir Pozner, in « Les Lettres Françaises »,
17), fut considérable en Russie pendant les années 20
(voir par exemple le texte de Kozintsev dans ce numéro
p. 104, et en déduire leur rôle dans la problématique géné¬
rale de la FEKS). Incapables de poser le rapport dynami¬
que des signifiants aux signifiés, axées sur le seul plan des
« effets stylistiques », des altérations superficielles et fina¬
lement fort peu subversives de la langue poétique, les
théories chklovskiennes tombent tout à fait normalement
sous le coup de l’accusation de formalisme (sans compter
l’aberration théorique à laquelle invinciblement elles condui¬
sent, dans l’inconciliable dilemme qui suit : ou bien la
perception « ranimée » perçoit la forme « difficile » pour
elle-même — le référent étant alors exclu ou réduit à peu
d'importance —, ou bien cette forme doit aider à « mieux »
percevoir le monde. Faux problème, dont Chklovski, et pour
cause théorique, ne sortit jamais). La rectification de Jakob¬
son et le marquage qu’il opère du travail véritable devant
porter sur le rapport signifiant/signîfié, indique tout ce qui
sépare le brouillage formel d’une possible pratique maté¬
rialiste. Faut-il une fois de plus mettre en garde contre la
confusion, et d'abord celle qu’on serait tout prêt à nous
attribuer (mettre sur le même plan par exemple Robbe-
Grillet et Godard ou Bunuel) ? II semblerait, depuis le
temps, que non. Mais le récent et complaisant dialqgue de
« Positif » avec Claude Chabrol (les « Cahiers » seraient en
quête, à tout prix, de «formes nouvelle^») nous rappelle
à la nécessité d'une insistance stratégique , dans certains
cas difficiles.
G) Conception générale de l’art, vocation syncrétique du ci¬
néma, importance exagérée accordée aux procédésAstylistiques
de « désautomatisation » perceptive dans la lutte du cinéma
contre le naturalisme (voir note précédente), analogies abu¬
sives entre le cinéma et la langue, positions dépassées sur
la musique, normativités diverges quant à la conduite d’un
récit filmique, etc. Thèses vieillies certes, mais accordées à
leur temps, et qu’il convient de ne pas examiner avec la
condescendance des rétrospeetions, surtout quand elles voi¬
sinent avec des vues dont l’importance aujourd'hui est à
réactiver.
57
Youri Tynianov :
Des fondements
du cinéma
L'invention du cinématographe a été accueillie avec la même
joie que l'invention du phonographe. Cette joie rappelait les
sentiments de l'homme des cavernes qui avait dessine pour la
première fois une tête de léopard sur la lame de sou arme et
qui avait appris en meme temps à se percer le liez d’un bâton¬
net. Le tapage de la presse s’est identifié au chœur des sau¬
vages qui avaient entonne un hymne en l'honneur de ces
premières inventions.
L'homme des cavernes s’est probablement persuade assez
vite que le bâtonnet planté dans le nez était Dieu sait quelle
invention ; en tout état de cause, il lui a fallu pour en arriver
là beaucoup plus de temps que n'en a mis l'Européen pour
être affolé par le phonographe. Le problème n'est apparemment
pas que le cinématographe est une technique, mais bien qu’il
est un art.
Je me souviens avoir entendu déplorer que le cinéma soit
sans relief ni couleurs. Je suis certain que le premier inventeur
qui avait dessine la tête du léopard avait reçu la visite d'un
critique qui avait fait allusion au peu de ressemblance du
dessin, puis d’un second inventeur qui lui avait conseillé de
coller sur son dessin de vrais poils de léopard et de percer un
vrai œil. Mais comme les poils adhéraient mal à la pierre,
l’écriture est née de la tête de léopard négligemment dessinée,
parce que la négligence et l'imprécision du dessin n’empêchaient
pas mais au contraire aidaient le dessin à se muer en signe.
Les seconds inventeurs sont d’habitude malchanceux, si bien
que les perspectives du cinétophonc, du cinéma stéréoscopique
et du cinéma en couleurs ne nous enchantent guère.
Parce que le vrai léopard sera en définitive raté et aussi
parce que l’art n’a rien à faire des vrais léopards. L’art, de
même que la langue, tend à abstraire scs procédés. Et tous
ceux-ci ne sont pas obligatoirement valables.
Lorsque l’homme des cavernes avait dessiné la tête du fauve
sur sa lame, il tie s'était pas contenté de la reproduire mais
cela lui avait communiqué en même temps une vaillance magi¬
que : son totem était avec lui, sur son arme, son totem s’en¬
fonçait dans la poitrine de l’ennemi. En d’autres termes, le
dessin avait une double fonction : la reproduction matérielle
et la magic. Cette invention a eu un résultat accidentel : la
tête du léopard a orné toutes les lames de la tribu, devenant
de la sorte le signe distinctif de ses armes par rapport à
celles de son ennemi, devenant un signe mnémonique, puis un
idéogramme, une lettre. Que s'était-il produit ? La fixation' d’un
des résultats en même temps que la commutation des fonctions.
59
(...) De la sorte, la photographie vivante, dont le rôle essen¬
tiel était de ressembler à la nature représentée, est devenue
l’art cinématographique. En même temps, la fonction de tons
les procédés se trouvait changée ; de procédés en eux-mêmes,
ils devenaient procédés marqués du sceau de l’art. En Voccur-
rence. la « pauvreté » du cinéma, l’absence dn relief et de la
couleur devenaient des procédés positifs , de véritables procédés
de l’art, de même que l’imperfection et le primitivisme du
dessin du totem étaient des procédés positifs frayant la voie à
l’écriture.
Le cinétophouc, le cinéma stéréoscopique sont des inventions
qui se situent au premier stade du cinématographe et qui assu¬
ment une fonction de reproduction matérielle ; il s’agit encore
de la « photographie cn tant que telle ». Ils partent non pas
de l’image-fragment comme signe ayant une signification
donnée, en fonction de la dynamique d’ensemble des images,
mais de l’image cn tant que telle.
11 est probable que les spectateurs sentiront une plus grande
ressemblance lorsqu’ils verront au cinéma stéréoscopique les
murs cn relief des maisons et les visages humains cn relief,
mais ces reliefs alternant dans le montage avec d'autres reliefs,
les visages en relief enchaînant sur d’antres visages en relief
prendraient l’allure d’un invraisemblable chaos formé d’un as¬
semblage de choses vraisemblables.
11 est probable que la nature et l’homme coloriés dans des
teintes normales ressembleraient beaucoup à l’original, niais un
grand visage vu en gros plan et colorié d’après nature serait
monstrueusement et inutilement excessif, au même degré qu’unc
statue coloriée avec des yeux tournants montés sur roulements
à billes. De plus, le coloriage annihile un des principaux pro¬
cédés stylistiques, l’alternance des différents cclairatjcs d’un
matériau monochrome.
Le ciuétophone le plus parfait devrait réaliser un montage
d’une infernale précision dans lequel les visages des acteurs
produiraient les sons dont ils auraient besoin, eux (et non le
cinéma), sans dépendre le moins du monde des lois de dérou¬
lement du ciné-matériau. Dans ce cas, on n’obtiendrait pas
seulement un chaos (le discours et bruits inutiles, ruais même
l’alternance normale des images deviendrait invraisemblable.
Il suffit pour écarter avec indifférence ce digne inventeur,
d’imaginer le procédé du fondn-enchaîné employé quand le
personnage qui parle se souvient d’un autre dialogue. La <£ pau¬
vreté» du cinéma réside en fait dans son principe constructif.
Il est grand temps à la vérité de cesser île prononcer un com¬
pliment acerbe en l’appelant le « Grand Muet ». Car enfin, nous
ne déplorons pas que les photos des héroïnes ne soient pas ad¬
jointes aux vers qui les chantent et nul ne qualifie la poésie
de « Grande Aveugle ». Chaque art utilise un des éléments
du monde sensible, un élément percutant, constructif, et donne
les autres sous son signe et sous forme d’éléments imaginés.
De la sorte, les représentations concrètes, picturales, ne sont
pas exclues du domaine de la poésie mais obtiennent une qua¬
lité et une application particulières : ainsi, dans le poème des¬
criptif du XVII1° siècle, tous les objets de la nature ne sont
pas désignés mais « décrits » au moyen de métaphores, grâce
à des liens et associations empruntés à d’autres séries. Pour
dire : « le thé coulant de la théière », Fauteur emploie l’expres¬
sion : « Un flot brûlant et odorant s’échappant du cuivre
étincelant ». La représentation concrète, picturale, n’est pas
donnée, elle sert à motiver le lien réunissant de nombreuses
séries verbales dont la dynamique est fondée sur l’énigme for¬
mulée. 11 est superflu d’expliquer qu'on ne donne pas non plus
dans cct enchaînement des représentations concrètes, authenti¬
ques, mais des représentations verbales dans lesquelles le rôle
majeur revient non pas aux objets eux-mêmes, mais à la
coloration sémantique des mots et à son jeu. Si nous insérons
dans les séries verbales des séries de vrais objets, nous n’ob-
tenons qu'un invraisemblable chaos de choses et rien de plus.
De même, le cinéma utilise à son tour les mots soit pour
motiver le lien des images, soit comme un élément jouant
uniquement par rapport à l’image un rôle de contraste ou (Fil-
lustration ; emplir le cinéma de mots équivaut à n’obtenir qu’un
chaos de mots et rien de plus.
Ce qui existe pour le cinéma en tant qu’art, ce ne sont plus
les inventions en tant que telles, mais uniquement les moyens
techniques qui perfectionnent ses données, qui sont sélectionnés
d'après leur correspondance avec ses principaux procédés. L'in¬
teraction de Ja technique et de Fart est l’inverse de ce qu’elle
était initialement : c’est Fart lui-même qui pousse vers les
procédés techniques, c’est Fart qui les sélectionne au cours do
sa progression, modifie leur application, leur fonction, et enfin
les rejette ; donc, ce n’est pas la technique qui pousse vers
Fart.
L’art cinématographique a déjà son matériau. Ce matériau
peut se diversifier, se perfectionner et rien de plus.
*
La « pauvreté » du cinéma, son manque de relief et de
couleurs sont en réalité son essence constructive ; elle n’appelle
pas en qualité de complément de nouveaux procédés, mais ce
sont au contraire ces derniers qu’elle crée, qui croissent sur
sa base. Le manque de relief du cinéma (qui ne le prive pas
de perspective) — le « défaut » technique — se répercute
dans Fart cinématographique dans les principes constructifs
positifs de la simultanéité de plusieurs séries de représentations
visuelles, sur la base de laquelle le geste et le mouvement ac¬
quièrent une interprétation tout à fait nouvelle.
Examinons le procédé du fondu-euchnîné (pie chacun con¬
naît bien : des doigts tiennent un papier aux caractères très
appuyés ; les caractères pâlissent, les contours du papier s'ef¬
facent et une nouvelle image se profile à travers la feuille :
les contours de personnages cn mouvement qui se concrétisent
graduellement et finissent par éliminer complètement l’image
du papier couvert de caractères. 11 est clair que l'enchaînement
de ces images n’est possible que si elles sont plates ; si l’image
était en relief, leur interprétation, leur simultanéité ne seraient
pas convaincantes. Cette composition, qui n’est pas seulement
la reproduction du mouvement mais qui est aussi bâtie sur ses
principes, n’est possible que sur la base (le l’utilisation de cette
simultanéité. La danse peut être montrée dans l’image non
seulement comme une « danse », mais aussi comme une image.
« dansante » au moyen d’un « mouvement de caméra » ou
d’un € mouvement d’image » ; tout dans cette image vacille,
les séries de personnages dansent l’une après l’autre. La simul¬
tanéité particulière de l'espace est rendue. La loi de la non-
pénétration des corps est vaincue par les (leux dimensions du
cinéma, par son non-relief, par son caractère abstrait.
Toutefois, la simultanéité et Funispatialité sont importantes
non pas en elles-mêmes, mais cn tant que signes sémantiques
de l'image. Une image succède à l’autre, porte le signe séman¬
tique de la précédente, est colorée par cette dernière sous le
rapport du sens, et ceci dans toute sa durée. L’image qui est
bâtie, construite d’après les principes du mouvement, est éloi¬
gnée de la reproduction matérielle du mouvement ; elle en
donne la représentation sémantique. (C’est parfois de cette
manière qu’Andreï Bicly construit sa phrase : l’important n’est
pas son sens direct, mais son dessin phrascologique).
L'absence de couleurs du cinéma lui permet de donner une
juxtaposition sémantique et non matérielle des dimensions, une
monstrueuse non-concordance des perspectives. Dans un récit,
Tchékhov a montre un petit garçon qui dessine un grand bon¬
homme et une petite maison. Il s’agit là sans doute du procédé
de Fart : la dimension est détachée de sa base de reproduction
matérielle, devenant de la sorte un des signes sémantiques de
l’art ; à Fimage où tous les objets sont agrandis succède une
image où la perspective est réduite. A Fimage filmée d’en haut
montrant un petit personnage succède une image d’un
antre homme filmé d’en bas (voir par exemple Akaki Akakié-
vitch et le gros visage dans la séquence de la semonce du
Manteau). La couleur naturelle aurait effacé l’accentuation
principale : la valeur sémantique de la dimension. Le gros plan
qui détache l’objet de la corrélation spatiale et temporelle aurait
perdu son jenj s’il avait etc colorié naturellement.
Enfin, le mutisme dn cinéma, plus exactement l’impossibilité
constructive de chargera les images de paroles et de bruits,
révèle le caractère de sa construction : le cinéma a son
60
• S.V.D. », de Kozintsev et Trauberg, 1927. (Scénario de Tynianov et Youri Oxman.)
«héros» particulier (son élément spécifique), et ses procédés
particuliers de liaison,
*
**
Les divergences qui se font jour à propos de ce « héros »
sont caractéristiques de la nature même du cinéma. Par son
matériau, le cinéma est proche des arts plastiques spatiaux,
c’cst-à-dire la peinture, et par son déroulement, des arts « tem¬
porels », Part littéraire et musical.
Telle est l'origine de définitions métaphoriques pompeuses :
€ le cinéma est une peinture en mouvement» (Louis Dclluc)
ou : c le cinéma est la musique de la lumière » (Abel Gancc).
Toutefois, ces définitions sont presque Véquivalent de celle de
« Grand Muet ». Il est aussi stérile de nommer le cinéma en
fonction des arts voisins que de nommer ces arts en fonction
du cinéma : la peinture étant alors un «cinéma immobile»,
la musique, un « cinéma des sons », la littérature, un « cinéma
du verbe ». La chose est particulièrement dangereuse pour un
art nouveau. C'est faire preuve cPmi passéisme réactionnaire
que de nommer un nouveau phénomène en fonction des anciens.
Car Part n'a pas besoin d’être défini, il a besoin d’être
étndié. Et il est parfaitement compréhensible qu’au début,
P « homme visible », la « chose visible », c’est-à-dire l’objet de
la reproduction matérielle, ait etc appelé le « héros » du cinéma
(Bêla Balazs). Les arts ne se distinguent pas seulement et pas
autant par leurs objets que par la façon dont on les traite.
Dans le cas contraire, la simple conversation, la parole serait
Part du verbe. Car la parole a le meme « héros » que la poésie.
c’est-à-dire le mot. C’est pourquoi il n’existe, pas de «mot»
en général ; dans la poésie, le mot jonc un rôle absolument
antre que dans la conversation, et dans la prose — de genre
en genre — un autre rôle que dans le vers.
Ht le choix comme <r héros » de Part cinématographique de
P « homme visible », de la « chose visible » est erroné non
parce que la réalisation d’un cinéma sans objet est possible,
mais parce que l’utilisation spécifique du matériau n’y est pas
soulignée, alors que c’est elle seule qui fait de l'élément
matériel l’élément de Part, parce que la fonction spécifique de
cct clément dans Part n’est pas soulignée.
Dans le cinéma, le monde visible est donné non en tant que
tel, mais dans sa corrélation sémantique, sinon le cinéma ne
serait qu’une photographie vivante (on non-vivante). L’honime
visible, la chose visible ne sont un élément du cinc-art que
lorsqu’ils sont donnés en qualité de signe sémantique.
De la première thèse découle la notion de ciné-style, de la
seconde, celle de ciné-construction. La corrélation sémantique
du monde visible est donnée au moyen de sa transfiguration
stylistique. La corrélation des personnages et des .choses dans
l’image, la corrélation des personnages entre eux. du tout et de
la partie, ce qipil est convenu d’appeler la « composition de
l’image », l’angle de vue et la perspective dans lesquels ils sont
pris, et enfin' l’éclairage, ont une importance colossale. Grâce
à son non-relief technique et à sa monochromie, le cinéma
dépasse le non-relief ; comparé à la prodigieuse liberté du
cinéma dans la disposition de la perspective et du point de vue,
le théâtre, qui possède les trois dimensions techniques, le relief
61
• La Roue infernale * (ou - Le Marin de l'Aurore 0* de Kozintsev et Trauberg, 1926. (Scénario de A. Piotrovski.)
P. Sobolevski, L. Semenova.
(et justement grâce à cette propriété), est condamné à un point
de vue unique, au non-relief, en tant qu’élément de l’art.
L’angle de vue transfigure stylistiquement le monde visible.
La cheminée de la fabrique, horizontale, légèrement inclinée,
la traversée du pont filmée d’en bas, représentent dans l’art
cinématographique la même transformation de la chose que
tout l’arsenal des procédés stylistiques qui donne la nouveauté
à la chose dans l’art du mot.
Lien entendu, tous les angles de vue, tous les éclairages ne
sont pas des procédés stylistiques aussi puissants ; les procédés
stylistiques forts ne sont pas applicables dans tous les cas.
néanmoins la différence artistique entre le cinéma et le théâtre
subsiste toujours.
A
Le problème de l’unité de lieu est inexistant pour le cinéma,
seul le problème de l’unité de l’angle de vue et de la lumière
est important. Un « pavillon » cinématographique représente
des centaines d’angles de vue et d’éclairages hétéroclites, et
sans doute, des centaines de corrélations différentes entre
l’homme et la chose et entre les choses, des centaines d’« en¬
droits » différents ; au théâtre, cinq décors ne sont que cinq
« endroits » sons un seul angle de vue. Aussi les pavillons
théâtraux compliqués où la perspective est savamment calculée
sont-ils faux au cinéma. Aussi, la course à la photogénie
n’est-clle pas justifiée. Les objets ne sont pas photogéniques
en eux-mêmes, c’est l’angle de vue et la lumière qui les rendent
photogéniques. Aussi de manière générale, la notion de « pho¬
togénie » doit-elle céder la place â celle de « ciné génie ».
Ceci est valable pour tous les procédés stylistiques du cinéma.
Les jambes qui marchent montrées au lieu des hommes qui
marchent, axent l’attention sur le détail associatif, de meme
que la synecdoque en poésie. Ici et là, le fait important est
qu’à la place de la chose sur laquelle l’attention est orientée,
on en donne une autre, qui lui est associée (au cinéma, le lien
associatif sera le mouvement ou la pause). Ce remplacement
de la chose par le détail commute l’attention : différents objets
(tout et detail) sont donnés sous un même signe d’orientation,
et cette commutation paraît démembrer la chose visible, en fait
une série de choses avec un signe sémantique unique, en fait
la chose sémantique du cinéma.
11 est parfaitement clair qu’avec cette transfiguration stylis¬
tique (et peut-ctre meme sémantique) ce ne sont pas Y «homme
visible » ni la « chose visible » qui constituent le « héros » du
cinéma, mais l’homme « nouveau » et la chose « nouvelle »,
les hommes et choses transfigurés sur le plan de l’art :
l’« homme» et la «chose» du cinéma. Les corrélations visibles
des hommes visibles sont rompues et remplacées par les corré¬
lations des « hommes » au cinéma, â chaque instant, incons¬
ciemment, presque naïvement. Mary Pickford. dans le rôle
d’une fillette, s’entoure d’artistes d’une valeur exceptionnelle,
et elle « donne le change » sans même penser probablement
qu’elle n’y parviendrait pas au théâtre. (Nous avons affaire ici
non pas â une transformation stylistique, mais seulement â
l'utilisation technique d’une des lois de l’art.)
A
Sur quoi est donc fondée l’apparition de cet homme notweau
et de cette chose nouvelle f Pourquoi le style du cinéma les
transforme-t-il ?
Parce que tout moyen stylistique est en même temps un
facteur sémantique. A la condition que le style soit organisé,
que l'angle de vue et la lumière ne soient pas fortuits niais
constituent un système.
Il existe des œuvres littéraires dans lesquelles les événements
et rapports les plus simples sont donnes avec des moyens sty¬
listiques tels qu’ils prennent l'allure d’énigmes ; le lecteur en
vient à confondre la notion de rapport entre le grand et le 1
petit, rhaliitucl et l'étrange : dans son hésitation, il suit l'au¬
teur, il confond la «perspective» des choses et leur «éclai¬
rage» (comme par exemple dans le roman de Joseph Conrad
J.a Ligne d'ombre, où un simple événement : un jeune officier
de marine devient capitaine d’un navire, prend des porportions
grandioses). L'important en l'occurrence est la structure séman¬
tique spéciale des choses, l’introduction particulière du lecteur
dans l’action.
Nous avons les mêmes possibilités dans le style du cinéma,
et pour l’essentiel, les choses se présentent de la même façon :
la confusion de la «perspective» visuelle est en même temps
b confusion de la corrélation entre les choses et les hommes,
la rcplanification sémantique du monde. Les nombreuses succes¬
sions d’éclairages (ou l’observation d’un style unique) replani¬
fient le milieu exactement de la même manière (pie l’angle de
vue le fait pour les rapports entre les hommes et les choses.
A nouveau. la « chose visible » est remplacée par la chose
de l’art.
Les métaphores ont la même signification : un même acte
est effectué par d'autres personnages, par exemple ce sont les
colombes et non les hommes qui s’embrassent. La chose visible
est démembrée, des personnages et choses differents sont donnes
sous le même signe sémantique, en meme temps qu'est démem¬
bré l’acte lui-même et que sa coloration sémantique est reportée
dans la seconde parallèle (les colombes).
Ces simples exemples sont suffisants pour se convaincre que
le moirvement naturaliste et « visible » est transformé dans le
cinéma, il peut soit être démembre soit être reporte sur un
autre objet. Le mouvement existe ou bien comme motivation
de l’angle de vue, du point de vue de l'homme qui marche, ou
bien comme caractéristique de l’homme (geste), ou bien encore
comme changements de la corrélation entre les hommes et les
choses ; le degré de rapprochement ou d'éloignement de
l'homme (de la chose), d’hommes et de choses précis, c’cst-à-
dirc le mouvement an cinéma, n’existe pas en lui-même mais
comme nu certain signe sémantique. C’est pourquoi en dehors
de la fonction sémantique, le mouvement à l'intérieur de l’image
n’est pas absolument indispensable. Sa fonction sémantique
peut être compensée par le montage comme par l'alternance
des images, qui elles-mêmes peuvent être statiques. (Le mou¬
vement à l’intérieur de l’image, en tant qu’élénicnt du cinéma,
est généralement excessif ; le va-et-vient à tout prix est
fatigant.)
Ut si dans le cinéma !c «mouvement» n’est pas «visible»,
il opère quand même par «son temps». Quand on veut insister
sur la durée d’une situation, le réalisateur répète l'image ;
celle-ci est coupée un minimum de fois sons un aspect soit
varié soit identique ; sa durée est alors terriblement éloignée
de la durée habituelle, de la notion « visible » de durée ; cette
durée est toute relative : si l'image répétée coupe un grand
nombre d’images, cette « durée » sera grande bien que la
« durée visible » de l’image répétée soit insignifiante. D’on îa
sinification conventionnelle du diaphragme et du fondu en tant
que signes d’une précise délimitation spatiale et temporelle.
Le caractère spécifique du « temps » se révèle dans un
procédé comme le gros plan. Celui-ci abstrait la chose, le détail
ou le visage des corrélations spatiales et par la même occasion
de la structure temporelle. Dans La Roue, infernale on trouve
la scène suivante : des pilleurs s’enfuient d’une maison dévas¬
tée. Les metteurs en scène obliges de montrer les pilleurs ont
pris un groupe en plan d’ensemble. Cela a paru incohérent :
pourquoi les pilleurs lanternent-ils ? S'ils avaient etc montrés
en gros plan, ils auraient pu traîner à volonté : le gros plan
les aurait abstraits, arrachés à la structure temporelle.
Donc, la durée de l’image est obtenue en la répétant, c cst-à-
dire au moyen de la corrélation des images entre elles.
L’abstraction temporelle apparaît par suite de l’absence de
corrélation entre les objets (ou les groupes d'objets) entre eux,
à l’intérieur de l'image.
Tout cela souligne que le « cinc-temps » u’esl pas mie duree
réelle mais conventionnelle, basée sur la corrélation des images
ou la corrélation des éléments visuels à l’intérieur de l'image.
La nature spécifique de l’art se répercute toujours sur l’évo¬
lution de ses procédés. Celle-ci nous apprend beaucoup.
Sous son aspect primitif, l’angle de vue était motivé comme
le point de vue du spectateur ou celui du personnage. De même
le détail en gros plan l’était par la façon dont était perçu le
personnage.
L’angle de vue insolite motivé par le point de vue du per¬
sonnage était dénué de cette motivation, était présenté en tant
(pic tel ; il devenait alors le point de vue du spectateur, le
procédé stylistique du cinéma.
Le regard du personnage dans l’image tombait sur une chose
ou un détail quelconque, et cette chose était offerte en gros
plan. Si l’on détruit cette motivation, le gros plan deviendra
un procédé autonome servant à mettre en valeur et à souligner
la clmse, comprise comme un signe sémantique, en dehors des
rapports temporels et spatiaux. D'habitude, le gros plan joue
le rôle d’« épithète » ou de «verbe» (visage à l'expression
soulignée en gros plan), mais d'autres applications sont elles
aussi possibles : on utilise alors le caractère extra-temporel
et extra-spatial du gros plan comme procédé stylistique pour
des figures comparatives, des métaphores, etc.
Si l'image où' figure en gros plan un homme dans un pré
est suivie d’un autre gros plan montrant un cochon clans le
même pré, la loi de la corrélation sémantique des images et
celle de la valeur extra-temporelle et extra-spatiale du gros
plan l’emportera sur une motivation qui pourrait sembler aussi
fortement naturaliste que la promenade simultanée et au même
endroit de l’homme et du cochon ; cette alternance des images
produit non pas un ordre de succession logique temporelle et
spatiale de l’homme au cochon, mais une figure de comparaison
sémantique : homme-cochon.
La signification de l’évolution tics procédés cinématographi¬
ques réside dans ce progrès de ses lois sémantiques autonomes,
dans le rejet de la « motivation » naturaliste.
Cette évolution a touché des procédés aussi solidement
motives que par exemple le « fondu-enchaîné ». Ce procédé
est très solidement et unilatéralement motivé par « révoca¬
tion », la «vision», le «récit». Toutefois le procédé du
« fondu-enchaîné bref », employé lorsque dans une image de
« souvenir » apparaît encore le visage de celui qui l'évoque,
détruit la motivation littéraire devenue déjà extérieure du
« souvenir» compris comme un moment alternant dans le temps,
et transporte le centre de gravité sur la simultanéité des
images ; le « souvenir » ou le « récit » n’existent pas au sens
littéraire; il existe un «souvenir» dans lequel on continue à
voir en même temps le visage de celui qui l’évoque ; et dans
sa signification purement cinématographique, ce procédé est
proche des autres : le fondu-enchaîné du visage sur un paysage
ou une scène aux dimensions disproportionnées par rapport à
eux. Par sa motivation littéraire extérieure, ce dernier procédé
est aux antipodes du « souvenir » ou du « récit », alors que
leurs sens cinématographiques sont très proches.
C’est ainsi qu’il faut comprendre révolution des procédés
cinématographiques : ils se détachent des motivations «exté¬
rieures » et acquièrent un sens bien « à eux » ; en d'autres
termes, ils se détachent d’tm sens unique, extrinsèque, et
acquièrent de nombreux sens « à eux », intrinsèques. C’est cette
multiplicité, cette polysémie des sens, qui donne à un procédé
donné la possibilité de s’ancrer, le transforme en élément
« propre » de l’art, en l’occurrcncc en « mot » du cinéma.
Nous avons la surprise de constater qu'il n’existe ni dans
la langue ni dans la littérature de mot correspondant au
« tondu-cnchaînc » cinématographique. Dans chaque cas donné,
63
dans chaque application donnée, nous pouvons le décrire au
moyen de mots sans arriver à lui trouver un mot ou une notion
équivalents dans la langue. (...)
Le cinéma est sorti de la photographie.
Le cordon ombilical a etc coupe à partir de l'instant où le
cinéma a pris conscience qu’il était un art. Car la photographie
a des propriétés qui sont inconscientes, en quelque sorte des
qualités esthétiques illégitimes. La photographie met l’accent
sur la ressemblance, ce qui est une chose vexatoire, car nous
déplorons que des photos soient trop ressemblantes. C’est pour¬
quoi la photographie déforme subrepticement le matériau. Cette
déformation est tolérée à une seule condition : que la ressem¬
blance soit maintenue. Quand bien même le photographe
déforme notre visage par la pose, par la lumière, etc., nous
acceptons tout à la condition tacite que le portrait soit ressem¬
blant. Du point de vue du but essentiel de la photographie -—
c’cst-à-dirc la ressemblance — la déformation est un «defaut»;
sa fonction esthétique est en quelque sorte un « enfant natu¬
rel ».
Comme le cinéma a un autre but, le « défaut > de la photo¬
graphie devient son mérite, sa qualité esthétique. C’est là qu'il
faut voir la différence radicale entre la photo et le cinéma.
La photo a d'autres « défauts » qui se sont transformés en
«: qualités » dans le cinéma.
Lu réalité, toute photographie déforme le matériau. I! suffit
pour cela de regarder des « vues » : peut-être ma déclaration
semblera-t-elle subjective, mais je ne parviens à identifier la
ressemblance des vues qu'en prenant des points de repère, plus
exactement des détails différenciateurs : un arbre, un banc,
une enseigne. Non parce que cela ne « ressemble pas du tout »,
mais parce que la vue est isolée. Ce qui dans la nature n'existe
qu'associé, ce qui n’est pas délimité, est isolé dans la photo en
une entité autonome. Un pont, un embarcadère, un ou plusieurs
arbres, etc., n'existent pas comme des entités quand on les
contemple, ils sont toujours liés à l'entourage ; leur fixation
est instantanée et transitoire. Une fois réalisée, elle exagère
des millions de fois les traits individuels de la vue et c’est ce
qui provoque l’effet de «non-ressemblance».
Ceci est valable pour les « plans d’ensemble » : le choix de
l'angle de vue. si élémentaire soit-il, le choix de l’endroit, si
étendu soit-il. conduisent à ces résultats identiques.
La désignation du matériau sur la photo détermine l’imité
de chaque photo, le resserrement des corrélations de tons les
objets ou éléments d’un objet à l'intérieur de la photo. Le
résultat de cette imité intérieure est que la corrélation entre
les objets on à l’intérieur de l’objet, entre scs éléments, change
de répartition. Les-objets se déforment.
Mais c’c '« défaut » de la photo/ ces qualités inconscientes
« non-canonisées », selon la formule de Victor Chklovski. se
canonisent dans le cinéma, se transforment en qualités initiales,
en points d'appui.
La photo donne une position unique ; dans le cinéma, celle-ci
devient une uni le, une mesure.
L'image représente la même unité que la photo, que le vers
complet (i). D'apres cette loi, tous les mots qui composent un
vers se trouvent dans une corrélation particulière, dans une
interaction plus étroite ; aussi, le sens du mot versifié est-il
différent, comparé non seulement à toutes les formes de lan¬
gage pratique, mais aussi comparé à la prose. C'est ce qui fait
que tons les petits mots auxiliaires, tous les mots secondaires,
peu importants, de notre langage, deviennent dans la poésie
exceptionnellement apparents et importants.
Il en va de même dans l’image : son unité change la répar¬
tition de la valeur sémantique de toutes les choses, et chaque
chose entre en corrélation avec les autres images et toute
l’image.
En tenant compte de ce fait, nous devons émettre une antre
thèse : dans quelles conditions tous les « héros » de l’image
(hommes et choses), entrent-ils en relation entre eux. ou plus
exactement, n'y a-t-il pas de conditions entravant leurs rela¬
tions ? Oui, il en existe.
Les « héros » de l’image, de même que les mots (et sons)
dans le vers, doivent être différenciés, divers ; ce n'est qu’alors
qu'ils sont en corrélation les uns par rapport aux autres, ce
n’est qu’alors qu'ils ont une action réciproque et qu’ils se
colorent mutuellement en prenant un sens. D’où le choix des
hommes et des choses, d’où l’angle de vue, compris comme un
procédé stylistique de délimitation, de différenciation.
Le «choix» est né de la ressemblance naturaliste, de la
correspondance entre l’homme et la chose du cinéma, de ce
qui dans la pratique s'appelle le « choix du type ». Mais dans
le cinéma comme dans tout art, ce qui est introduit pour des
raisons bien précises commence à jouer un rôle qui perd son
rapport avec ces raisons. Le « choix » sert avant tout à diffé¬
rencier les acteurs à l'intérieur du film, il est non seulement
extérieur mais aussi intrinsèque au film.
De la nécessité de différencier les «héros de l’image»
découle aussi la signification du dans l'image. La
fumée du navire et les nuages glissants sont utiles non seule¬
ment en tant que tels, non en eux-mêmes, mais aussi comme
le passant qui avance par hasard dans une rue déserte, comme
la mimique et le geste par rapport à l’homme et à la chose.
Ils sont utiles en tant que signes différentiels.
Ce fait d’aspect élémentaire détermine tout le système de
la mimique et du geste dans le cinéma et le démarque réso¬
lument du système de la mimique et des gestes relatifs au
langage. Ces derniers réalisent, « manifestent », l’intonation
verbale dans le domaine moteur et visuel ; sous ce rapport, ils
semblent compléter le mot.
'Tel est le rôle des gestes et de la mimique dans le théâtre
parlé. Dans la pantomime, ils « se substituent » à la parole
supprimée. La pantomime est un art fondé sur la suppression,
une sorte de jeu à qui perd gagne. 1£1 le consiste justement à
compenser par d’autres l'élément manquant. Dans l’art même
du mot. il existe certains cas où la mimique et les gestes
« complémentaires » sont une gêne. Henri Heine affirmait qu’ils
nuisaient h la finesse d'esprit verbale. (...)
Cela signifie que la réalisation de l’intonation verbale dans
la mimique et le geste gêne (en l’occiirrciicc) la structure ver¬
bale, viole scs rapports internes. A la fin de scs poèmes. Heine
fait une astuce inopinée et il ne veut absolument pas que la
mimique ou même l’amorce d’un geste signale la plaisanterie
avant qu'elle ne soit formulée. Donc, le geste verbal non seule¬
ment accompagne la parole, mais il la signale, l’annonce.
C’est pour cette raison que la mimique théâtrale est si étran¬
gère au cinématographe : si elle ne peut accompagner le mot
inexistant, elle le signale, le suggère. Ces paroles suggérées par
les gestes transforment le cinéma en un cinématophonc incom¬
plet.
La mimique et le geste dans l’image, c'est avant tout un
système de relations entre les « héros » de l'image.
Mais la mimique peut aussi être indépendante dans l’image
et les nuages peuvent ne pas voguer. U a relativité et la diffé¬
renciation peuvent se situer dans un autre domaine, se transfé¬
rer de Vintage «à la succession des images, au montage. Et les
images immobiles qui se succèdent l’une à l'autre d’une manière
particulière permettent de réduire au minimum le mouvement
à l'intérieur des images.
Le montage n'est pas la liaison des images, c'est une .niccr.?-
sion différentielle d’images, et c’est précisément pour cela que
des images qui ont entre elles un point de corrélation peuvent
se succéder. Cette corrélation peut avoir trait non seulement
à la fable mais encore, et dans une mesure beaucoup plus large,
au style. Chez nous, seul existe en pratique le montage qui a
trait à la fable. De plus l’angle de vue et l'éclairage sont
arrangés n'importe comment. C’est une erreur.
Nous avons établi que le style est un fait de sémantique.
C’est pourquoi l’absence d'organisation stylistique, la disposition
occasionnelle des angles et des éclairages, sont un peu comme
des intonations flanquées pêle-mêle dans un vers. Cependant,
64
- S.V.D. Au centre : Sergueï Guérassimov.
la lumière et l'angle, eu vertu de leur nature sémantique, sont,
bien entendu, contrastés, différentiels, et c'est pourquoi leur
succession « monte » elle aussi les images (les rend corrélatives
et différentielles), tout comme la succession qui concerne la
fable.
Dans le cinéma, les images ne se « déroulent » pas dans un
ordre suivi, dans un développement progressif, elles alternent.
Tel est le principe du montage. Elles alternent comme un vers,
une unité métrique, succède à l'autre, sur une frontière précise.
Le cinéma tait des bonds d’image en image comme la poésie
en fait d’une ligne à l’antre.
Aussi étrange que cela soit, si l'on établit une analogie entre
le cinéma et les arts du verbe, la seule légitime sera non pas
celle entre le cinéma et la prose, mais entre le cinéma et la
poésie.
Une des conséquences principales du caractère bondissant du
film est la différenciation des images, leur existence en qualité
d'unitc. Les images en tant qu unités sont égales en valeur. A
une image longue succède une image très courte. La brièveté
de l’image ne la prive pas de sou indépendance, do sa corré¬
lation avec les autres.
A proprement parler, l’image est importante dans la mesure
où elle est « représentative » : dans les souvenirs surgis du
<c foudu-cnehaîné », ou ne donne pas toutes les images de la
scène dont le héros sc souvient, mais un détail, une seule
image : de même, l’image en général n’épuise pas une situation
donnée de la fable mais eu est seulement « représentative »
clans la corrélation des images. Cela offre en pratique, dans le
cadre d’un nouveau montage, la possibilité de couper les images
au minimum et d'utiliser pour sa finalité « représentative » une
image venue d’une tout antre situation de la fable,
Une des différences entre V «ancien» et le «nouveau»
cinéma tient à la conception du montage. Alors que dans l'an¬
cien cinéma le montage était un moyen de soudure et de
collage, un moyen aussi d'expliquer les situations de la fable,
un moyen en lui-même non perçu, dérobé, dans le nom eau
cinéma il est devenu un des points d'appui, un des points
perçus, un rythme perçu.
11 eu a été ainsi en poésie où l'heurcusc monotonie, la non-
perceptibilité des systèmes prosodiques figés a cédé le pas, dans
le vers libre, à une perception aigue du rythme.
Dans les premiers vers de Maïakovski, une ligne composée
d’un seul mot suivait une longue, une quantité égale d'énergie
tombée sur une ligne longue tombait ensuite sur une courte
(les lignes comme les séries rythmiques sont égales en valeur)
et c’est pourquoi l’énergie sc dégageait par impulsions. Il en
va de meme avec le montage perceptible : l'énergie tombée
sur un fragment long tombe ensuite sur un court. Le fragment
court composé d'une image « représentative » est de valeur
égaie an fragment long et. semblable à une ligne de vers com¬
posée d'un ou deux mots, l’image courte met en relief sa
signification propre, sa valeur propre.
Ainsi le processus du montage met en valeur les points
culminants du film. Alors que dans le montage non-perceptible
il tombait sur le point culminant une quantité de temps plus
grande, avec le montage devenu rythme perceptible du film,
c'est précisément la brièveté qui met le point culminant en
valeur.
66
11 n’en serait rien si le fragment en tant qu’imite n’était une
mesure corrélative au film. Involontairement, nous apprécions
lin film en nous rejetant d’une unité vers l'unité suivante. Si
les productions des metteurs en scène éclectiques causent nue
irritation physiologique, c’est quon y applique pour une part
le principe du vieux montage, du montage-collage où la
« scène » (la situation de la fable) exhaustive sert d’unique
mesure, et pour une autre part le principe du nouveau montage
où celui-ci devient un élément perceptible de la construction.
On assigne à notre énergie une certaine mission, une certaine
démarche, et soudain cette mission change, l’impulsion initiale
sc perd et, comme nous l’avions déjà reçue au commencement
du film, nous n’en recherchons pas de nouvelle. Telle est la
force de la mesure dans le cinéma, de la mesure dont le rôle
est semblable à celui de la mesure, du mètre dans le vers.
Ceci posé, en quoi consiste le rythme au cinéma, terme dont
souvent on use et mésuse ?
Le rythme, c’est l’interaction des moments stylistiques et
métriques dans le déroulement du film, dans sa dynamique. Les
angles et les éclairages ont leur importance non seulement
dans la succession des images-fragments en tant que signes
indicatifs de la succession, mais aussi dans la mise en valeur
des fragments culminants. Il faut en tenir compte pour utiliser
des angles et des éclairages spéciaux. Il faut qu'ils soient non
pas fortuits, non pas « beaux » et « bons » en eux-mêmes,
mais <jc bons » dans le cas donné, en fonction de leur interaction
avec la démarche métrique, avec la mesure du film. L’angle et
l’éclairage qui font ressortir niétriqnement un fragment mis en
relief ne jouent pas du tout le même rôle que l'angle et l’cclai-
rage qui font ressortir un fragment faiblement mis en valeur
sur le plan métrique.
L’analogie entre le cinéma et les vers n’est pas absolue. Le
cinéma est en lui-même, comme la poésie, un art spécifique.
Mais les gens du dix-huitième siècle n’auraient pas compris
notre cinéma, pas plus qu’ils n’auraient compris telle poésie
d’aujourd'hui.
Le caractère « bondissant » du cinéma, le rôle qu’y joue
l'iuiité-iinage, la transfiguration sémantique des objets quoti¬
diens (les mots dans les vers, les choses dans le cinéma), appa¬
rentent le cinéma et les vers.
«
*+
De là vient que le ciné-roman est un genre si original, tout
comme le roman en vers. Pouchkine disait : « Ce n’est pas un
roman que j'écris, mais un ro?nan en l’ers. Il y a une différence
diabolique. »
En quoi consiste donc cette « différence diabolique» entre
le ciné-roman et le roman en tant que genre écrit ?
Non seulement dans le matériau mais aussi en ce que le
style et les lois de la construction transfigurent, dans le cinéma,
tous les éléments qu’on pourrait croire communs et pareille¬
ment adaptés à toutes les espèces, à tous les genres d’arts.
Tel sc pose le problème de la fable et du sujet au cinéma.
Pour résoudre ce problème de la fable et du sujet, il faut
toujours prêter attention au matériau et au style spécifiques
de l’art.
Victor Chklovski, créateur de la nouvelle théorie du sujet,
en présente deux approches : i) le sujet en tant que dérou¬
lement ; 2 ) la liaison des procédés de composition du sujet avec
le style. La première, qui transfère l'étude du sujet du plan
de l’examen des motifs statiques (et de leur existence histo¬
rique) vers celui qui consiste à voir comment les motifs vont
et viennent dans la construction du tout, a déjà porté ses fruits,
s’est enracinée. La seconde n’est pas encore enracinée et elle
est, semble-t-il, oubliée.
C’est de celle-ci que je veux également parler.
Comme la question de la fable et chi sujet au cinéma a été
très peu explorée, et que cela exige de grandes études préli¬
minaires. je me" permettrai de l’éclairer dans le matériau litté¬
raire, plus exploré, afin seulement de poser ici la question de
la fable et du sujet au cinéma. Je crois que cc n’est pas
superflu.
O 11 appelle généralement fable un schéma statique de rela¬
tions du type : «Elle était gentille et il l’aimait. Lui, cepen¬
dant, n’était pas gentil et elle ne l’aimait pas» (épigraphe de
Heine).
Le schéma des relations (la « fable ») de la fontaine de
Bakhtchissaraï sera alors à peu près celui-ci : « Guiréï aime
Maria.• Maria ne l’aime pas. Zaréma aime Guiréï, il ne l'aime
pas», 11 est parfaitement clair que ce schéma n’explique rien
ni dans la Fontaine de B a h ht c, hissa rai ni dans l'épigraphe de
Heine et qu'il s’applique pareillement à des milliers de choses
différentes, depuis la phrase de l’épigrammc jusqu’au poème.
Prenons une autre acception courante de la fable : le schéma
de l'action, La fable alors se manifeste à peu près sous cette
forme minimum : « Guiréï sc deprit de Zaréma à cause de
Maria. Zaréma tue Maria». Mais que faire si cc dénouement
11 c se trouve absolument pas dans Pouchkine ? Pouchkine laisse
seulement deviner le dénouement ; le dénouement est inten¬
tionnellement voilé. Il est audacieux de dire que Pouchkine a
renoncé au schéma de notre fable parce que lui non plus n’en
avait vraiment que faire. Cela revient à peu près à scander
tel de ses vers volontairement boiteux et à dire à son propos
que Pouchkine a renoncé à l’iambe. Ne vaut-il pas mieux renier
le schéma plutôt que de considérer que c’est l’œuvre qui en
constitue une « renonciation » ? Et, effectivement, il est plus
juste de considérer que la métrique d’un poème est non pas le
« pied », le schéma, mais le tracé accentué (le tracé des accents
toniques) de la chose. Dès lors sera « rythme » toute la dyna¬
mique du poème qui tirera sa configuration rie l’interaction du
mètre (tracé accentué), des liaisons discursives (syntaxe) et des
liaisons sonores (« redites »).
31 eu va de même dans le problème de la fable et du sujet.
Ou bien nous nous hasardons à créer des schémas qui ne s'in
tègrent pas à l’œuvre, ou bien nous devons définir la fable
comme le tracé sémantique (lié au sens) de l'action. Le sujet
de la chose sc définit alors comme sa dynamique prenant forme
à partir de l’interaction de tous les liens du matériau (y com¬
pris la fable eu tant que lien de l’action) relevant du style, de
la fable, etc. Tl y a aussi un sujet dans tin poème lyrique mais
la fable y est d’un tout autre ordre et son rôle dans le déve¬
loppement du sujet est entièrement différent. La notion de sujet
n’est pas recouverte par la notion de fable. Le sujet peut être
excentré par rapport à la fable. Dans les rapports du sujet
et de la fable ( 2 ) que nous avons ici, plusieurs types sont
possibles.
ï. Le sujet s'appuie essentiellement sur la fable, sur la
sémantique de l'action.
Ici la répartition des lignes de la fable acquiert une impor¬
tance particulière, en fonction de quoi une ligne en bloque une
autre, et c'est ce qui fait progresser 1c sujet. Il est un curieux
exemple de type où le sujet se développe sur une ligne de
fable mensongère. La nouvelle d’Ambrose Bieree La Rivière
du Hibou en est 1111 : on pend un homme, la corde casse, il
tombe dans la rivière. Le sujet se développe alors sur une
ligne de fable mensongère : il nage, s’enfuit, court chez lui
et là seulement il meurt. On découvre dans les dernières lignes
(pic la fuite est une vision qu’il a eue juste avant de mourir.
Il en est de même avec Le Saut dans iinconnu de Léo Perutz,
Il est intéressant de noter que dans 1111 des romans les plus
fertiles en intrigues, Les Misérables de Hugo, le « blocage »
est réalisé tant par la surabondance des lignes secondaires de
la fable que par Vintroduction de matériaux historiques, scienti¬
fiques. descriptifs , en tant que tels, Cc que nous venons de
dire est caractéristique du développement du sujet et non de
la fable. Le roman, en sa qualité de grande forme, exige ce
développement du sujet hors de la fable. Le développement
du sujet conforme au développement de la fable caractérise
les récits d’aventures. (A propos, la «grande forme» en litté¬
rature ne sc dégage pas du nombre de pages, pas plus que de
la longueur du métrage an cinéma. La notion de « grande
forme » est une notion énergétique ; il faut ici prendre en
considération l’effort consacré à la construction par le lecteur
(ou le spectateur). Pouchkine a créé une grande forme poéti¬
que sur le principe de la digression. Par ses dimensions.
Le Rrisonnicr du Caucase n’est pas plus grand que certaines
épîlres de Jonkovski, mais il est une grande forme, car les
digressions dans un matériau loin de la fable élargissent extra-
67
ordinairement l'« espace» du poème et. pour une quantité équi¬
valente de vers dans VEpîtrc de Joukovski a Voiékov et dans
Le Prisonnier du Caucase de Pouchkine, elles obligent le lec¬
teur à dépenser une quantité de travail tout à fait differente.
Si j’avance cet exemple, c’est que Pouchkine dans son poème
a utilisé le matériau d’une épître de Joukovski mais en a fait
une digression par rapport à la fable).
Ce blocage sur un matériau éloigné est lui aussi caracté¬
ristique de la grande forme.
De même dans le cinéma : les «grands genres» se distin¬
guent des genres de « chambre » non seulement par le nombre
de lignes de la fable mais aussi par la quantité du matériau
de blocage en général.
2. Le sujet se développe à côté de la fable.
Dans ce cas. la fable propose une énigme, en vertu de quoi
l’énigme et le dénouement ne font que motiver le développe¬
ment du sujet et le dénouement peut n’être pas donné. Dans
ce cas le sujet se transporte sur l'assemblage et la soudure des
parties du matériau discursif extérieur à la fable. La fable
n’est pas donnée et c’est la «recherche de la fable», eu sa
qualité d’équivalent, de remplaçant, qui sert de ressort et mène
le jeu à sa place. Telles sont par exemple de nombreuses
œuvres de Tilniak, Leonhard Frank et autres. En « cherchant
la fable », le lecteur fabrique le maillon et réalise l'assemblage
des parties liées seulement entre elles sur le plan du style (ou
par la motivation la plus générale, par exemple l'unité de lieu
ou de temps).
I! est parfaitement clair que dans le dernier type, c'est
le style, les rapports de style des morceaux liés entre eux, qui
assument la fonction de sujet-moteur principal. (...)
*
Je veux dans cet article poser seulement les problèmes sui¬
vants :
i) !e lien du sujet avec le style dans le cinéma ; 2) comment
les genres an cinéma sont déterminés par la relation du sujet
avec la fable.
Pour poser ces deux problèmes, j’ai là encore cherché mon
« élan » dans la littérature. Le « saut » dans le cinéma néces¬
site de longues études. Nous avons vu en littérature qu'on 11c
peut pas parler de la fable et du sujet « en général », que le
sujet est étroitement lié «à un système sémantique donné qui
à son tour est déterminé par le style.
Le rôle de sujet assumé par les moyens sémantiques et
stylistiques dans Le Cuirasse Potcmkinc saute aux yeux, mais
il n’a pas fait l’objet d’une étude. Les études qu’on fera plus
tard mettront cela à nu. et pas seulement dans des exemples
aussi manifestes. Signaler la «retenue» du style, son «natu¬
ralisme » dans tels 011 tels autres films, chez tels ou tels antres
metteurs en scène, n’équivaut pas à écarter le rôle du style.
Simplement, il y a différents styles et ils ont des rôles diffé¬
rents selon leur relation avec le développement du sujet.
L'avenir des études sur le sujet dans le cinéma sera fonction
des études sur son style ci les particularités de son matériau.
La méthode employée par la critique pour discuter des films,
une méthode bien arrêtée et devenue de bon ton chez nous,
montre combien nous sommes naïfs à cet égard : a) on discute
du scénario (d’après le film achevé), puis on passe à la discus¬
sion sur le metteur en scène. Mais il 11’est pas juste de parler
du scénario d'après le film achevé. Presque toujours le scénario
donne la « fable en général » avec certains cléments qui se
rapprochent du caractère bondissant du cinéma. Comment la
fable va se développer, quel sera le sujet, le scénariste n’en
sait rien, non plus d’ailleurs que le metteur en scène avant la
projection des fragments. Et là. les particularités de tel ou tel
style et de tel ou tel matériau peuvent permettre le développe¬
ment de toute la fable du scénario, la fable du scénario entre
« en entier » dans le film, mais elles peuvent aussi ne pas le
permettre, et dans le cours du travail, la fable se transforme
dans les détails sans qu’on le remarque, le sujet est conduit
par le développement.
Le débat sur un « scénario de fer » est possible là où pré¬
valent les styles standardisés de metteurs en scène et d'acteurs.
c’est-à-dire là où le scénario s’écarte déjà d’un certain style
de cinéma.
L'absence d'étude sur la théorie suscite aussi des fautes de
pratique plus substantielles.
C’est le cas du problème des genres dans le cinéma.
Les genres qui ont surgi dans les lettres (et le théâtre) sont
souvent transportés tout entiers, tout prêts, dans le cinéma.
Qu’en sort-il ? Des résultats inattendus.
Par exemple, la chronique documentaire historique. Trans¬
portée tout entière de l'art écrit dans le cinéma, elle donne un
film qui est avant tout la reproduction d’une galerie de por¬
traits animée. C'est qu'en littérature la condition essentielle
(l'authenticité) va de soi grâce aux noms historiques, aux dates,
etc., tandis qu’au cinéma, dans le cas d'un parti pris documen¬
taire, c’est l’authenticité elle-même qui se trouve être le pro¬
blème principal. «Est-ce ressemblant?», commenceront par
demander les spectateurs.
Quand nous lisons un roman sur Alexandre \ ar , quels que
soient ses actes dans le roman, ce seront les actes d’ « Alexan¬
dre i er ». S’ils ne sont pas vraisemblables, c’est qu’ « Alexan¬
dre I er est dépeint de manière infidèle », mais « Alexandre F r »
reste la prémisse. Au cinéma, le spectateur naïf dira : « Comme
cet acteur ressemble (ou ne ressemble pas) à Alexandre 1 " !»
Et il aura raison et en toute innocence — même avec des com¬
pliments — il détruira la prémisse même du genre: l'authen¬
ticité.
Ainsi, le problème des genres est étroitement lié au pro¬
blème du matériau spécifique et du style.
En substance, le cinéma a vécu jusque-là sous des genres
qui lui étaient étrangers : le «roman», la «comédie», etc.
A cet égard, le « comique » primitif était plus honnête et
sa manière de poser le problème des ciné-genrcs était sur le
plan théorique meilleure que celle du compromis qu’est le
« ci ne-roman ».
Dans le « comique », le développement du sujet se faisait
à l’extérieur de la fable, ou, plus exactement, dans la ligne
de fable du cinéma primitif le sujet se déroulait sur un maté¬
riau accidentel (du point de vue de la fable, mais en fait
spécifique).
Le fond du problème est justement là : non pas dans les
signes extérieurs, secondaires des genres des arts voisins, mais
dans la relation entre la fable et le ciné-sujet spécifique .
L'accent maximum sur le sujet = l'accent minimum sur la
fable, et inversement.
Ce n'est pas à la comédie que faisait penser le « comique »
mais plutôt à la poésie humoristique, car le sujet s’y dévelop¬
pait d’une manière dépouillée de tous procédés sémantiques et
stylistiques.
vSeule la timidité nous interdit de mettre en lumière dans
les ciné-genres actuels non seulement le ciné-poème, mais aussi
le ciné-pocme lyrique. Seule- la timidité nous empêche de pré¬
senter à l’affiche une chronique documentaire historique comme
étant une « galerie de portraits animée » de telle ou telle
époque.
Le problème de la liaison du sujet avec le style au cinéma
et leur rôle dans la détermination des ciné-genrcs exige, je le
répète, de longues études. Te me suis ici borné à le poser.
Youri TYNIANOV.
(Texte extrait de Poetika Ri 110 , 1027 . Traduit du russe par
Sylvutne Mossc ci Andrée Robel.) Copyright « Cahiers du
Cinéma ».
( 1 ) J'emploie ici et ailleurs le mot passe-partout d'« image»,
c’est-à-dire fragment de film pris sous le même angle de vue,
le même éclairage. La vraie image-celluîe sera par rapport à
l’image-fragment l’équivalent du pied pour le vers. La notion
de pied dans le vers est plutôt didactique et, en tout cas,
valable uniquement pour de rares ensembles métriques ; la
toute dernière théorie du vers s’intéresse au vers ainsi qu'à
la série métrique, et non au pied comme au schéma. A pro¬
prement parler, dans la théorie du film, la notion technique
d’image-cellulc n’est pas essentielle, elle est entièrement rem¬
placée par la longueur de l’image-fragment.
( 2 ) C’est Victor Chklovski dans ses travaux sur Sterne et
Rozanov qui l’a montré pour la première fois.
68
Boris Eichenbaum :
Problèmes de la
ciné-stylistique
_ 1 _
Il il existe pris darts en soi. d'arts phénomènes de la nature,
il existe un besoin d’art propre à Fliomine. Ce besoin est satis¬
fait de façon diverse aux différentes époques, chez les diffé¬
rents peuples, dans les différentes civilisations. (...)
Il convient de distinguer deux phases dans l'histoire du
cinéma : l’invention de l’appareil grâce auquel il a été pos¬
sible de reproduire le mouvement sur l’écran, et sou utilisation
pour transformer la bande cinématographique en hlm. Au pre¬
mier stade, le cinématographe n'était qu'un appareil, qu'un
mécanisme ; au second, il est devenu une sorte d'instrument
entre les mains de l’opérateur et du metteur en scène. Ces
deux aspects ne sont évidemment pas fortuits. Le premier est
le résultat naturel des perfectionnements techniques de la pho¬
tographie ; le second, le résultat naturel et obligatoire des nou¬
velles exigences artistiques. Le premier touche au domaine des
inventions qui ont progressé d'après les luis de leur logique
propre ; le second peut être rangé parmi les découvertes :
l'appareil peut être utilise pour aménager le nouvel art. un art
dont le besoin se faisait sentir depuis longtemps.
Les inventeurs de l’appareil cinématographique ne se dou¬
taient assurément pas qu’ils avaient créé les conditions voulues
pour organiser cet art. Près de 20 ans se sont écoulés avant
que la technique cinématographique soit vraiment comprise
comme la technique de Fart cinématographique. Dans les pre¬
mières années, ce qui captivait le plus était l'illusion du mou¬
vement. Le cinéma était un tour de passe-passe technique, et
ne dépassait guère le principe de la photographie animée. On
ignorait les scénarios et le montage. Ku 1897. 011 ne pensait
meme pas a coller les fragments de films. On voulait avant
tout perfectionner techniquement Fappareil en tant cpie tel.
La bande cinématographique dont la longueur ne dépassait
pas 17 mètres ne reproduisait qu'une scène unique, comme, par
exemple. Lu Sortie des ouvriers des usines l.innicre. Pendant
longtemps les « vues », sortes de caries postales animées, occu¬
paient la première place. C'était le stade primitif des scènes
et paysages quotidiens (on trouvait ainsi (pic l'eau était tort
« photogénique »). Bientôt venaient s’adjoindre à ces genres
initiaux les tableaux comiques qui ont fortement contribué à
faire reconnaître le cinéma comme un art : grâce à l’essence
même du comique, ils se passaient des motivations compli¬
quées et des trames enchevêtrées ; ils opéraient avec un
matériau emprunté à la vie de tous les jours, tout en cons¬
tituant la hase primitive des futurs truquages et en élaborant
toute une série de poncifs spécifiques nécessaires. A ce stade,
le principe de la photographie animée était toujours essentiel
et unique.
A proprement parler, l’invention de la caméra a insufflé une
vie nouvelle an domaine de la photographie, jusque-là extrê¬
mement limité. La photographie ordinaire, bien qu'elle tendît
à être « artistique », ne pouvait occuper une situation à elle
parmi les arts, dans la mesure où elle était statique et donc
uniquement « figurative ». A côté du dessin qui accordait à
l'artiste suffisamment de liberté pour réaliser des projets divers.
la photographie était quelque chose d’auxiliaire, de purement
technique, dénué de «style». La caméra a dynamisé le cliché
photographique, Fa transformé à partir d’une unité fermée et
statique en image, en une fraction infinie du flot eu mouve¬
ment. Four la première fois dans l’histoire, un art « figuratif »
de pur sa nature même pouvait se dérouler dans le temps, se
situait en dehors de la concurrence, de la classification, des ana¬
logies. Tout en associant scs différents éléments au théâtre, au
dessin, à la musique et à la littérature, il était aussi quelque
chose de totalement nouveau. Les moyens mécaniques de la
photographie (clair-obscur, prise de vues sans truquage, dimen¬
sions du cliché, etc.) ont acquis une signification nouvelle, sont
devenus moyens de ciné-langage particulier. Lu même temps
(pie progressait la ciné-tcchniquc et qu'011 prenait conscience
des possibilités multiples du montage, 011 établissait la distinc¬
tion entre le matériau et la construction obligatoire et carac¬
téristique pour chaque art. C’était le problème de la firme
qui surgissait.
Sur la toile de fond du cinéma, le domaine de la simple
photographie s'est définitivement précisé comme élémentaire,
quotidien, appliqué. Les rapports entre la photo et le cinéma
rappellent ceux entre la langue pratique et la langue poétique.
La caméra a permis de découvrir et d'employer des effets que
la simple photographie n’aurait pu ni n’aurait voulu utiliser.
C'est le problème de la «photogénie» qui se trouvait posé ; elle
introduisait dans la cinématographie le principe du choix du
matériau en fonction d'indices spécifiques.
La raison de vivre de l’art est de se soustraire à l’usage
quotidien parce qu’il n'a pas d'application pratique. L'automa¬
tisme quotidien de l'usage du mot laisse inutilisées des masses
de nuances sonores, sémantiques et syntaxiques, lesquelles trou¬
vent leur place dans l’art littéraire (Victor Chklovski). La
danse se bâtit sur des mouvements qui n'entrent pas dans la
démarche habituelle. *Si Fart utilise le quotidien, c’est comme
matériau dans une interprétation imprévue ou bien sous un
aspect ontrancièremcnt déformé (le grotesque). D’où le
<■ conventionnel » permanent de Fart (pie ne peuvent surmonter
les « naturalistes » même les plus extrêmes cl conséquents,
dans la mesure où ils demeurent des artistes.
La nature première de Fart, c’est le besoin de défoulement
des énergies de l'organisme humain qui s'extraient du quoti¬
dien ou agissent plus ou moins sur lui. C'est là le fondement
biologique qui lui communique la force de la nécessité vitale
à la recherche de la satisfaction. Ce fondement, qui trouve
son expression dans le jeu n'a pas de « sens » déterminé
exprimé, il s'incarne dans les tendances « abstruses ». poursui¬
vant « un but en soi ». qui transparaissent dans tout art et
constituent son ferment organique. I/utilisatioii de ce ferment
pour le transformer en «expressivité» est ce qui organise
l'art, en tant que phénomène social, en tant cpie « langage »
d'un genre particulier. Ces tendances se dépouillent souvent
et deviennent un mot d’ordre révolutionnaire, et c’est alors
qu'on commence à parler de la « poésie abstruse », de la « mu¬
sique absolue », etc.
Le cinéma est devenu un art lorsque la signification de ces
deux éléments s’est précisée. La phutogeuie t c'est l'essence
70
« abstruse » du cinéma, parallèle au « caractère abstrus » musi¬
cal, littéraire, pictural, moteur et autre. Nous la voyons sur
récran en dehors de tout lien avec le sujet, dans les visages,
les objets, le paysage. Nous avons une vision nouvelle des
choses, clics nous paraissent alors inconnues. Dclluc a dit : « La
locomotive, le vapeur océanique, l'aéroplane, la voie ferrée,
sont photogéniques, de par le caractère même de leur structure.
Chaque fois que courent sur l’écran des images de « ciné-
vérité » qui nous montrent le mouvement d'une flottille ou fl un
navire, le spectateur crie d’émerveillement > (r). Non en raison
de la « structure » même de l’objet, mais de la manière dont il
est donné sur l'écran. N’importe quel objet peut être photo¬
génique, tout est question de méthode et de style. L'opérateur
est l’artiste de la photogénie. La phutogénic utilisée comme
« expressivité » se transforme en langage de la mimique, des
gestes, des choses, des angles de vue, des plans, etc. qui sont
te fondement tic la ciné-stylistique.
_ 2 _
Le besoin d’un nouvel art de masse sc faisait sentir depuis
longtemps, d'un art dont les procédés artistiques seraient acces¬
sibles à la « foule », une foule urbaine dépourvue de folklore
« propre ». Cet art qui s'adresse aux masses devait surgir sous
forme d’ «art primitif» nouveau, qui s’opposerait révolution¬
nai renient aux formes raffinées des arts anciens, ayant une
existence distincte.
Ce « primitivisme » pouvait être réalisé sur la base d'une
invention qui, poussant au premier plan un nouvel élément
artistique, faisant de lui sa dominante constructive, rendrait
possible une forme particulière de fusion (une syncrétisatiou)
des différents arts.
L’évolution de l’art, pris comme quelque chose d’unique,
s’exprime dans les oscillations permanentes entre la dittéren-
ciation et la fusion. Chaque art pris en particulier existe et
se développe sur le fond des autres, tant comme genre parti¬
culier que comme variété. Aux diverses époques, ces deux
catégories d’arts tendent à être arts de masse et sont inspirés
par le souffle du syncrétisme, visant à absorber des éléments
empruntés à d’autres arts. La différenciation et la syncréti-
sation sont des processus permanents et également importants
dans l’histoire des arts qui évoluent corrélativement. Les for¬
mes syncrétiques tic sont nullement l’attrihut exclusif de l’art
des sauvages on du « peuple », comme on le croyait aupara¬
vant ; leur tendance à la construction est un fait constant de
la civilisation artistique.
Les drames musicaux de Wagner on les danses symphoniques
des novateurs du ballet, sont manifestations isolées des ten¬
dances syncrétiques de la nouvelle époque. Mais il manquait
à ces tentatives l’esprit du « primitivisme » révolutionnaire in¬
dispensable pour que la nouvelle forme acquière la valeur
d’art de masse eu s’opposant aux autres par sa largeur d’in¬
fluence. Le tournant général de la culture qui nous a ramenés
dans une large mesure aux principes des débuts du Moyen Age
a mis à l'ordre du jour une exigence décisive : créer un art
nouveau, affranchi de la tradition, primitif par ses procédés
«linguistiques» (sémantiques), et grandiose par ses possibilités
d’influence sur les masses. Et comme la civilisation de notre
époque vit sons le signe de la « technicité ». cet art devait
naître des profondeurs mêmes de la technique.
A son stade primitif le cinéma a etc un art de ce genre. 11 est
typique de noter que dans scs premières années (et sans doute
jusqu’à la première guerre mondiale), le cinéma était jugé
comme un art « vulgaire », « de bas étage », bon seulement
pour la foule. Il a conquis ses premières positions en province
et dans les banlieues des grandes villes. L'intellectuel séduit par
la publicité et qui entrait dans un cinéma sc sentait mal à
son aise lorsqu’il sc trouvait en face d’un autre intellectuel :
« Toi aussi, tu t’es laisse embobiner ?» sc disaient-ils inté¬
rieurement l’un et l'autre. Qui aurait pu croire alors que la
grande salle du Conservatoire de Léningrad abriterait une salle
clc cinéma ? (...)
(r) Louis Dctllue : Phoiogcnie .
Sur le fond des autres ans. le cinéma avait quelque chose
de primitif, de commun, d’offensant pour un goût raffiné. Le
fait même qu’un art nouveau ait été crée sur la base de la
photographie balayait les idées « élevées » habituelles sur la
création artistique. J.a caméra résistait cyniquement au carac¬
tère prétendument « artisanal » des arts aînés et leur communi¬
quait (surtout au théâtre) jusqu'à un certain point une nuance
archaïque.
Un audacieux nouveau-venu qui menaçait de transformer
l’art en simple technique faisait irruption au milieu des arts
abrités derrière le rempart des traditions. La séance de cinéma
était un « rabaissement » total du spectacle théâtral, depuis le
spectateur en manteau qui semblait être entré là par hasard,
jusqu’à l’écran nu. qui remplaçait le rideau et le plateau de
théâtre, 'l'ont choquait : la reproduction mécanique, la répéti¬
tion mécanique (deux à trois séances par soirée), la fabrication
industrielle du film, etc. Il est parfaitement naturel que l’in¬
telligentsia, qui dans sa majorité était inspirée par les traditions
de l’ancienne culture artistique, ait commencé par ignorer le
cinéma, art primitif et mécanique, capable seulement clc satis¬
faire la « rue ».
Il est superflu d'expliquer abondamment (pie la guerre et la
révolution ont accéléré la diffusion du cinéma parmi les masses.
Dans d’autres conditions historiques, il aurait probablement
du soutenir nue bataille beaucoup plus longue et difficile. Il est
intéressant par exemple de rappeler qu'avant la guerre, à
l'époque de la décadence du symbolisme, les théoriciens du
théâtre et les metteurs en scène étaient passionnés par l’idée
du « théâtre de l’action » « pour la communauté ». Comme un
certain appauvrissement sc faisait sentir dans la vie du théâtre,
ils ont tenté de le combattre au moyen d'cxpéncnccs nouvelles :
renaissance rallinée de « l'ancien théâtre », de la conimedia
(lell'arte, cto. Parallèlement à l’idée de « théâtre communau¬
taire », on trouve celle de l’idée du « théâtre pour soi »
(N. Kvrcïnov) et la parodie théâtrale s'écoule en un large flot ;
ces deux lignes sont en fait un paradoxe raffiné qui témoigne
de la crise de l’art théâtral. Pendant ce temps, la froideur
vis-à-vis du théâtre sc faisait sentir de plus en plus nettement,
non seulement parmi les spectateurs, mais aussi parmi les
acteurs.
Les rêves de <r théâtre communautaire» ont fait naufrage et
sont restés le signe historique caractéristique de l’cpoquc du
déclin théâtral, tandis que surgissait un nouvel art « commu¬
nautaire », en son genre un art de masse. Il était communau¬
taire non seulement par rapport au spectateur («la rue»),
mais par rapport à la production meme. En tant que forme
syncrétique et qu’invention technique, le cinéma rassemblait
autour de lui des masses de spécialistes variés, et pendant
longtemps le film a été présenté au spectateur sans noms, sans
« auteurs ». mais au contraire comme le fruit des efforts conju¬
gués de toute une écpiipe.
11 y a fort loin toutefois de cette «communauté» à celle
dont rêvaient les symbolistes : c’est en fait une communauté
à l’envers. La notion même de « caractère de masse » nécessite
mute une série de réserves quand ou parle du cinéma. Nous
qui avons assisté à la « naissance du cinéma » sommes bien
sûr enclins à le romantiser plus ou moins. Mais si l’on s’oblige
à réfléchir en toute quiétude, le caractère de masse du cinéma
est une notion non pas qualitative, mais quantitative, non liée
à son essence. C'est le signe caractéristique du succès du
cinéma, c’est-à-dire mi phénomène purement social, conditionné
par toute une série de circonstances historiques sans liens avec
le cinéma eu tant que tel. Au contraire, le cinéma en lui-même
n'exige nullement la présence clc la masse, comme du moins
le théâtre. Celui qui a un projecteur peut voir un film chez
lui et être de la sorte plongé dans la masse des spectateurs
sans mettre le pied dans une salle de cinéma. Là, nous ne nous
sentons pas le moins du monde membres de la masse, parti¬
cipants au spectacle de masse ; au contraire, les conditions de
la séance de cinéma prédisposent le spectateur à se sentir
totalement isolé, et c’est cette sensation qui constitue un des
charmes psychologiques originaux de la cinc-perccption. Le
film n’attend pas d’applaudissements de nous, il n’y a personne
à applaudir à part le projectionniste. L’état d’âme du spectateur
71
est proche de la contemplation solitaire, intimiste, il regarde
en (juelcjLic sorte le rêve d'un autre. Le moindre bruit étranger
au film l'irrite beaucoup plus qu'au théâtre. Le bavardage des
voisins (la lecture à haute voix des intertitres, par exemple)
l'empêche de se concentrer sur le mouvement du film ; sou
rêve serait de ne pas sentir la présence des autres spectateurs,
d’être en tête-à-tête avec le film, de se sentir sourd-muet.
Malgré tout son caractère de masse, ie cinéma est capable
d'éirc l'art de chambre par excellence. Bien entendu, certains
cinc-gcnres ont besoin, en raison de leur caractère, de la pré¬
sence de la foule ; toutefois, il est impossible d'appliquer à
l'ensemble du cinéma ce trait particulier de certains genres.
Un fait ne doit pas être perdu île vue : la période « de masse »
du cinéma, celle où il sc gagnait ses positions parmi les autres
arts et affermissait sa valeur sociale et économique, glisse déjà
dans le passé. De temps à autre apparaissent des films qui sont
le résultat d’une expérimentation artistique, et qui en tant que
tels ne sont pas destinés à la masse.
.Le cinéma a déjà son histoire non seulement commerciale
mais aussi artistique : l’histoire des styles et des écoles. Parai’
lèlcment le ciné-spectateur a déjà acquis un goût assez ferme,
il s’est habitué aux poncifs auxquels il n’aime pas renoncer.
De la sorte, les rapports complexes entre les deux parties
caractéristiques de tous les arts se sont déjà esquissés. Le Cabi¬
net du Docteur Caligari a été un four dans toute l’Lurope
en tant que film destine à la masse, tandis que dans l'histoire
du cinéma, il représente un très important bond en avant, et
son influence a marqué de nombreux films postérieurs. Our
Hospitality , avec Huster Keaton. qui a repose le problème du
comique au cinéma (actions comiques du héros dans des situa¬
tions tragiques), était tout simplement un film trop intelligent,
d’une intention trop compliquée, pour susciter l’enthousiasme
sans limites cln spectateur, tandis que le comique plus élémen¬
taire du Lâche était plus facilement accessible.
Il est fort probable que le succès commercial insensé du
cinéma, qui a apposé son empreinte sur toute l'histoire de son
«enfance dorée», marque la veille de la crise : le cinéma
entre dans sa période d'adolescence, beaucoup plus difficile,
mais beaucoup plus prometteuse. C’est uniquement dans la
perspective de cct espoir qu’il convient de situer les problèmes
théoriques complexes que j’essaie de cerner dans cct article.
3
Au stade actuel, le cinéma est une nouvelle forme syncré¬
tique de l'art. L'invention de la caméra a rendu possible la
mise hors circuit de la dominante majeure du syncrétisme
théâtral : le mot audible, qu’est venue remplacer une autre
dominante : le mouvement visible dans les details. De la sorte,
le système théâtral rattaché au mot audible a été bouleversé.
Le ciné-spectateur se trouve dans des conditions totalement
nouvelles de perception, qui sont le contraire du processus de
lecture : de l’objet, du mouvement visible, à son interprétation,
à la construction du langage intérieur. Le succès du cinéma
est partiellement lié à ce type nouveau de travail cérébral qui
ne s’effectue pas dans la vie de tous les jours. On peut
affirmer que notre époque est moins que tout verbale, dans la
mesure où l’on parle d’art. La ciné-culturc s'oppose, en tant
que signe de l’époque, à la culture du verbe, livresque et
théâtrale, qui dominait au siècle passé. Le ciné-spectateur
cherche à sc reposer du mot. il vent uniquement voir et deviner.
Ji est toujours inexact de qualifier le cinéma d'art «muet»:
il ne s’agit pas en l'occurrence de son « mutisme » mais de
l'absence de parole audible, de la corrélation nouvelle (le la
parole et de l'objet. La corrélation théâtrale dans laquelle la
mimique et le geste accompagnent le mot est supprimée, mais
le mot en tant (pie mimique arriculatoire conserve son action.
L'acteur de cinéma parle pendant le tournage, et ceci produit
son effet sur l'écran. Le cinc-spcctatcnr semble effectivement
sc transformer en sourd-muet (nous parlerons plus loin du
problème de la musique), et cela ne détruit pas le rôle du mot,
mais ne fait que le transposer sur un antre plan. On connaît
l'histoire des sourds-muets qui assistaient à la projection d'nn
film dans un cinéma anglais : ils avaient protesté contre la
teneur des dialogues prononcés par les acteurs et qui ne corres¬
pondaient absolument pas à l’action sur l’écran. Pour eux. le
cinéma était un art pins « verbal » que le théâtre où. en raison
des conditions du spectacle (distance entre la scène et le specta¬
teur), ils tic pouvaient voir nettement les mouvements ;i rl 1 en -
latoires. Le ciné-spectateur habituel nc saisit évidemment pas
l'articulation en çllc-mëmc ; malgré cela, elle a son importance
dans la mesure où les acteurs ne se comportent pas sur l’écran
comme des sourds-muets, ne jouent pas la pantomime. L’analyse
de la mimique articulatoirc à l’écran est un problème d'avenir :
en tout état de cause, clic ne doit pas être un vestige passif
du tournage.
Un autre fait est plus important encore : le processus de
langage dans l’esprit du spectateur. Pour l'élude des lois du
cinéma (avant tout du montage), il est très important de
reconnaître (pie la perception et la compréhension du film sont
indissolublement liées à la formation du langage intérieur qui
assemble les images séparées. Seuls les éléments « abstrus »
du cinéma peuvent être perçus en dehors de ce processus. Le
ciné-spectateur doit effectuer, pour enchaîner les images (cons¬
truction de la cinc-phrasc et des cinc-périodcs), un effort céré¬
bral compliqué qui est quasiment absent de l'usage courant où
le mol recouvre et évince les autres moyens d’expression. 11
doit continuellement composer la chaîne des ciné-phrascs. faute
de quoi il nc comprendrait strictement rien. Ce n’est pas sans
raisons que, pour certains, le ciné-effort cérébral est une occu¬
pation difficile, fatigante, inhabituelle et déplaisante. Une des
préoccupations essentielles du metteur en scène est de faire
en sorte (pic l'image « parvienne » au spectateur, c'est-à-dire
qu'il devine le sens de l’épisode ou, eu d’autres termes, qu’il
le traduise dans son langage intérieur. De la sorte, ce langage
entre en ligne de compte dans la construction même du film.
Le cinéma exige du spectateur une certaine technique spé¬
ciale de l'art de deviner ; au fur et à mesure que progressera
lu cinéma, cette technique se compliquera. Dès à présent, les
metteurs en scène se servent souvent de symboles et de méta¬
phores, dont le sens est souvent emprunté aux métaphores
\crbales courantes. Un processus ininterrompu de langage inté¬
rieur accompagne la ciné-vision. Nous nous sommes déjà
habitués à toute une série de poncifs typiques du ciné-langage :
la plus petite innovation dans ce domaine nous frappe autant
(pic l'apparition d'un terme nouveau dans le langage. 11 est
impossible de traiter le cinéma comme un art totalement extra-
verbal. Ceux qui veulent défendre le cinéma contre la « litté¬
rature » oublient souvent que le mot audible en est exclu,
tandis que la pensée, c’est-à-dire le langage intérieur, y est
gardée. L’étude des particularités de ce ciné-langage est un des
problèmes les plus importants de la théorie du cinéma.
Le problème des intertitres est lié à celui du langage inté¬
rieur. Si l’intertitre est un des accents sémantiques indispen¬
sables du film, on ne peut toutefois pas parler des intertitres
« en général ». 11 faut distinguer leurs aspects et leurs fonc¬
tions dans le film. Le genre d’intertitres le plus déplaisant et
étranger au cinéma est celui qui a un caractère narratif, celui
que place « l’auteur », qui explique sans compléter. Ils rem¬
placent ce qui doit être montre et. en fonction de l'essence du
ciné-art, être devine par le spectateur. Ils témoignent ainsi des
défauts du scénario ou d’une imagination cinématographique
insuffisante du metteur en scène. Ce genre d'intertitres inter¬
rompt non seulement le mouvement du film sur l'ccran, mais
aussi le flot du langage intérieur, en obligeant le spectateur
à se transformer provisoirement en lecteur et à graver dans sa
mémoire ce que lui communique 1 ’ «auteur». Il en va autre¬
ment pour les intertitres de dialogues, rédigés en tenant compte
des particularités du cinéma et placés à l'endroit voulu. Les
titres brefs qui apparaissent lorsque le dialogue se déroule sur
l’écran, et qui accompagnent certains gestes déterminés et
caractéristiques des acteurs, sont interprétés comme uu élément
parfaitement naturel du film. Ils ne remplacent pas ce qui peut
cire obtenu autrement, nc coupent pas la ciné-réflexion, s'ils
sont faits en fonction des lois du cinéma (le graphisme même
des intertitres jonc un grand rôle en l'occurrence). Du moment
que le dialogue doit parvenir au spectateur, l'aide des inter¬
titres est indispensable. Le dialogue inscrit sur l’intertitre ne
72
remplit pas le vide du sujet, n'introduit pas dans le film
T « auteur * qui raconte une histoire, mais ne fait que complé¬
ter et accentuer ce que le spectateur voit sur l’écran.
Soit dit en passant, l'expérience prouve que les films comi¬
ques ont plus que les autres besoin d’intertitres de dialogues,
qui parfois accentuent considérablement l’cITct comique ; il
suffit de rappeler les titres du Signe de Zorro (« Avez-vous
jamais vu quelque chose de semblable?»). <hi Lâche («As¬
seyez-vous ! »). On obtient un tel résultat parce que le comique
est en général un phénomène sémantique étroitement lié au
mot. Le film comique est bâti d’habitude sur les détails de
situations données, qui ne peuvent « parvenir » à l’esprit du
spectateur que par l’intermédiaire des intertitres.
En tout cas, puisque le cinéma n’est pas une variété de la
pantomime et (pie le mot n’en est pas totalement exclu, les
intertitres sont une partie parfaitement légitime du film, et le
fond du problème est qu'ils ne se transforment pas en litté¬
rature, mais entrent dans le film cil qualité d’élément naturel,
cinématographiquement conscient,
11 existe un autre problème également lié d’une part à celui
de la cinc-pcrccption et de l'autre à l’exclusion du mot audible,
c’est celui de la musique au cinéma. Ce problème n'a presque
pas etc élucidé sur le plan théorique, tandis que dans la pra¬
tique, il ne suscite presque pas de doutes. Le mot audible
exclu devait être remplacé et la musique a été l’équivalent de
certains aspects du mot. La musique assume le rôle d'amplifi¬
cateur émotionnel et accompagne le langage intérieur. Toutefois
ces conclusions sont loin de résoudre les problèmes du caractère
de la musique au cinéma et des rapports possibles entre le film
et son illustration musicale. Quels doivent ou peuvent en être
les principes ?
.L’idée du « film musical » est très populaire en France ;
Leon Moussinac, par exemple en parle avec beaucoup de brio,
niais de manière insuffisamment précise : « Les phrases lumi¬
neuses doivent fusionner avec les phrases me!odieuses ; les
ry/hmes dorentt s'associer, sc pénétrer et sc compléter mutuel¬
lement avec une précision et une simultanéité maximum. » (i)
il est intéressant de rapporter après cette belle phrase l'appré¬
ciation de Bêla Ralazs qui tend à donner une solution totale¬
ment opposée au problème : « C'est un fait caractéristique que
nous observons immédiatement l'absence de musique mais que
nous ne prêtons pas la moindre attention à sa présence. N’im¬
porte quelle musique contiicnf à n importe quelle scène ... Car
ht musique suscite des visions totalement differentes qui ne
font que gêner les visions projetées sur Vécran lorsqu'elles les
touchent de trop prés. » ( 2 ) Ralazs compte davantage sur
l’association inverse : la réalisation de films accompagnant les
œuvres musicales.
L’observation de Balazs est subtile et juste. Un bon film
absorbe tellement notre attention que nous ne remarquons en
quelques sorte pas la musique. Dans le même temps, un film
sans accompagnement musical nous semble appauvri. Est-ce
l’habitude ou un besoin lié à la nature même du cinéma ?
Il me semble que la solution de ce problème touche à ce que
j’ai dit du caractère intimiste de la ciné-perception, de la
contemplation du film comme un rêve. Ces aspects particuliers
exigent que le film soit enveloppé dans un climat de mise en
condition émotionnelle, dont la présence peut passer aussi
inaperçue que la présence de l’art tout en étant absolument
indispensable.
Le langage intérieur du ciné-spectateur est beaucoup plus
coulant et flou que le langage prononcé ; la musique qui ne
s’oppose pas à son écoulement aide sa mise on forme. Le
processus intime de formation du langage intérieur s’allie à
l’interprétation musicale, en formant un tout. Il convient encore
de noter que, jusqu'à un certain degré, la musique contribue
à traduire les émotions suscitées par l’écran dans l’univers de
l’émotion artistique : un film sans musique produit parfois une
impression accablante. De la sorte, on peut affirmer que
l’accompagnement musical du film facilite la formation du lan¬
gage intérieur ; voilà pourquoi il n’est pas perçu en lui-même.
( 1 ) Léon Moussinac : La naissance du cinéma .
( 2 ) Bêla Balazs : Dcr sichtbarc Mcnsch oder die Kultur des
films . 1924 . P. 143 .
Il existe encore un aspect obscur dans ce problème com¬
plexe : celui du rythme du cinéma et de sa correspondance
ou de sa parenté avec le rythme musical. Ceux qui parlent
volontiers du rythme des images ou du montage jouent souvent
sur la métaphore ou emploient le mot de rythme dans le même
sens général et peu fructueux qu’on lui donne quand on parle
du rythme dans l’architecture, la peinture, etc.
Ce que nous avons dans le cinéma moderne n’est pas le
rythme au sens précis du terme (comme dans la musique, la
danse, le vers), mais une certaine rythmique générale qui n'a
aucun rapport avec le problème de la musique au cinéma. A
vrai dire, le métrage des images peut jusqu’à un certain point
servir de base à la construction du cinc-rythmc ; ce problème
concerne l'avenir et il est malaisé d'en parler aujourd’hui. Il
est probable qu’ultcricnrement, au cours de l’évolution du
cinéma (lorsqu’il quittera l’adolescence pour la jeunesse), ses
possibilités rythmiques se révéleront de manière plus nette, et
alors les genres rythmiques particuliers pourront se définir en
mettant l’accent non sur la fable, mais sur la photogénic. Il
est possible que cette forme (analoguc.au vers) naisse de
l’expérience de la cinc-illustration des œuvres musicales. C'est
alors que le problème de la musique au cinéma sc précisera
mieux. Pour l’instant, son rôle n'est typique que du stade
syncrétique.
_ 4 _
Donc, le cinéma s’est défini comme l’art de la « photo¬
génie » utilisant le langage du mouvement (expressions du
visage, gestes, poses, etc.). Il est entré sur ce terrain en
concurrence avec le théâtre et a remporté la victoire. Un fait
a joué en l'occurrence un rôle très important : le ciné-specta¬
teur a eu la possibilité de voir les détails (expressions du
visage, des choses, etc.), de sauter d’un lieu à un autre, de
voir les hommes et les objets sur des plans, sous des angles,
des éclairages différents, aussi facilement qu’en imagination.
La cinc-dynamiquc qui sc développe sur l’écran a vaincu le
théâtre, qui devient une sorte de « bonne vieille chose char¬
mante ». Le théâtre a dû prendre à nouveau conscience de
lui-même, non plus comme forme syncrétique, mais comme
art isolé dans lequel la parole et le corps de l’acteur doivent
être affranchis de tout le reste.
Un des défauts les plus marquants du théâtre, dans la
mesure où il a etc un art syncrétique — defaut dont l'élimi¬
nation dans les conditions du spectacle théâtral n'est que par¬
tiellement possible —, était l'immobilité du plateau et par
conséquent l’immobilité du point de vue et des plans. Les
effets visuels du spectacle théâtral (mimique, gestes, décors,
choses) sc heurtent fatalement au problème de la distance
entre le plateau immobile et le spectateur. Il est pratiquement
impossible de jouer sur les details visuels, ce qui rive la
mimique et le geste ; le comédien doue pour la mimique ne
peut pas déployer scs talents au théâtre. L’immobilité du pla¬
teau oblige l’acteur à jouer devant des décors plantes dans
une position unique ; cela enchaîne l'auteur et introduit dans
la dynamique verbale de Fart théâtral quelque chose d’exté¬
rieur, de superflu, de statique. Au théâtre, la chose joue un
rôle totalement passif, elle est le témoin ou l’espion etranger
du comédien et sa présence importune le spectateur. La divi¬
sion de l'espace théâtral en actes (allumage et extinction des
éclairages), l’utilisation des plateaux tournants, etc. ne change
rien à son essence et apparaît comme une pitoyable imitation
dit cinématographe. Ce qui est l’essence et la nature profonde
du cinéma semble grossier et lourd an théâtre, comme les
efforts que fait un esprit plat pour paraître spiritticl. Le
théâtre doit, bien entendu, suivre une autre voie, celle de la
transformation du plateau en arène de l’activité exclusive de
l’acteur, par la destruction de l’espace théâtral, en tant que
heu déterminé de l'action, en d’autres termes, par le retour
aux principes du théâtre shakespearien.
Le cinéma a détruit le problème du plateau : son immo¬
bilité et son éloignement du spectateur. L’écran est un point
figuré et son immobilité l’est également. La distance entre
l’acteur et le spectateur varie incessamment, plus exactement,
73
clic n’existe pas du tout, i! n'y a plus que des échelles, des
plans. Le visage de l’acteur peut être hypcrbolisc, ce qui per¬
met de voir le moindre mouvement musculaire : si le dérou¬
lement du film l’exige, le spectateur voit les détails les plus
minimes du geste, du costume, de la situation. Rien n’est
planté à attendre son tour ; tout change : les lieux de l'action,
les parties des scènes, les points de vue sur ces dernières (de
côté, de haut, etc.). Toutes ces possibilités techniques ont fait
du cinéma un rival non seulement du théâtre, mais encore
de la littérature.
Avant l’invention du cinéma et - la reconnaissance du mon¬
tage, la littérature était Tunique art capable de développer des
sujets à structure compliquée, des fables parallèles, de changer
librement le lieu de l’action, de mettre des détails eu valeur,
etc. A présent, devant le cinéma, nombre de ccs privilèges
ont porcin leur monopole. La ciné-dynamique a été ici aussi
assez puissante. Comme le .théâtre, la littérature, en fécondant
le cinéma et en contribuant à son progrès, a en même temps
perdu sa position anterieure et a dû prendre en considération
ce nouvel art dans la suite de son évolution.
Si, en plus de ce cpie nous avons dit, nous analysons le lien
existant entre le cinéma et les arts plastiques (thème néces¬
sitant un examen particulier), il sera justifié de définir le
cinéma moderne comme une forme syncrétique. Effectivement,
le cinéma a de manière ou d’autre affecté tout le système des
arts aînés, distincts, et tout en s’éloignant d’eux, il exerce en
même temps une action décisive sur leur évolution ultérieure.
Un fait nouveau s’offre à nous : la photogenic et le mon¬
tage ont rendu possible une dynamique des images visuelles
inaccessible «à tout autre art. Cette dynamique, dont les pers¬
pectives sont loin d’être épuisées, a pour le moment obligé
d’autres arts à se rassembler autour d’un centre nouveau et à
le servir, C'est alors qu’ont commencé à se définir les diffé¬
rents styles du film, en fonction de telle ou telle méthode de
traitement du matériau, de telle ou telle « tendance ». Les
ciué-stylcs propres ne font que se dessiner et la théorie n’a
presque pas encore étudié ce problème.
On a coutume de parler du « naturalisme » du cinéma et de
l’admettre comme sa qualité spécifique. Evidemment, cette
opinion est naïve si elle est exprimée sous une forme primaire
et catégorique, et il convient de la combattre parce qu’elle
empêche de comprendre les lois propres du cinéma en tant
qu’art. Il est parfaitement naturel qu’à son tout premier stade,
lorsque les méthodes « linguistiques » même ne s’étaient pas
encore précisées, le cinéma n’ait pas encore pris conscience
de ses possibilités artistiques et se soit préoccupé essentielle¬
ment de créer l’illusion, de se rapprocher de la « nature ».
Plus tard, avec Tutilisation de la caméra comme instrument,
les plans d’ensemble, étant les plus « naturalistes », n'ayant
pas encore rompu avec les principes purement photographi¬
ques, ont perdu leur signification initiale; le cinéma a alors
développé ses possibilités conventionnelles, éloignées du natu¬
ralisme primitif : le gros plan, le fondu-eiichaîné, l'angle de
prise de vue, etc.
Le principe de la « photogenic » a déterminé l’essence
profonde du cinéma, totalement spécifique et conventionnelle.
Désormais, la déformation de la nature occupait dans le
cinéma comme dans les autres arts, sa place naturelle. Entre
les mains de l'opcratcur. la caméra a la même action que les
couleurs entre celles du peintre. La même nature, filmée de
points de vue différents, sous differents plans et éclairages,
donne des effets stylistiques différents. Ces derniers temps, le
tournage dans des décors naturels est de plus en plus rem¬
placé par le tournage en studio, justement parce que la nature
empêche clc traiter l'ensemble du film dans le même style.
Les metteurs en sccne se préoccupent non seulement de com¬
poser le film (le montage), mais aussi de composer les diffé¬
rentes images en s’inspirant de principes purement plastiques :
symétrie, proportion, corrélation générale des lignes, réparti¬
tion de la lumière, etc. Des l'instant où il s’agit des styles du
film et de la composition des images, le fameux « naturalis¬
me » ne constitue qu'un seul des styles possibles, qui n’est
d’ailleurs pas moins conventionnel que les autres.
Les exigences du « type », et concurremment le problème
du comédien de cinéma (l'acteur et la « nature »), ne sont pas
du tout nés parce que le cinéma est naturaliste, mais par
suite des conditions de la projection : le gros plan et les
particularités de la pliotogénic empêchent Tutilisation du ma¬
quillage aussi largement qu'au théâtre. D'où les principes
totalement différents de l'expressivité dans le jeu même.
Donc, le naturalisme au cinéma n'est pas moins conven¬
tionnel que dans la littérature ou le théâtre. 11 est toutefois
vrai que le cinéma peut introduire la vraie nature, ce que ne
peut pas faire le théâtre, par exemple. Le metteur en scène
de cinéma peut avoir une sorte de « carnet de notes » dans
lequel il conservera les scènes de genre filmées sans but par¬
ticulier et qu'il utilisera dans le montage d’un film de .type
« physiologique », par exemple ; mais il ne peut le faire,
comme l’écrivain, qu'à condition d'assujettir ce matériau au
signe stylistique général du film et à son genre.
5
Dans la question du style du film, le caractère du tournage
(plans, angles prise de vue, éclairage) et le type de montage
ont une influence décisive. Il est convenu dans notre pays de
ne comprendre le montage que comme une « composition du
sujet », alors que son rôle fondamental est stylistique. Le
moulage est avant tout le S)Stèmc de direction de l'image ou
d\'nchaîncuient de l'image, une sorte de syntaxe du film.
La composition du sujet résulte du scénario, voire même du
livret ; si clic dépend du montage, ce n’est que dans la mesure
où il lui donne telle ou telle coloration stylistique, en mo¬
tivant l'alternance des parallèles, en imprimant telle ou telle
cadence, en utilisant les gros plans et autres. Le cinéma
a sa langue, c’est-à-dire sa stylistique et ses procédés discur¬
sifs. Si j'utilise ces termes, ce n’est bien entendu pas pour
apparenter le cinéma à la littérature, mais en fonction d’une
analogie parfaitement légitime qui permet, par exemple, de
parler de la « phrase musicale », de la « syntaxe musicale ».
etc. Le phénomène du langage intérieur, caractéristique de la
ciné-perception, me donne entièrement 1c droit d’utiliser cette
terminologie, sans aller contre les caractères spécifiques du
cinéma.
S. Timochcnko (t) a tente d' « énumérer » les procédés
fondamentaux du montage et de les « décrire ». Mais avant
d’énumérer et de décrire (à condition que oc soit possible sous
une forme générale), il faut construire la théorie du montage,
qui n'a pas été abordée dans le livre. Dans cette énumération
de quinze procédés, l'auteur mélange des procédés purement
stylistiques, comme celui du « contraste », avec des procédés
ayant une autre signification : deuxièmement, le montage en
tant que tel, c'est-à-dire le problème des principes et procédés
de la direction de l'image, est totalement laissé de côté. Tar
exemple, le changement de lieu, en lui-même, n’est ni un pro¬
cédé ni du montage : c’est une possibilité technique offerte à
la caméra et à l'écran, de même que le changement d’angle
ou le « changement de plan ». Le montage est un procédé
d’utilisation de cette possibilité, dont les variantes dépendent
à la fois du genre du film et du style propre du metteur en
scène. Le problème essentiel du montage, lorsque le sujet et
le mouvement du film exigent un changement de lieu, est dans
la manière de passer d'un endroit à un autre , d'une parallèle
à une autre. Il s’agit d’un problème de stylistique (de logique)
et de motivation.
N'importe quel film offre un changement de lieu, mais ce
qui distingue un metteur en scène d’un autre, c’est justement
la manière dont il en fait le montage, les procédés qu’il em¬
ploie pour le préparer et le traiter.
Dans un film, le mouvement est bâti sur le principe de
l’enchaînement dans le temps et l’espace. La dynamique du
cinéma, qui offre au metteur en scène le droit clc déplacer le
lieu, les plans, les angles de vue, et de modifier les rythmes,
impose dans le même temps des exigences que ni la littérature
ni le théâtre ne connaissent : il faut que le film ait une conti¬
nuité spatio-temporelle. C’est là cette particularité du cinéma
que Balazs a heureusement qualifiée de « visuelle Kontinui-
ij L'art du cinéma et le montage du film. Léningrad. « Aca-
demia » 1926.
74
tat ». Parlant des adaptations cinématographiques d'œuvres
littéraires, Halazs note qu'elles ont toujours quelque chose de
fragmentaire, un certain manque de vie : * Un récit imaginé
sous forme littéraire saute par dessus de nombreux cléments
qu'il ne faudrait pas éviter dans le film. Le mot, la notion,
la pensée existent en-dehors du temps. Le tableau a la force
concrète du présent et ne vit que là... C'est pourquoi le film,
surtout dans la peinture des mouvements de l'âme, exige une
continuité totale des différents éléments ».
C’est ici que le metteur en scène se heurte à la « résistance
de la matière » qu'il doit vaincre de manière ou d'autre : le
cinéma exige un montage dans lequel le spectateur, du moins
dans les limites de certaines parties, ait la sensation du temps,
c'est-à-dire de la continuité ininterrompue des séquences. Il
ne faut pas rechercher « Limité de temps » telle qu'elle est
comprise au théâtre, mais faire sentir les relations tempo¬
relles des différents éléments. Chacun d'eux peut être rac¬
courci ou rallongé à volonté (c’est là un des principaux effets
île rythme du montage), et sous ce rapport, le cinéma possède
les possibilités constructives les plus riches ; chaque fragment
de film doit avoir des rapports temporels avec le précédent.
Il faut arriver à ce que les images voisines d’un film soient'
perçues comme étant la precedente et la suivante : telle est
la loi générale du cinéma ; en conformité avec celle-ci, la
mission du metteur en scène est de l'utiliser pour bâtir le
temps, c’est-à-dire créer l’illusion de la continuité.
Si le personnage sort d’une maison, il 11c faut pas que
l’image suivante le montre entrant dans mie autre maison :
ce serait en contradiction avec la notion de temps et d'espace.
D où la nécessité des « passages » qui, entre les mains de
réalisateurs inexpérimentés, alourdissent le film en introduisant
des détails superflus et par cela même dénués de sens. C’est
justement là que le metteur en scène doit se montrer réflexif
et imaginatif, c'est justement là que se fait sentir l’art du
montage : la nécessite, dictée par la nature du matériau, de
1 utiliser comme un procédé stylistique (destiné à donner le
change au spectateur et à lui dissimuler le pouvoir de la
« loi »).
Comme dans n'importe quel art, tous ces « impossibles »
sont bien entendu relatifs et peuvent à chaque instant se
transformer en « possible ». Toutefois, on ne peut y parvenir
que sous certaines conditions de style et de genre. Dans l'art,
on peut violer une loi, mais on ne peut pas la contourner. S’il
n’y a pas cle motivation positive, elle doit être négative.
Nous allons à présent aborder la notion de montage en tant
que ciné-stylistiquc. La réalité et l'importance de ce problème
sont prouvées, il me semble, par ce que j’ai dit du « langage
intérieur » du ciné-spectateur et des lois de la direction de
l'image (« continuité visuelle » et logique des enchaînements).
En éludant les questions relatives au principe du montage,
S. Timochcnko se prive de la possibilité de répartir les pro¬
cédés de manière à ce qu'ils ne se croisent ni ne se mélangent.
Le « procédé du contraste », par exemple, est un cas parti¬
culier de motivation avec changement de lieu ; en d’autres
termes, c’est un des procédés de montage ayant un caractère
stylistique.
Voici l’exemple que cite S. Timochcnko : « Un riche Amé¬
ricain, après un lion repas, s’assoit sur une chaise confortable.
Image suivante : dans la prison, un ouvrier de l'usine de ce
riche patron s'assoit sur la chaise électrique. L’Américain ap¬
puie sur un bouton électrique : un lustre somptueux s'allume.
On presse un bouton dans la prison, le courant traverse le
corps de l'ouvrier », etc. Dans le système de 1 ’ « énuméra¬
tion », les choses sont simultanées : « le procédé de change¬
ment de lien », le « procédé du contraste », et les deux clé¬
ments se rapportent à la « composition dit sujet ». En réalité,
c'est soit la motivation du changement de lieu (si le sujet
l’exige), soit Futilisation du contraste dans des buts idéologiques,
une sorte (le procédé oratoire de la juxtaposition. C'est bien
pour cette raison que le sens du procédé dépend de sa fonc¬
tion.
En plus de ce que j'ài dit plus haut sur la succession dans
le temps, il convient encore de signaler qu’un montage bâti
sur le principe de La simultanéité des séquences ne contredit
pas cela. Cette simultanéité est autre que celle que nous con¬
naissons par exemple dans la littérature, lorsque l’auteur,
passant d'un personnage à l’autre dit : « Pendant que... ».
En littérature, le temps joue un rôle parfaitement conven¬
tionnel, celui de liaison : et l’auteur peut eu faire ce qu’il
veut dans la mesure où il mène son récit. Au cinéma, cette
simultanéité est cette même continuité, mais seulement réalisée
en croisant les parallèles (je fais exprès de bouleverser la
notion géométrique de parallèles). Une des continuités s’inter¬
rompt afin de se poursuivre sur un autre matériau. Cela donne
la possibilité non seulement de créer l'illusion de la continuité,
mais de créer le temps de manière diverse, d’autant plus qu'il
est lié à l'espace. Je reviendrai plus bas aux détails de cette
question, quand je parlerai du rythme.
je passe à présent aux problèmes de la cinc-styiistique au
sens étroit du terme, c’est-à-dire aux questions de la ciné-
syntaxe (notion de ciné-phrase, montage de la ciné-séquencc)
et de la ciné-sémantique (signes sémantiques du cinéma, méta¬
phores, etc,).
Ces questions exigent évidemment mie étude spéciale sur la
hase de films et je me bornerai ici à les poser.
_ 6 _
roui art dont la perception s'écoule dans le temps doit avoir
une certaine articulation correcte dans la mesure où il est
une « langue », à tel ou tel degré. A partir des petites frac¬
tions qui constituent la nature du matériau meme, on peut
aller plus loin et arriver jusqu’aux membres qui sont déjà des
fractions constructives effectivement perceptibles (...)
Au cinéma, il faut distinguer le positif (la pellicule) de sa
projection sur l'écran. Le positif est un démembrement méca¬
nique idéal. Il est composé de rectangles (images) d'une hau¬
teur de j/52 m : chaque image prise séparément est la frac¬
tion la plus petite d’un seul mouvement, qui est ininterrompu,
non démembré dans la nature. C’est un démembrement méca¬
nique, et sous ce rapport abstrait (non perceptible sur l’écran),
et non une articulation. C'est là le fondement technique du
cinéma, en dehors duquel celui-ci ne peut exister.
Comme n'importe quel art, le cinéma existe et se développe
sur la base de sa nature propre, artificiellement créée par l'art,
une sorte de seconde nature résultant de la transformation de
la nature en matériau. Décomposé arti ficicllcmcnt en fractions
abstraites (images), le mouvement se reforme devant les yeux
du spectateur, mais de manière nouvelle, en fonction des lois
du cinéma. Le cinéma s'est créé grâce à deux possibilités qui
constituent sa nature propre, seconde : technique (la nature
de la caméra) et psycho-physiologique (la nature de la vue
humaine). La première démembre et entrecoupe ce qui est
ininterrompu dans la réalité ; la seconde communique à nou¬
veau au mouvement des différentes prises de vue l'illusion
de l'ininterrompu.
De la sorte, les images sont distinctes dans la pellicule pour
se détruire sur l'écran, se fondre en un seul mouvement. En
d’autres termes, l’image de la pellicule (photographique) est
pour le lecteur 1111 membre fictif, abstrait, une sorte d’atome
du film. D'où le double sens typique du terme d’ « image »
dans la bouche des spécialistes du cinéma : l’image de la pel¬
licule. ayant une existence distincte uniquement dans la pelli¬
cule et l’image de montage que S. Timochcnko définît comme
« fragment séparé de film, d’une collurc à l'autre, pris par
le même objectif d’un seul point de vue, en un seul plan ».
11 est évident (pie le rôle essentiel dans l'articulation du
ciné-langage revient aux images non pas photographiques, non
pas de la pellicule, mais du montage, dans la mesure où elles
sont perçues comme des fractions réelles. Ce sont elles qui.
entrant en rapport avec les images voisines, forment le système
de la direction de l’image qui est la base du problème de la
ciné-stylistique. 11 convient apparemment de distinguer dans
ce système des membres plus ou moins gros, eu fonction de
la manière dont se forme le langage intérieur du ciné-spcc-
tatcur. Le montage est un montage et non simplement le col¬
lage de fragments dans la mesure où son principe est la cons¬
titution d’unités sémantiques et leur enchaînement. L'unité fon¬
damentale de ce dernier est la ciné-phrase.
75
Si, de manière generale, on entend par « phrase » un
ccrtaiu membre fondamental effectivement perçu comme un
fragment (littéraire, musical, etc.) du matériau aminé, on petit
alors la définir comme un groupe d’éléments rassemblés au¬
tour du noyau de l’accent. î,a phrase musicale, par exemple,
est formée par Je groupement de tons autour de l’accent ryth¬
mique et mélodique ou harmonique, par rapport auquel le
mouvement antérieur constitue une préparation. Dans le cinéma,
le groupement des différents plans et angles de vue photogra¬
phiques joue un rôle identique.
Nous avons trois mouvements fondamentaux de l’écran au
cinéma : <i côte du spectateur, sur le spectateur, et en profon¬
deur, loin du spectateur. Le premier, qui peut être qualifié de
panoramique, est un mouvement élémentaire non propre au
cinéma ; il a été prédominant an premier stade du cinéma
(tableaux de « vues »), où tout était montré en plan d’en¬
semble. sans montage ; à cette époque, le cinéma n'etait qu’une
photographie animée peu éloignée du principe de la lanterne
magique. Quand la cinc-bande s’est transformée en film, l’im¬
portance du montage s’est affirmée non seulement en qualité
<le forme du sujet, mais aussi de forme stylistique. La création
du ciné-langage, avec sa sémantique particulière, exigeait l'in¬
troduction de l’accentuation dont la mise en relief sert à pla¬
nifier la ciné-phrasc. C’est ce qui a déterminé la valeur stylis¬
tique des plans et des angles de vue.
Les procédés purement techniques de la photographie ont
été reconnus comme procédés d’articulation du cinc-langagc.
Le plan d’ensemble ne s’est conservé que comme élément d’orien¬
tation de la ciné-phrasc, comme une sorte de « circonstance
■du lieu ou du temps », selon la vieille terminologie gramma¬
ticale. Les membres accentués de la phrase sont créés les pre¬
miers au moyen de gros plans qui sont pour ainsi dire le sujet
et le prédicat de la ciné-phrasc. Le mouvement des plans (du
plan d’ensemble au premier plan et ensuite au gros plan ou
bien dans un antre ordre), au centre duquel le gros plan se
trouve en qualité d’accent stylistique essentiel, constitue la loi
essentielle de construction de la ciné-phrasc, dont il est bien
entendu possible de s’écarter autant que de tonte et loi » dans
tout art.
A ceci vient s’adjoindre le changement des angles de vue
(sorte de proposition subordonnée), qui introduit des accents
supplémentaires dans le schéma de la ciné-phrasc. La scène
■est donnée en plan d’ensemble, puis en premier plan, et encore
en premier plan, mais sous un angle de vue different (d’en
liant), etc.
Peut-on actuellement esquisser certains types de ciné-phra¬
ses ? 11 faudrait analyser d’une manière beaucoup plus détail¬
lée ce problème, par une étude d’images séparées réalisées en
laboratoire. Si nue classification abstraite ne semble guère
fructueuse, on peut néanmoins en dire quelques mots. Pour le
ciné-spectateur, la différence entre la phrase longue et courte
est parfaitement existante. Le montage peut en être raccourci
on rallongé. Dans certains cas, le plan d’ensemble peut avoir
beaucoup d’importance : en l’allongeant ou donne l’impression
■d une phrase longue au développement lent ; en d’autres cas,
au contraire, la phrase est constituée par des premiers plans
et gros plans qui alternent rapidement, ce qui produit une
impression fragmentaire, laconique.
De plus, la distinction fondamentale dans la construction
stylistique de la ciné-phrasc dépend de la démarche des plans :
depuis les détails montres en gros plan, jusqu’au plan général,
ou inversement. Dans le premier cas. on a quelque chose
comme une énumération conduisant au résultat, le spectateur,
qui ignore le tout, se plonge dans les détails eu ne saisissant
au début que leur photogénic et la signification des objets :
une haute clôture, un cadenas géant, un chien enchaîné. Puis
s’ouvre un plan large et il comprend : c’est la cour d’une de¬
meure patriarcale de marchands impeccablement tenue. Il s’agit
là du type de phrase avec laquelle le lecteur doit interpréter les
détails après îe plan d’ensemble pour y revenir un peu plus
tard. Kti d’autres termes, c’est le type régressif de la ciné-
phrase. Son trait particulier est non seulement l’ordre des
plans, mais le fait que les détails doivent être chargés d’une
certaine symbolique sémantique, dont le spectateur devine le
sens avant que ne soit donné l'accent final. Le montage est
bâti sur le principe de l’énigme.
L’autre type de ciné-phrase, le type progressif, conduit du
plan d’ensemble aux détails, de sorte que le spectateur se rap¬
proche graduellement du tableau, et à chaque image s’oriente
de mieux en mieux dans les événements qui se produisent sur
l’écran. On peut encore dire que le premier type de ciné-
phrase est plus proche du genre descriptif alors que le second
s'apparente au genre narratif. 11 est naturel que ces types
soient présentés avec une netteté et une logique particulières
au début du film, au moment où le spectateur doit être mis
dans l’ambiance.
Donc, la ciné-phrase est planifiée par le groupement des
images du montage sur la base du mouvement des plans et
des angles de vue, réunis par l’accent. La diversité stylistique
des ciné-phrases dépend des procédés du montage.
7 _
De la ciné-phrasc, passons à l'enchaînement, à la construction
de la ciné-séquence. Le mouvement des images amorcé exige
un enchaînement sémantique fondé sur le principe de la conti¬
nuité dans l’espace et le temps. Il s’agit évidemment de Y illu¬
sion de la continuité, c’est-à-dire du fait que le mouvement
spatio-temporel doit être construit parce que le spectateur doit
le sentir. Les relations espace-temps jouent le rôle de lien
sémantique majeur, en dehors duquel le lecteur ne peut
s'orienter dans le mouvement des images.
An théâtre, le problème de l’espace et du temps a une signi¬
fication tout à fait différente, du fait que tout se déroule sur
un plan temporel et spatial unique, que tout est statique. Sous
ce rapport, le théâtre est beaucoup plus « naturaliste » que
le cinéma. Au théâtre, le temps est passif, il ne fait que
coïncider avec le temps réel du spectateur. Bien sûr, l'auteur
peut accélérer la cadence de l’action ou insérer dans un seul
acte un nombre beaucoup plus élevé d'événements qu’il n’est
possible dans la réalité ; mais cela ne peut être fait qu’à la
condition que le lecteur, comme le spectateur, oublie le temps
cl soit indifférent à la motivation. Le théâtre ne peut fournir
de continuité conventionnelle : au théâtre, le temps se remplit
et ne se construit pas. Si le personnage doit s’asseoir pour
écrire une lettre, il ne lui reste rien d’autre à faire que de
l’écrire sous les veux du spectateur ; le parallélisme de Faction,
à l'aide duquel le metteur en scène construit le ciné-tcmps,
n'est que partiellement possible nu théâtre et sa fonction est
tout autre. L’ « unité de temps » n’est pas au fond un pro¬
blème de temps mais de sujet, alors qu’au cinéma, le sujet en
lui-même peut couvrir autant de temps qu'on veut (une année
on plusieurs, toute une vie) et que le problème de Y <c unité
de temps » dans le montage (continuité temporelle des parties
séparées) est celui de la construction du temps.
An cinéma on ne remplit pas le temps, on le construit. Lu
morcelant les scènes et en changeant les plans et les angles,
le metteur en scène peut ralentir ou accélérer non seulement
le rythme de l'action mais aussi le rythme du filin (du mon¬
tage) et créer ainsi une sensation de temps absolument ori¬
ginale. On connaît les effets des finales de Griffith (Intolé¬
rance. Les Deux Orphelines) : le rythme de l’action se
ralentit jusqu’à la quasi-immobilité alors que le rythme du
moulage s’accélère jusqu'à une folle allure. Le cinéma nous
offre ainsi deux sortes de rythmes : le rythme de l'action et
le rythme du montage. Un ciné-tcmps spécial est ainsi formé
par le croisement de ces deux rythmes. Ils peuvent coïncider
nu non. Par exemple, la première partie de La Roue Infernale
ne constitue que l’exposition et le nœud (les matelots de YAu-
rore se rendent à la Maison du Peuple où Chorine fait la
connaissance de Yalia) : Faction se développe très lentement
sur des détails (les montagnes russes, la roue) montés à un
rythme très rapide.
Le temps an cinéma est indissolublement lié à l'espace (Ba-
lazs (i) utilise un terme composé spécial : Zeitraum) (ï). Au
(i) Voir à ce sujet B. Balazs et S. Timochenko - L'art du
cinéma et le montage du film , pp. 4 2 ~44 (en russe).
76
théâtre l’acteur qui sort de scène sort du meme coup des limites
du lieu scénique, c'est-à-dire de l'espace théâtral unique. La scè¬
ne reste vide et si l'acte n’est pas fini, quelqu’un d’autre doit
remplacer celui qui est sorti, tout au moins jusqu'au retour
de celui-ci. De là les « coïncidences » des entrées et des sorties
typiques du montage théâtral et qui en sont la condition indis¬
pensable. Autrement dit, l’espace théâtral est aussi passif que
le temps : il ne participe pas en tant que tel à la dynamique
île la pièce, il est seulement rempli. Le cind-spcctatcur imagine
l’espace, il existe pour lui en plus des personnages. L’acteur
<lc théâtre est lie par le plateau et n’ose pas le quitter parce
que derrière il y a le vide, un espace négatif qui n’existe pas
pour le spectateur ; l'acteur de cinéma est une créature en¬
tourée d’un espace illimité dans lequel il se meut librement.
S'il sort d'une maison, même en dehors des conditions du
ciné-temps, le spectateur doit d’une manière ou d’une autre le
voir se rendre dans un autre lieu. Autrement dit, c’est moins
du point de vue du sujet que du point de vue du style (fie la
syntaxe) que l’espace est important au cinéma. D’où la néces¬
sité des <r passages », ce qui n'est pas du « naturalisme »,
mais la logique spécifique du cinéma basée sur le principe
de la continuité spatio-temporelle.
Ce principe détermine egalement le montage des enchaîne¬
ments des ciné-phrases puisqu'il s’agit précisément de la fonc¬
tion stylistique du montage. La einc-période, grandeur qui bien
oiitendii peut être des plus diverses, est ressentie comme une
sorte de partie finie, dans la mesure où le mouvement des
images qui la composent est lie par la continuité des relations
spatio-temporelles. L’élaboration de chacune des phases spatio-
temporelles (ciné-phrases) et leur enchaînement s'achèvent par
une sorte de récapitulation, par l’établissement entre elles des
relations de sens. Quand le spectateur commence à regarder
un film, il voit des morceaux séparés : après deux ou trois
ciné-phrases, i! commence à saisir les relations entre les per¬
sonnages, le lieu de l’action, le sens des gestes et des conver¬
sations, mais tout cela encore de manière partielle. Puis arrive
le moment où s’éclairent pour lui les relations sémantiques
entre tous les éléments qui composent le matériau de montage
de la partie donnée. La ciné-périndc se referme sur le croise¬
ment des images de montage en un point déterminé qui met
en lumière les liens réciproques des morceaux précédents et
achève leur mouvement. C'est généralement le gros plan qui,
dans un rôle analogue à celui du fermaio en musique, figure
en qualité de phase finale : le cours du temps semble s’arrêter,
le film retient sa respiration, le spectateur s'abîme dans la
contemplation.
Il découle de cette caractéristique générale de la ciné-périodc
que le problème stylistique fondamental de son montage réside
dans la motivation des transitions d’une ciné-phrase à l’autre.
La motivation appelée par le sujet 11e suffit pas à résoudre
le problème puisqu'elle est sans relation avec le rythme du
montage et la construction des relations spatio-temporelles. Les
procédés de montage qui relèvent de la stylistique et du style
apparaissent précisément dans la manière dont le metteur en
scène dirige les images en réunissant un élément du sujet
avec un autre. C’est là surtout que ressort la différence entre
le montage uni lent, fractionnant le ciné-tcmps en menues
parcelles qui s’accrochent successivement rime à l’autre (par
exemple une scène axée sur des détails quotidiens ou prise
sous des angles divers), et le montage rapide qui peut aller
jusqu’au « fugace » 011 au « déchiqueté » lorsque sur un petit
métrage de pellicule on montre an spectateur des images-éclairs
détachées. C'est là un aspect de la ciné-syntaxe. Son autre
aspect tient à la manière dont le metteur en scène passe d’une
scène à la suivante.
C’est que chaque scène est présentée au spectateur par
fragment, par à-coups. J1 y en a beaucoup qu'il ne voit abso¬
lument pas : les intervalles entre les à-enups sont remplis
par le langage intérieur. Mais pour que ce langage se cons¬
truise et donne au spectateur une impression de plénitude et
de logique, les à-coups doivent avoir un lien bien déterminé
et les transitions doivent être suffisamment motivées. Certains
films dont le montage a été refait sont à tel point défigurés
que le montage se transforme en une espèce de grimace, si
bien que le spectateur n’arrive pas à former son langage inté¬
rieur et qu’il ne comprend rien Si le personnage se dirige
d’un point à un autre, le metteur en scène peut, en fonction
de telle ou telle intention stylistique, agir de différentes façons
ou nous montrer en détail le chemin qu’il parcourt, ou bien
sauter quelques phases et les remplacer par le matériau d’une
autre séquence. En général le montage se construit sur des
substitutions de ce genre : son mouvement est multilinéaire.
L’illusion de la continuité spatio-temporelle ne naît pas de
la continuité réelle mais de ses équivalents. Pendant que la
famille déjeune, il se passe quelque chose ailleurs. Les paral¬
lèles sont utilisées selon le principe de la simultanéité en mou¬
vement ; elles se croisent dans le langage intérieur du specta¬
teur comme si elles coïncidaient dans le temps. Mais c'est là
aussi que surgit le problème de la motivation. En quel endroit
interrompre une ligne et comment passer à l’autre ? Autre
ment dit. par quelles relations logiques relier les parallèles
ou les morceaux de la ciné-pcriode afin de transformer la
nécessité du passage en une loi de style.
J’en ai déjà parlé plus haut en partie à propos du livre
de S. Timochenko. Là encore apparaît l’importance de procé¬
dés tels que le contraste, la coïncidence, la comparaison, etc. Si
dans ce domaine il y a une inépuisable diversité, il n'en reste pas
moins que telle on telle association sert de principe général.
Parfois, bien entendu, ou fait intervenir 1111 intertitre, mais
c’est justement dans un cas où l’intertitre est le moins souhai¬
table. Comment associer les parties de la période, voilà le
problème stylistique essentiel du montage.
Je m'arrête à cette conclusion parce qu’il faudra bien que
la question soit rcctudiée avec des moyens de laboratoire.
Demeure toutefois inévitablement le problème de la diversité
des styles et des genres de films que volontairement je u’ahorde
pratiquement pas ici.
_ 8 _
fl me reste à parler également (toujours sous la même
forme générale) des particularités essentielles de la ciné-séman¬
tique, à savoir les signaux par lesquels le cinéma fait com¬
prendre au spectateur le sens de ce qui se passe sur l'écran.
Autrement dit, comment les divers cléments du film «attei¬
gnent » le spectateur.
j'ai déjà dit que le ciné-spectateur avait beaucoup à deviner.
En fin tic compte, le cinéma, comme tout art, constitue un
système particulier d’allcgorie (puisqu'on général il est utilisé
comme « langage »). La principale particularité du cinéma est
qu’il peut se passer du mot parle : nous avons affaire au
langage de la photogénic. Le metteur en scène, l’acteur et
l'opérateur ont pour tâche de « s’exprimer sans parole » et
le spectateur de comprendre. Ce sont là les énormes avantages
du cinéma et ses énormes difficultés qui exigent une inventi¬
vité et une technique spéciales.
Le ciné-langage 11’cst pas moins conventionnel qu’un autre.
La ciné-sémantique a pour base le bagage d'expressivité de
la mimique et du geste que nous assimilons à l'usage et qui
peut donc être « immédiatement » compris sur l’écran. Mais
premièrement ce bagage est trop maigre pour la construction
du film, deuxièmement, en revanche, et c’est essentiel, il a à
lui seul suffisamment de significations. En outre, comme tout
art, le cinéma a tendance à cultiver précisément les éléments
de la sémantique qu’on n'utilise pas de manière courante. Le
cinéma possède non seulement son « langage » mais aussi son
« jargon », peu accessible an profane.
Un geste ou une expression du visage pris séparément, de
meme qu'un mot pris séparément « dans le dictionnaire »,
ont des significations multiples, sont vagues. La théorie des
indices de signification principaux et secondaires (fluctuants)
que Y. Tynianov (1) a développée en analysant la sémantique
du vers, s’applique pleinement ici. « Le mot 11'a pas une signi¬
fication déterminée. C’est un caméléon sur lequel surgissent
à chaque fois non seulement des nuances différentes, mais
parfois aussi des couleurs différentes. L’abstraction du «mot»
(1) Voir son livre Problèmes du langage poétique , Lénin¬
grad, 1924. page 48 et suivantes.
77
apparaît on somme comme une sorte de cercle qui à chaque
fois se remplit de façon nouvelle selon la structure lexicale
dans laquelle il entre et les fonctions que revêt chaque clément
du langage. 11 est une sorte de section transversale de ces
différente* structures lexicales et fonctionnelles ».
Tontes ces lignes gardent leur valeur dans l’étude de la
einé-sémantique. J/instantané photographique isole est une
sorte de ciné-mot « pris dans le dictionnaire ». un ciné-mot
détaché. La sémantique de la photo, qui ne possède pas de
« contexte ». qui reste hors de la « proposition » et par consé¬
quent hors de tout plan lexical, est pauvre et abstraite. Le
classique « Souriez ! » par lequel les photographes annoncent
le déclic, est dicté par l’abscncc de mission sémantique, par
l'absence de «contexte». La vitrine du photographe est un
dictionnaire, alors que la vitrine des photos du film est un
recueil de citations. Il est curieux de comparer l’impression
donnée par ces photos avant et après la séance : dans le
premier cas on tic devine que le sens le plus général: «Ils
s’embrassent », « il le soit ». etc. : dans le second cas les photos
prennent vie comme prend vie une citation extraite d’une
œuvre connue, parce qu'on connaît le film, on connaît le
« contexte ».
On peut conclure ainsi de ce qui vient d’être dit : au cinéma,
nous avons une sémantique des images et une sémantique du
montage. La sémantique de l’image en tant que telle apparaît
rarement isolement, mais certains details dans la composition
des images imposée par la photogéuic ont parfois une valeur
sémantique autonome. Toutefois, le rôle essentiel appartient
bien entendu au montage, parce (pic c’est lui qui rehausse les
images, en ajoutant à leur sens général des nuances de sens
déterminées. On connaît des cas où les mêmes images mon¬
tées une seconde fois peuvent prendre un sens tout à fait
dilTcrcnt dans leur nouveau «contexte». Ou même, une image
extraite d’actualités filmées (et c’est là exclusivement qu’appa¬
raît la sémantique des images parce que le montage ne joue
pas de rôle sémantique indépendant) utilisée dans un film,
aura un sens tout à fait autre en entrant clans la sémantique
du montage. Ccst rpie le cinéma est un art basé sur la suc¬
cession (i). depuis les images sur pellicule jusqu'aux images du
montage : le sens des images isolées se dégage progressivement
de leur voisinage et de leur succession. Leurs indices de sens
essentiels sont extrêmement instables et se créent dans les
limites du cinéma lui-même en tant (pie poncifs sémantiques
auxquels le spectateur averti n'accorde pins d'attention.
La succession an cinéma a un caractère particulier du fait
que le montage n’offre pas une continuité totale mais une
continuité intermittente. La mimique de l'ccran n’est pas du
tout la même (pic la mimique du théâtre. La mimique du comé¬
dien accompagne les mots qu'il prononce, En effet le comédien
ne mime pas sur des points cruciaux mais en permanence.
L’acteur de cinéma n’a nullement à fournir toute la gamme
de la mimique dont l'apprentissage est indispensable au comé¬
dien. Il n’y n pas an cinéma de mimique an sens de ce mot.
mais seulement certaines expressions du visage, des poses ou
des gestes qui servent de signaux pour tel ou tel sens. C’est
précisément pour cela que la ciné-mimique est à la fois plus
riche et plus pauvre cpic celle du théâtre : elle fonctionne sur
un tout autre plan et se soumet à de tout autres lois d’expres¬
sivité. La mimique de Chaplin et de Keaton ne produit d'effet
sémantique qu’au cinéma à cause des gros plans et d’autres
particularités du montage. La mimique scénique donne à l’écran
une impression de «cabotinage» du fait qu’elle est trop mor¬
celée pour le cinéma, trop basée sur le principe de la gamme
expressive. La ciné-mimique est beaucoup plus statique parce
que la dynamique est concentrée dans le montage : l’important
au cinéma c'est que le sens de la mimique soit précis ; quant
à la façon de mimer, elle est sans importance et superflue. A
l’ccran, nous avons affaire à des à-coups, à des instants fuga¬
ces ; ils doivent s’inscrire dans la mémoire en tant (pic tels,
mais c’est le « contexte » du film, la sémantique de son mon¬
tage qui fournissent les nuances de sens.
11 reste encore un problème général : les cas où le metteur
en scène doit commenter tel ou tel passage du film ou le film
(i) Voir V. Tynianov, ibidem, p. 40.
tout entier, c’est-à-dire quand il doit apparaître dans le film
un « avertissement de l’auteur » en sus du sujet lui-même. Le
moyen le plus facile est de donner ce commentaire eu inter¬
titre, mais le cinéma d’aujourd'hui s'efforce d'employer d’autres
procédés. Je veux parler de l’apparition de la métaphore qui
parfois même revêt un caractère de symbole. L'utilisation de¬
là métaphore au cinéma est tout à fait curieuse du point de
vue de la sémantique. Très souvent, en effet, la signification
réelle du langage intérieur s’affirme non comme un élément
occasionnel et psychologique de la ciné-pcrception, mais comme
un élément de la construction. La cinc-métaphore 11’cst pos¬
sible qu'à condition qu'elle s’appuie sur une métaphore verbale.
Le spectateur ne peut la comprendre que s’il possède dans
son bagage verbal la métaphore correspondante. Certes, le
développement du cinéma rendra possible la formation de cli¬
chés sémantiques spécifiques qui pourront servir de hase à la
construction de ciné-métaphores autonomes, ce qui ne changera
rien au fond de l’affaire.
.La ciné-métaphore est une sorte de réalisation visuelle d’une
métaphore verbale. Il est naturel que seules les métaphores
verbales courantes puissent servir de matériau pour les ciné-
métaphores : le spectateur les saisit vite précisément parce
(ju’il les connaît bien et qu'il les déchiffre facilement. Ainsi
par exemple le mot «chute» est employé métaphoriquement
dans le langage pour désigner le chemin qui mène quelqu’un
à sa perte ; c'est ce qui rend possible cette métaphore de La
Roue Infernale : on montre un billard dans la taverne où
échoue Choriuc et sa boule qui tombe dans la blouse. Le carac¬
tère tout à fait épisodique de cette scène fait comprendre au
spectateur que son sens n'a pas trait à la table mais au com¬
mentaire : la « chute » du héros commence. Autre exemple
tiré du Manteau : dans la scène entre Akaki Akakiéviteh et
le « personnage important » les angles changent ; les vues
sont prises d’en bas quand Akaki Akakiéviteh regarde le « per¬
sonnage important » et d’en haut quand le « personnage impor¬
tant » cric après Akaki Akakiéviteh. « lui bas. en haut » sont
tirés ici de la métaphore verbale « regarder quelqu'un de
haut ». Ce dernier exemple parmi d’autres nous fonde à penser
que la ciné-métaphore connaîtra 1111 grand avenir puisqu'elle
peut s’édifier sur des procédés tels que l'angle de vue, l'éclai¬
rage, etc.
Ce qu'il y a de passionnant dans ce problème, c’est (pie la
métaphore verbale en elle-même ne dépasse pas les limites
de la sémantique purement verbale, si rameur n’est pas spécia¬
lement porté à lui donner un sens comique. 11 a été maintes
fois montré qne le développement ou la réalisation d’une méta¬
phore verbale constitue en littérature un procédé essentielle¬
ment parodique (voir par exemple Maïakovski). La métaphore
cinématographique est pour ainsi dire la réalisation authen¬
tique et vivante d’une métaphore verbale : d’où vient qu'on
peut alors la prendre ail sérieux ? C’est manifestement parce
que. au cinéma, premièrement, nous nous mouvons dans les
limites d’une motivation non pas verbale niais cinématogra¬
phique, et deuxièmement, (pie le langage intérieur du ciné-
spectateur qui sc forme à propos (les images 11e sc réalise pas
sous forme de formulations précises. 11 en résulte la relation
inverse : si la métaphore verbale 11e se réalise pas dans la cons¬
cience du spectateur jusqu'à devenir une image visuelle claire
(c'est-à-dire que le sens littéral est recouvert par le sens méta¬
phorique), la cinc-métaphore ne se réalise pas dans la cons¬
cience du spectateur jusqu’aux limites de la proposition verbale
entière.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les signes séman¬
tiques conventionnels du cinéma (fondu, flou, surimpression)
dont l'intelligence est liée soit à des poncifs verbaux remeta-
phorisés. soit à des poncifs de la photographie et du graphisme
familiers au spectateur. Mais il faudrait en parler eu detail.
La ciné-sémantique est un sujet neuf et complexe qui exige
un examen spécial. ïl m’a semblé important, en attendant,
d’établir le rôle sémantique du montage et de souligner l’im¬
portance de la cinc-métaphore comme utilisation du matériel
verbal à l'écran. — Boris El CH EN BAUM.
Texte extrait de Poetika Kino, 1927. Traduit du russe par
Svlrianc Mossc et Andrée RobeL) Copyright « Cahiers du
Cinéma »,
78
Vélimir
Khlebnikov :
Déclaration
à Rostov-sur-le-Don
Le camarade Rok m’a retiré la parole, mais
comme nous autres, Futuriens, combattons non
seulement le « rok » (1) qui porte culottes et fume
le tabac Mirzabékian, mais aussi celui de qui
l’ongle du petit doigt est le ciel étoilé — et par¬
fois nous lui faisons toucher des épaules ! — de
muet, de l’homme à la bouche close, je deviens
vocal et me rends le don de la libre parole.
L’actualité connaît deux longues queues : au
cinéma et aux rations alimentaires. Les coqs de
race se jugent à la longueur de leur queue. Celui
qui, assis sur une chaise, voit un cavalier cara¬
coler dans la steppe, croit que c’est lui qui galope
dans le sauvage désert d’Amérique, rivalisant avec
le vent. Il oublie sa chaise et s’incarne dans le
cavalier. La Chine brûle des poupées en papier
représentant le criminel au lieu du criminel lui-
même. Le devenir du jeu des ombres contraindra
le coupable, assis au premier rang des fauteuils
d’orchestre, à contempler ses propres souffrances
dans l’univers des ombres. La sanction ne doit
pas sortir de l’univers des ombres ! Celui qui a
dérobé un simple pain, qu’il contemple à l’écran
la sauvage foule hurlante le poursuivre, qu’il se
regarde lui-même enfermé derrière les barreaux.
Et ayant regardé cela, qu’il rentre paisiblement
dans son foyer. Si quelque jour, Razine devait de
nouveau être exécuté et roué, il faut que cela se
passe dans l’univers des ombres ! Assis dans un
fauteuil du jeu des ombres, Razine suivra le
déroulement de son propre supplice, du châtiment
enclos dans les ombres. Et verra son double
ombreux cracher, en ultime gage de mépris, ses
dents émiettées, mais muettes.
Que les gens viennent se regarder jetés dans
une geôle au lieu d’y être. Qu’ils regardent com¬
ment on les fusille en ombres au lieu d’être fusil¬
lés.
11 en sera ainsi — la longueur des queues
devant le jeu des ombres nous le garantit.
Vélimir KHLEBNIKOV.
(1) Rurik Rok, poète du groupuscule « Nitché-
voki », épigones de l’imaginisme et du futurisme.
V. Kh. raille son pseudonyme — en russe, « rok »
signifie « destin ».
(Lu au débat littéraire public, en 1921. Le
thème du « grand muet » — le cinéma, y était
fréquemment traité en ce temps.)
(Traduit du russe par Luda et Jean Schnitzer.)
79
3b ÎTîABHOÂ POfM H03TA
BEflMHAMÜHH n03Tb
■ïïy/'ï>+:<&/Ÿ%
• .;%??••• y •
* v
■>wi :
AFFICHE DU FILM . PAS NE POUR L'ARGENT -, ECRIT ET INTERPRETE PAR MAIAKOVSKI (1011).
Vladimir
Maïakovski :
Comment
allez-vous ?
Une
journée
en cinq
ciné-détails
- Comment allez-vous ? • fut la dernière
tentative importante de Maïakovski dans Je
domaine du cinéma, et une de cellee qui lui
tinrent Je plus à coeur. Ce fut le dernier de
six scénarios écrits pendant les années 1926
et 1927. L'essai « Au secours I », publié,
comme le scénario, dans la « Novy Lef » n° 2
(février 1927), raconte les démarches de
Maïakovski auprès de Sovkino, dont les res¬
ponsables littéraires (entre autres Chklovski)
réagirent avec enthousiasme, tandis que les
bureaucrates finirent par bloquer le projet,
avec la réplique célèbre de Chvedchikov :
• L'art est un reflet de la réalité. Ce scénario
ne reflète pas la réalité. Nous n'en avons
pas besoin. Orientez-vous vers « Le Tailleur
de Torjok ». Ceci est une expérience, et nous
devons rentrer dans nos frais. *
Maïakovski présenta ensuite le scénario à
MeJrabpom-Rou8B. Le film devait être réalisé
par Koulechov, avec Maïakovski et Kho-
khlova dans les rôles principaux. Enfin, le
projet fut définitivement annulé.
Nous présentons la troisième version, défi¬
nitive, de • Comment allez-vous ? » Elle fi¬
gure dans le 11° tome des Œuvrea Com¬
plètes de Maïakovski. Nous respectons la
typographie, qui ne fait pas une distinction
claire entre phrases de dialogues, intertitres
prévus dans le film, ou intertitres de parties.
prologue
f. Une rue. Un, homme ordinaire mar¬
che, c’est Maïakovski, Panorama.
?.. Panorama de l’autre côte. L'homme
continue à avancer sur le même fond,
devant les memes maisons,
3. Gens
Trlll-M,, Eond de la marche.
^. 1 ram\N «t\ s
6. Autobus
7. Un autre homme marche, presque le
même.
8. Il marche presque de la même façon,
en faisant des moulinets avec son bras.
9. Le bras.
10 Images 1 - 6,
11 ’ ^ Le premier homme ordinaire avance
et aussi le second. (Montage aller -
natif préparant la rencontre.)
15. Maïakovski s'arrête, regarde autour
de lui, commence à agiter le bras et
reprend sa marche.
r6, Le second Maïakovski a vu la scène,
s’est arrêté un moment, a regarde autour
de lui. est reparti de meme,
17. Moulinet du bras du premier Maïa¬
kovski.
18. Moulinet du bras du deuxième Maïa¬
kovski.
12.
LT-
M.
19. La première main a frappé l’autre,
des éclaboussures projetées en tout sens
ont jailli de leurs paumes.
20. Tous deux, les mains serrées, restent
plantés, immobiles, comme chez un pho¬
tographe de province. Très longtemps
(comme pour une photographie). Au
fond, la circulation continue, très inten¬
sifiée,
21. Le premier mue son visage impas¬
sible en un sourire des lèvres ( type :
Tikhomirov).
22. Le second mue son visage impassible
en un sourire des lèvres.
23. Le premier retire sa main.
24. Le second retire sa main.
25. Le premier soulève son chapeau.
26. Le second soulève son chapeau.
27. Le col du premier se soulève de
joie.
28. Les moustaches du second sc sou¬
lèvent.
29. Tous deux expriment le comble de
la joie. Un « Co... » s'échappe d’une
bouche. Immédiatement, les mots « Com¬
ment allez-vous ?» sortent de la seconde.
« Comment allez-vous ? »
30. Leurs nez se touchent, iis sc fixent
intensément, dans l’attente d'une réponse.
31. Tous deux reculent d'un seul coup
vers les bords de l’image. Ils tendent
dans les profondeurs une main pointée.
32. Entre les extrémités des mains ten¬
dues apparaît :
première partie
Tous les gens, sauf s'il sont riches ou
morts, attaquent ainsi leur matinée :
33. Ecran noir. On voit apparaître, des¬
siné â la craie : une grand-mère qui boit
son café ; la cafetière sc transforme en
chat. Le chat joue avec une pelote de
fils qui s'allongent depuis la pelote en
zigzags indicateurs avec flèches jusqu'au
front de Maïakovski endormi (dont les
contours sc dessinent progressivement).
34. Un lit. Dans le lit. Maïakovski. Der¬
rière le lit, le fond se transforme en
mer.
35. .La mer. Le disque du soleil monte
derrière l’horizon,
36. Le soleil sc couvre de gros nuages.
Un rayon en sort.
37. Sur l’écran noir, étroit à la fenêtre
et s’élargissant vers le lit, le rayon
qui s'intensifie progressivement.
38. Dans le rayon lumineux on aperçoit
nettement un morceau de l’homme étendu.
39. Dans le rayon lumineux des piétons
qui marchent et s'éloignent.
40. Des pas.
41. Les pas font trembler le lit.
42. L’homme sc retourne de l’autre côté.
43-50. Des automobiles isolées et des
camions chargés de victuailles pris par
le rayon lumineux.
51. Le lit tremble davantage. L'homme
se retourne de l’autre côté.
52-55. Le rayon lumineux couvre le
tohu-bohu de la ville avec ses tramways,
scs automobiles, ses camions, scs pic-
tons.
56. L’homme change sans cesse de côté.
57-61. Les avertisseurs des automobiles,
les sonneries des tramways, les sirènes
de bateau et d'usines hurlent en alter¬
nance,
62. ïî fait clair dans la chambre. IVhom-
mc a entr’ouvert les yeux, a porté sa
montre à ses yeux. Elle marque huit
heures moins le quart.
63. L’aiguille des minutes et celle des
secondes sont collées à la paupière supé¬
rieure et inférieure. Les aiguilles s’ou-
vrent, écartant l’œil (chaque fois qu'elle
fait quelque chose , la montre doit avoir
l'air vraie , mais lorsque tes aiguilles sc
dâplacent l le cadran s'éclaircit légère¬
ment).
64. L'homme bondit sur scs pieds, en-
tr'ouvre la porte et hurle dans la fente.
65. La fente. La chambre de Maïakov¬
ski. Des lettres sautent de sa bouche :
< Le journal ! »
66. Les lettres des mots s'éparpillent
dans la chambre et le couloir, bondissent
dans la cuisine et, l’une après l’autre,
sc posent sur la tête de la cuisinière
qui s’affaire devant son samovar, enfin
disparaissent dans son crâne.
67. Maïakovski branche la prise de sa
bouilloire électrique.
68-69. La cuisinière se sauve et descend
lourdement l’escalier.
70. L’liomme rentre dans la chambre en
se frottant les bras et la figure.
La cuisinière s'arrête devant le kios¬
que à journaux.
Le monde en papier
72. Le marchand de journaux en donne
quelques-uns à la cuisinière.
73. La cuisinière charge sur l’épaule
droite sa corbeille emplie de provisions
recouvertes de journaux. Elle s’éloigne.
81
7 j. Deux konisomols s’arrêtent devant
le marchand de journaux. Ils prennent
deux journaux. Les parcourent rapide¬
ment des yeux pour chercher les lignes
courtes des vers. Ils lèvent les liras au
ciel.
« Toujours pas de vers. Quel journal
sec ! »
75-S0. I.a cuisinière avance. Les jour¬
naux grandissent sur son épaule, ils la
font pencher à terre. Les maisons sur
le fond desquelles passe la cuisinière
diminuent progressivement. La cuisinière
devient tonie petite. Les maisons plus
petites encore. La cuisinière porte sur
scs épaules un immense globe terrestre.
Si lourd, qu'elle a toutes les peines du
monde à déplacer ses pieds.
81. La rue en perspective. Les rails du
tramway dans la caméra. Au fond paraît
un globe terrestre qui roule vers la
caméra. Le globe grandit rapidement.
82. L’escalier de la maison. Les portes
s'ouvrent d’clles-mêmcs. Le globe terres¬
tre roule jusqu'aux portes. 1! diminue
jusqu'à ce qu'il puisse entrer par la
porte.
83. Une fois entré, il roule tout seul
dans l’cscalicr.
84. La porte d’un appartement avec la
plaque : « Hrik-Maïakovski ». La cuisi¬
nière avec scs achats et les journaux
franchit la porte.
85*86. On tend le journal par la fente
de la porte à Maïakovski occupé à laver
son rasoir. 11 le prend et s'asseoit à son
bureau.
87. Maïakovski tourne la tête, regarde :
88. Détail de son bureau.
89. Un pylône de T.S.F.
00. Maïakovski tourne la page du jour¬
nal.
9[. Surgissant derrière la page du jour¬
nal, un train fonce droit sur la caméra.
92-93. Détails du fonctionnement de la
locomotive.
94. Maïakovski s'écarte légèrement de
son journal. 11 va au vasistas, l'ouvre.
95. Un avion vole.
96-97. Détails du fonctionnement de
l’avion.
98. Maïakovski devant sa table. 11 étale
le journal.
99. Les yeux de Maïakovski,
100. Détail du journal : éditorial « Nos
exportations de blé ».
toi. Des colonnes de l'éditorial sort un
bonhomme qui semble dessiné, il ajuste
son pince-nez, et debout sur le feuillet
comme sur une tribune, il bondit hors
du journal.
102. 11 saisit la main de Maïakovski, la
secoue, l’exhorte. Citations et chiffres
s’échappent de sa bouche.
103. Les chiffres volent dans les oreilles
de Maïakovski tout ’ôuïe, forment un
tourbillon au-dessus de sa tête.
104-106, Maïakovski commence à se re¬
croqueviller, à bâiller, à dire « Nous
savons, nous savons ». Enfin, il pose une
main calme et débonnaire sur l'épaule
de l’éditorialiste et le renvoie dans le
journal.
107. Maïakovski replie la page du jour¬
nal. Il poursuit sa lecture.
m>8. Les yeux de Maïakovski s’ouvrent ;
il s’enfonce dans un fauteuil et parcourt
la chambre îles yeux.
109. Les objets commencent à trembler
sur le bureau.
no. La lampe se casse,
111. Le calendrier se désagrège en un
monceau de feuillets. Sur le bureau les
fragments et débris des lettres du jour¬
nal s’assemblent en phrases : « Tremble¬
ment de terre à Léninakan », L'homme
se plonge dans les lignes du journal, ses
bras et ses épaules tremblent. Il écoule,
ri2, Il se retourne,
113. La bouilloire bout.
114. Maïakovski prend la bouilloire, la
pose sur le bureau parmi les débris de
la lampe. La bouilloire siffle, tremble,
se soulève comme si elle voulait imiter
un volcan en éruption. L’homme regarde
l'eau bouillante, sourit, ramasse les dé¬
bris, les enveloppe dans un feuillet de
journal. Le journal se redresse et prend
à nouveau une allure normale.
115. Maïakovski poursuit sa lecture.
116. «Les progrès de la burcauc... » Du
« a » sort une petite tète avec une plume
derrière l'oreille. Saisissant le rebord du
bureau dans scs pattes, le « a » se dé¬
gage. grandit, brandit plumes et crayons.
117. L’homme recule devant lui, puis
bondit sur lui, le saisit à la gorge,
l’étouffe et le renvoie non sans mal dans
le journal.
118-119. L’homme se sert son thé, en
avale 1111c gorgée et regarde attentive¬
ment : € Faits divers ». Faits divers.
120. Il s’asseoit, il respire péniblement.
Rectifie sa cravate froissée. Lit.
121. «Tentative de suicide. Hier à 6
heures, une demoiselle âgée de 22 ans...
un coup de revolver... état désesp... »
122. Le journal sc dresse, sc place dans
1111 coin, comme un paravent géant.
123. De l’angle obscur formé par le jour¬
nal paraît la silhouette de la jeune fille,
dans un geste désespéré elle lève son
bras armé d'un revolver, le porte à la
tempe, touche le cran d'arrêt,
124. Trouant la feuille de journal, comme
un chien de cirque trouerait le papier
d’un cerceau, Maïakovski bondit dans le
recoin formé par le journal.
125. Il voudrait saisir et écarter la main
qui tient le revolver, mais il est trop
tard, la jeune fille tombe à terre.
126. ]/homme recule, /horreur empreinte
sur son visage.
127. Maïakovski dans la chambre. Il
étreint le journal, écarte le the avec
dégoût et se renverse sur sa chaise.
t 28. Lentement, le visage de l’homme
retrouve son calme. Il reporte les yeux
sur le journal.
129. «Annonces».
« Ne vous habillez pas ailleurs
Qu’au magasin Moscou-Tailleur »
t 30. Dans un coin un vêtement d’homme
accroché. Le rembourrage de la doublure
s’en échappe. Le col élimé. L'homme
prend entre deux doigts le pan du man¬
teau et en étale les trous sous ses yeux.
131. « Annonces ». « Ne vous habillez
pas ailleurs ». Une rue. Dans la rue des¬
cendent des manteaux et complets : —
pantalons, vestes et gilets — repasses
de frais, tout neufs ; ils avancent tout
seuls, sans que personne ne les porte
et chacun d’eux a en guise de tète une
somme imposante dessinée.
132. Les sommes clignotantes.
133. L’homme pensif remue les lèvres
eu additionnant et soustrayant mentale¬
ment.
134. Les sommes clignotantes s'arrêtent,
se rangent et s’additionnent en un chiffre
astronomique.
135. Le chiffre se mue en une liasse
de billets de banque.
136. La liasse de biIlots bruisse devant
les yeux de Maïakovski.
137. L’homme se lève et la considère
pensivement.
138. Devant lui. les feuilles d'une pla¬
quette de poèmes se tournent toutes
seules, sur le côté de l'image, devant les
billets. Le volume sc pose, d’autres s’en¬
tassent sur lui.
139. Entre les poèmes et les billets ap¬
paraissent deux plumes qui se transfor¬
ment en un signe égal blanc.
140. L'homme saisit les plumes-tirets.
«Impossible de ne pas travailler»
fin de la première partie
deuxième partie
1. L'homme debout devant la fenêtre
taille un crayon avec une lame de
rasoir.
2. Il vise la fenêtre, la tient en joue de
son crayon taillé,
« Donne-moi des vers ! »
3. Une famille à la tète de cochon boit
son thé.
4. An premier plan, le père rasé de près.
« Je n'ai pas besoin de vers »
5. Des komsoinols avec une kouisomolc
au clair de lune. La komsomole s’écarte,
demandant, la mine pensive :
« Donne-moi des vers ! »
6. Papa Cochon perd son col, pour com¬
penser une barbe et des soies poussent
sur sa patte qui étreint le verre de thé.
« Je n'ai pas besoin de vers »
7. Les komsomols devant le marchand
de journaux :
« Donne-moi des vers ! »
8. Il sc transforme à vue d’reil en orang-
outang
«Je nai pas besoin de vos vers »
9. Une affiche. La joute des poètes :
Asséicv, Kirsanov, Maïakovski, Paster¬
nak.
10. La salle de la Faculté ouvrière se
dresse et applaudit.
tt. Maïakovski sc relève et regarde au¬
tour de lui.
12. Maïakovski retrousse résolument ses
manches.
j 3. Maïakovski mouille sou crayon.
14. Maïakovski h raque le crayon sur son
papier.
«Une fabrique sans fumée ni cheminées »
15. Il se frotte le front. Mouvement de
82
la main rappelant la rotation d'une prise
de courant.
16. Des lettres commencent à s’envoler
de sa tête et à évoluer dans la chambre.
17. Maïakovski sautille, attrape les let¬
tres avec son crayon.
18. Maïakovski fait glisser les lettres
de son crayon, comme des anneaux d'un
bâton, et les fixe non saris mal sur le
papier.
19. Les lettres volantes s'assemblent en
phrases rebattues pour reprendre ensuite
leur vol.
20. Des phrases du genre de : « Que les
roses étaient belles et fraîches», «Le
petit oiseau du bon Dieu 11e sait pas»,
restent inscrites un instant.
21. Avec son cravon, Maïakovski écarte
les lettres les unes des autres, les attrape
et choisit celles dont il a besoin.
22. Il se penche à nouveau sur son
papier.
23. Maïakovski admire ce qu'il vient
décrire.
24. Sur la feuille de papier, en lettres
saillantes : « A gauche, à gauche, à
gauche ! »
25. Maïakovski plante devant la fenêtre
son crayon taillé à la main, résolu et
souriant.
26. 31 recueille dans un papier les éplu¬
chures du crayon et les jette par le
vasistas. Il y installe 1111 ventilateur.
27. Il prend sur la table une feuille de
papier et la caresse amoureusement.
28. Le ventilateur tourne.
29. Le tuyau de tirage du ventilateur
aspire les rimes préparées : amour, tou¬
jours, retour ; liberté, égalité ; fille,
grille, etc.
30. L’homme achève sa feuille, appose
sa signature et se lève, satisfait.
Cela s'appelle : « 11 ne sentait plus ses
jambes de joie ».
31. Plein d'espoir radieux, l'homme fait
un rouleau de la feuille écrite, la noue
avec un ruban et,
32. dévale l’escalier, sans poser les pieds
sur les marches.
33-34-35■ H marche dans la rue en fai¬
sant d'immenses sauts avec ses jambes
repliées et immobiles. 11 dépasse les
autres de deux bonnes têtes. Les passants
se retournent. Les pans de son manteau
soulevés par le vent lui font une sil¬
houette démoniaque.
36. Maïakovski dans la salle d'attente
du rédacteur en chef. Assis à côte de
lui avec le même rouleau, et le même
ruban, toute une ribambelle de visiteurs
au visage identique.
37. Maïakovski est appelé.
38. Maïakovski entre dans le bureau du
rédacteur en chef. Ce faisant, il grandit
sur le seuil et remplit tout l'encadrement
de la porte.
39. Le rédacteur en chef et l'homme
se serrent mutuellement la main. L’hom¬
me a diminue, il est aussi grand que le
rédacteur, 1111 bureaucrate de la presse.
Celui-ci invite Maïakovski à dire ses
vers.
40-41-42. Le rédacteur qui était de la
taille de Maïakovski diminue, diminue,
devient tout petit. Maïakovski s'avance
sur lui avec son manuscrit, prend une
taille gigantesque, quatre fois supérieure
à celle du rédacteur. Un minuscule pion
d’échecs est assis sur la chaise du rédac¬
teur.
43. Le poète dit scs vers devant un
auditoire.
44. L’ayant entendu, le rédacteur re¬
trouve sa taille normale, fixe le manus¬
crit, prend une mine courroucée, et
s’avance sur le poète. Maïakovski de¬
vient petit, le rédacteur immense, quatre
fois plus grand que lui. Le poète est
debout sur sa chaise, tel un pion minus¬
cule.
45. Le rédacteur le critique sur le fond
de la famille orang-outang.
q 5 . Le poète lève un papier avec les
mots « Mon dû ».
47. Le pocte s’avance avec bravoure sur
le rédacteur en grandissant à nouveau,
mais moins que tout à l'heure.
48. Les komsomois s'avancent à sa suite.
49. Le rédacteur prend une taille gigan¬
tesque. Le petit poète est debout sur sa
chaise et le rédacteur lui glisse entre
les mains un papier signé.
50. Les orangs-outangs épanouis derrière
le rédacteur.
51. Le rédacteur écrit : « 10 roubles à
valoir ».
52. Maïakovski franchit la porte, tout
petit, à peine visible sur le seuil.
53. Mêle aux autres, le poète fait la
queue devant la caisse.
54. Sur la caisse un écriteau ; « Le
caissier revient de suite».
55. Le pocte commence à bâiller.
56. Le poète s’assoupit.
57. La grille de la caisse se transforme
en grillage de terrasse méridionale cou¬
vert de fleurs,
58. Le ventilateur se métamorphose en
oiseau.
59. Maïakovski endormi renverse l’en¬
crier. L’encre se répand sur le papier.
6o-6r. Les papiers qui reposent sur la
table du caissier et des autres bureaux
confluent pour former une véritable Mer
Noire.
62. Un palmier ondule an vent.
63. L'extrémité de la branche caresse,
chatouille le nez du poète.
64. Maïakovski s’éveille. Devant son nez.
le bout du plumeau de la femme de
ménage.
« Qu est-ce que l'as à roupiller ? Le
caissier ne viendra plus t il reçoit le
mercredi ».
65. Maïakovski avance dans la rue. Re¬
garde autour de lui.
66. La vitrine de « Moscou-Tailleur ».
67. Maïakovski sort sa montre de sou
gousset et la consulte sur son ventre.
Cinq heures trente. Les aiguilles sont
rime â côté de Vautre. Il remet la
montre dans son gousset.
68. Les aiguilles paraissent s’enfoncer
dans son ventre. Son estomac agacé se
rétracte.
69. Maïakovski s’arrête devant la vitrine
d’une boulangerie, sort de la petite mon¬
naie de sa poche et la soupèse.
70-71-72, Maïakovski entre dans la bou¬
langerie, demande les prix, achète un
petit paquet. Un sandwich au saucisson.
Fin de la deuxieme partie
troisième partie
Notre pain quotidien
1. Dans sa chambre Maïakovski est
assis à son bureau, il boit son thé sans
goût ni plaisir, les yeux fixés sur son
journal. Il saisit le bout de pain, le
porte à la bouche ; immangeable ! 11
considère le morceau d’un ceil furibond,
fait la grimace et le jette avec répul¬
sion.
« One de travail pour un bout de pain! »
2. Le morceau inachevé tombe par terre.
3. Le bonhomme de l’cditorial sort du
journal, saisit par la main l’homme
assis et pointe l’autre main vers le sol :
« Que de travail pour un bout de pain! »
4. Le bout de pain par terre.
5. Il bondit et saute dans la main.
6. Le morceau mangé sort de la bouche
et se joint au bout de pain.
7. La main pose le pain sur la table, le
morceau se ressoude au petit pain du
sandwich.
8. I/homme réenfile son manteau, recule
jusqu'à la porte.
9. 11 descend l’escalier à reculons,
10. M marche dans la rue.
11. 11 entre dans la boulangerie.
12. 11 rend le pain.
13. 11 va à la caisse à reculons.
14. La caissière lui rend son argent.
13. Il sort de la boulangerie.
16. Le pain remonte sur l’étagère.
17. Le pain descend de l’étagère au mi¬
lieu d’un tas d’autres.
18. Les pains entrent dans le tour.
19. Les pains en ressortent sous forme
de pâte.
20. Les pains se transforment en farine.
2 t. La farine tombe dans le sac,
22. Des hommes portent le sac â la sor¬
tie, vers 1111 camion.
23. Le sac est chargé sur le cardon.
24. Le papier qui sert à emballer le
pain se déplie.
25. Le papier d'emballage se met en
rames.
26. Les rames de papier sont rangées
dans une caisse.
27. Les caisses s'empilent.
28. Les caisses sont chargées à bord
d'une automobile.
29. L’automobile roule à reculons à la
papeterie.
30. Le camion transportant les sacs de
farine revient à l’entrepôt.
31. A l’entrepôt, on réceptionne la fa¬
rine.
32. La farine repart à reculons au mou¬
lin.
33. Les paysans reprennent le grain dans
les sacs.
35. Les paysans transportent le grain à
l’aire de battage.
36. Le grain s’assemble en épis.
37. Les épis se lient en gerbes.
38. Les gerbes sont transportées dans le
champ.
83
39- Les épis de seigle se redressent sous
les gerbes.
40. Sur un sentier trace à travers
champs, la jeune fille des faits divers
se promène au bras de Maïakovski.
41. Le seigle commence à diminuer.
42. Le seigle se transforme en verdure.
43. La terre labourée.
44. J,es sillons diminuent.
45. Le paysan est fatigué.
4b. Des gens du village viennent le
chercher à tonte vitesse.
47-48-49. Le village attaqué, incendié.
50-51-52. Les partisans repoussent l'at¬
taque.
53. La ville inondée de manifestants.
54-55-56. 'Tous portent des pancartes et
des drapeaux :
« 1 ,e Pain et la Paix ».
(Cache circulaire)
57. Sorti du cache t Maïakovski dans sa
chambre devant une tasse rie thé et un
bout de pain.
58. Le bonhomme dessiné de l’cditorial
lui serre la main et retourne dans le
journal.
59. Maïakovski regarde le morceau de
pain qu'il a jeté.
60. Maïakovski le ramasse soigneuse¬
ment.
61. Maïakovski en secoue la poussière.
62. Maïakovski dépose le morceau de
pain dur dans un vase somptueux de
grand prix. Il frotte le vase avec sa
veste et étale son mouchoir comme une
serviette. Il s'éloigne et admire sou
œuvre.
Fin de la troisième partie
quatrième partie
Amour au naturel
La pierre
1. Quelques pierres ordinaires et tran¬
quilles
Le marais
2. Des marécages ordinaires et tran¬
quilles
L’incident
3. Une main saisit la pierre
4. Jette la pierre dans l’eau
Le résultat
5. Les ronds réguliers de l'eau du marais
sur l’écran.
Les hommes
6-7-S. Dans mie chambre, quelqu'un ren¬
verse une chandelle, la chandelle met le
feu à la portière, derrière celle-ci, une
chambre s’éclaire.
9-10-11. Une autre chambre. On félicite
le fiancé et la fiancée tout prêts povir la
noce.
I/incident
12, La maison brûle.
13-14-15. La voiture de pompiers sort du
garage.
U)-]/, Les gens s’enfuient de la maison.
18-20. Les gens cernent la maison et
en font le tour par bandes.
20-24. Dans les différents appartements,
les gens mettent leurs plus beaux atours
en lisant l’invitation à la noce.
25-28. Les gens sortent de la maison.
29-32. Le couple de mariés prend place
dans un carrosse.
33-35. Les invités suivent la noce dans
le carrosse ou dans des automobiles. Les
passants rattrapent le carrosse.
36. La maison de la jeune mariée.
37. Des gens s’avancent sans cesse et
zieutent les fenêtres.
38. Les invités arrivent.
39. La ville vue d'en haut.
40-41. Le cercle des badauds autour de
la maison en flammes.
42-43. Le cercle autour de la maison des
mariés.
Une fille du cercle
44. Le cercle entourant la noce dans la
foule, une jeune lïlle pressée qui s’en¬
nuie.
Un (rjars du cercle
45. Parmi ceux qui contemplent .l'incen¬
die, Maïakovski qui regarde et s’ennuie.
Les cercles se rejoignent
46-47. Le cercle {en gros) ; une partie
de la circonférence avec la jeune fille
et une autre avec Maïakovski.
48-49. Les cercles grimpent l'un sur
l’autre.
50. La jeune fille porte son regard sur
Maïakovski. Depuis le cercle de l’incen¬
die, Maïakovski regarde la jeune hile
dans le cercle de la noce. Une jeune fille
comme tontes les autres.
51. La jeune hile quitte son cercle.
52. Maïakovski quitte son cercle.
53. Maïakovski poursuit la jeune fille.
Il la regarde. A vue d’œil elle devient
celle des faits divers.
54. 11 la rattrape.
« Je ne vais rien vous dire . »
55. La jeune fille s’éloigne, tourne plu¬
sieurs fois la tète, la secoue négative¬
ment.
56. File finit par parler.
« Jc 11c vais pas vous suivre, rien que
deux pas . »
57. Il fait un pas à ses côtés.
58. Lnsuile la prend par le bras et ils
marchent ensemble.
59-60-61. Maïakovski cueille sur la chaus¬
sée une lleur poussée on ne sait trop
comment.
62. Maïakovski devant la porte de sa
maison.
« Fous n’avez pas ri venir chez moi, rien
que pour un instant. »
63-69. Partout l'hiver, mais juste devant
la maison, un jardinet en fleurs, des
arbres pleins d’oiseaux, la façade de
la maison entièrement tapissée de roses.
Assis sur un banc, en bras de chemise,
le portier éponge la sueur qui coidc à
Ilots.
l\tries par les ailes de l’amour
70-72. Des ailes d’acroplane poussent à
la jeune lïlle et à Maïakovski.
73-74. La jeune fille et l’homme montent
l’escalier à tire d’ailes.
75-S0. Tons les objets de la chambre
sale fleurissent ; les lys sortent de l’en¬
crier, le motif sommaire des papiers
peints se transforme à vue d’œil en
roses. La lampe ordinaire se métamor¬
phose en lustre.
Si. Maïakovski verse l’eau de la carafe.
« Nous n’allons pas boire, rien qu'un
seul verre. »
82. I.a jeune hile dit :
« Comme votre eau est forte ! »
83-84. Il lui prend son verre et se coule
doucement vers elle.
« Nous n allons pas nous embrasser ! »
85. Leurs lèvres se rejoignent.
86-89. La façade de la maison, les fleurs
s'en détachent, il neige. Le portier en
bras de chemise enfile sa lourde pelisse.
90-93. La chambre redevenue normale,
c’est-à-dire sale comme d’habitude.
04-96. Il sortent de la maison. 11 a des
butinions, elle, des talons éculés. Les
ailes sont repliées sous leurs bras. Ils
glissent. l!s baillent.
97. Au bout de quelques pas, l’homme
sort sa montre.
08-10 r. 9 heures 22. Les aiguilles sont
divergentes. L’homme montre à la jeune
fille les aiguilles pointées et ils se disent
adieu. Ils s’en vont dans des directions
opposées.
Fin de la quatrième partie
cinquième partie
De jour comme de nuit
î-ri. Le travail intense de la grande
canalisation d'eau. La masse aqueuse qui
s’échappe des filtres. Les veines de la
canalisation. L’artère centrale.
Ceux qui gaspillent l'eau
12. Un robinet d’eau terriblement ma¬
lingre.
13. La cuisine. Maïakovski passe l’eau
qu’il met dans le samovar.
Le pouvoir local
14-16. La cuisine. Le sergent de ville
amadoue par la cuisinière. Il retire sou
uni forme.
17-18. Maïakovski ravive la flamme du
samovar avec son soulier.
De jour comme de nuit
19-27. L/immense bâtiment du central té¬
léphonique. Les demoiselles du téléphone
travaillent sans trêve. Les fils du télé¬
phone enchevêtrés.
Ceux qui sabotent le téléphone
28. La chétive mère de famille à l’ap¬
pareil. A la qucuc-leu-leu derrière la
mère, ic papa, la grande fille, les trois
petits et les deux chiens. Lui conversa¬
tion téléphonique.
« Nous irons vous rendre visite pour la
veille de l'anniversaire de Robespierre »
29. Maïakovski à l’autre bout du fil
prend une mine courtoise et dit :
« Venez ! Nous mettrons le samovar. »
30. Maïakovski pose le combiné et mar¬
monne furibond :
« Quand vous serez partis , nous pren¬
drons notre thc. »
31-33. La famille dans la rue.
34-35. Maïakovski ravive la flamme du
samovar avec son soulier, ça ne marche
pas ; il regarde sa montre. Il retire son
soulier du samovar, le remet à son pied,
prend la botte du sergent de ville et
commence à activer la flamme.
36. Le téléphone.
37. C’est quelqu’un de la Faculté ou¬
vrière.
84
38. La foule afflue clans la salle.
39. Maïakovski au téléphone :
« Je viendrais si j'arrive à m'en
débarrasser. »
40. On sonne.
41-42. La famille et le petit chien s'en¬
gouffrent dans la chambre.
43-45. L'homme fait asseoir ses invités
avec un sourire hypertrophie.
46-47. L'homme sert te thé aux invites
assis.
48-50. Les invités assis y vont de leurs
questions aimables :
Le père :
« On Hit que l'indice des prix de
boy un x de cochons oseille à nou¬
veau Y »
La fille :
« Dite s-moi, avez-vous jamais connu
l'amour idéal f »
5r. Le fils parle de son petit chien.
« Vous savez, mon p’tit chien, y lest
Hesse, y fait pipi pas quand y Va
bezin, mais quand moi je lui dis. *
52. Kt la mère admirative :
t Mon Toto est un enfant charmant,
n'est-ce pas. et très avancé pour son
ftgc- »
53-55. Maïakovski répond aimablement à
chacun d’eux, mais dès que son interlo¬
cuteur se détourne, il fait une grimace
désespérée.
56. La salle qui se remplit.
57. 'Trois gars de la Laculté ouvrière à
l'appareil.
5S. Maïakovski à l'appareil.
« Je suis en réunion. » t
59. Les invités ont fini leur thé.
6ü. Maïakovski se lève en se frottant
joyeusement les mains.
61-63. Les invités le remercient. Mais
s’asseoient tous en rang doipnons sur
le divan en disant :
« Connu c c'est a (j rca hic chez vous, et
quelle détente ! »
64. T.a salle déchaînée.
65. O11 se presse au téléphone.
66. Maïakovski excédé par la sonnerie.
67. Maïakovski s’enfuit de la chambre.
68. Maïakovski sanglote à la cuisine, ac¬
coudé à la laide.
69. Maïakovski relève la tête.
70. Au clou l’uni forme du sergent de
ville qui a couché chez la cuisinière.
71. Les invités béats sur le divan.
72. Un sergent de ville moustachu pa¬
raît. Il tend mi papier :
« Contre accusé de réception. »
73. Les invités désorientes prennent le
papier, lisant :
« Communiqué du Comité d'immeuble.
Service de sismologie. En raison de
l'éventualité d'un renouvellement a
Moscou du tremblement de terre de
T t dey o, nous vous prions de passer la
nuit prochaine hors de la maison, dans
la rue. >
« Votre signature : »
74-76. Le sergent de ville pointe le pa¬
pier. Ln remettant les chapeaux de tra¬
vers. une main glisse dans la manche du
manteau, l'antre traçant la signature en
pattes de mouche, la famille se vola¬
tilise en tirant le chien par la queue.
77. Le mari dit tout désemparé à sa
femme :
« Il faudrait prendre congé... »
78. La femme le tire avec irritation par
sa veste :
« On le fera demain ! *
79. Maïakovski jette un regard circu¬
laire. enlève scs moustaches et sou uni¬
forme et part d’un grand éclat de rire.
80. Il glisse avec reconnaissance les trois
roubles dans sa poche de pantalon.
tSi. Maïakovski dévale l'escalier eu taxi.
82. Maïakovski roule.
83. Maïakovski sur l’estrade.
84. Quelqu'un parle dans la salle.
85. Quelqu'un sommeille dans la salle,
86. Maïakovski se lance,
87. Des excités dans la salle,
88. Maïakovski a fini. Les billets avan¬
cent dans la salle.
89. Applaudissements.
90. Maïakovski dcscctiü les marches.
91. Le retour de Maïakovski.
92. Maïakovski s’engouffre dans sa
chambre.
93. Maïakovski s'asseoit sur son lit. dé¬
lace scs bottillons.
04. Maïakovski dans son lit, un livre à
la main.
95. La chambre devient noue.
96. Un jour, ce sera ainsi :
97. L’homme dicte an microphone.
98. L’auditoire et les gens écoutant les
haut-parleurs.
99. Les billets affinent sur chenilles et
fils de fer. Le soir tombe.
100. Tombe
ici. Le noir.
102. La famille dort dans un champ sons
un parapluie.
103. Les étoiles.
104. Maïakovski dort.
105. Le sommeil.
r r 16. Le soleil se lève derrière la mer.
Vin
( 1926).
{Traduit du russe par .-Uidrêe Rubel).
VS. MEYERHÛLD DANS .L'AIGLE BLANC - (192B) DE PR0TA2AN0V.
i
Note sur Meyerhold et le cinéma
par Bernard Eisenschitz
« .4 u printemps 1941, Eisenstein et moi recevions nos
premiers prix d'Etat des mains de Némirovitch-Dantckenko,
dans cette même salle du Théâtre d'Art contre qui nous
avions lutté jadis , opposant au théâtre et à l'art natura¬
listes le nouveau théâtre révolutionnaire — et lorsque, par
une sorte de jeu, nous avons dénombré avec Eisenstein tous
les lauréats dè ces prix , il est apparu que pour quatre-vingts
pour cent il s'agissait d'artistes de notre génération, tous
élèves de Meyerhold. » (21 )
Cette citation de Youtkévitch indique la seule direction
dans laquelle on pourra chercher avec succès une définition
du rapport de Meyerhold au cinéma : dans l'influence, indi-
recte ou directe, sur un certain nombre de films (parmi
les élèves de Meyerhold figurent Eisenstein, Nikoiaî Ekk,
Youtkévitch, Nikolaï Okhlopkov, Arnchtam, Pyriev, Rochal).
Sur les réalisations théâtrales de Meyerhold. sur sa person¬
nalité d'enseignant, sur les ramifications de sa méthode,
les renseignements, quoique très incomplets, ne manquent
pas. à la différence de ses travaux cinématographiques.
Dans le cas d’Eiscnstein, l’influence est rapidement deve¬
nue réciproque, et beaucoup plus complexe que celle de
maître à élève. Dans un texte de 1946, un de ceux préci¬
sément intitulés « Wie sag’ ich’s meinem Kinde? * («Com¬
ment le dire à mon enfant ? », titre emprunté à un livre
allemand sur l’éducation sexuelle, destiné aux parents),
Eisenstein. dans un montage parallèle entre « Mikhaïl Ossi-
povitch » (son père émigré) et « Vsevolod Emilievitch ».
évoque précisément le rôle de substitut d’une figure pater¬
nelle faisant défaut, que Meyerhold joua pour lui (57) fdes
extraits de ce texte figurent dans « Le cinéma soviétique
par ceux qui l’ont fait»). Dans ce texte, il est surtout
question de l’amour-haine d’Eisenstein pour Meyerhold, et
de la possibilité de prendre sa place un jour :
« Est-ce qu'un de mes disciples dira un jour quelque chose
de semblable de moi ? Non, il ne le dira pas. Car je ne
suis pas digne de dénouer ses sandales.., »
Dans le même ensemble autobiographique (formant la
deuxième partie du tome 1 des Œuvres Choisies, (44)) S.M.E.
développe la référence biblique esquissée dans le premier
texte, à l’intérieur du chapitre « Zweig-Babel-Toller-Meyer-
hold-Frcud ». Tl s’agit cette fois des rapports entre Meyer¬
hold et Stanislavski, où S.M.E., négligeant la divergence
théorique qui sépara en 1902 les deux hommes (en effet,
il les avait connus lors de leur réconciliation, basée, elle,
sur des motifs personnels et non théoriques), voit un reflet
de la révolte de Lucifer contre Jéhovah. Mais pour Eisen¬
stein, le conflit de Meyerhold avec son maître annonçait
surtout le sien propre :
« Aux lointaines années où, après avoir surnwnté ma
propre blessure, je me fus réconcilié avec lui et nous fûmes
redevenus amis, j'avais toujours Vimpression que dans ses
rapports avec ses élèves et ses émules , il revivait sa propre
blessure : sa rupture avec son premier maître. Dans ceux
qu'il repoussait, il revivait son propre chagrin qui le ron¬
geait : en les repoussant , il devenait le tragique Roustem ,
ce père qui frappe Zorab , comme pour trouver une justi¬
fication et compléter ce qui, dans sa propre jeunesse, était
arrivé sans la moindre mauvaise intention de la part du
« père », mais uniquement en conséquence de l'esprit créa¬
teur « indépendant » du « fils trop fier ». (57)
En 19*36, Meyerhold écrit à Eisenstein la dédicace sui¬
vante : « Je suis fier de Vélève qui est devenu un maître.
J'aime le maître qui a déjà fondé sa propre école. A cet
élève , à ce maître, ma vénération. » (47) Leonid Kozlov
a avancé l’hypothèse que cette relation fondée sur l’ambi¬
valence culminerait dans Ivan le Terrible , où non seulement
la figure centrale, mais la dialectique stylistique même du
film, seraient en référence h Meyerhold.
Quant aux rapports directs de Meyerhold avec le cinéma,
il reste évidemment beaucoup moins de points de repère.
Les copies des deux films réalisés par lui n’existent plus,
et les témoignages, abondants pour le théâtre, sont presque
inexistants dans le cas du cinéma, la critique cinémato¬
graphique étant inexistante avant 1917. Seuls nous restent
quelques-uns des textes de Meyerhold lui-même sur le
cinéma. Comme la plupart des textes de Meyerhold, ils sont
87
assez bâclés et assez flous (d'autant plus qu'il s’agit géné¬
ralement d’interviews, de conférences et d'interventions par¬
lées). De plus, dans le cas du cinéma, il est impossible de
les éclairer par des informations précises sur la réalisation
pratique.
Un premier groupe de textes ( 1915 - 1917 ) anticipe, décrit
et tire la leçon du travail de Meyerhold au cinéma, auquel
il ne commença à s’intéresser que vers 1915 . Cette année,
il tourne pour la production « Thiemann et Reinhardt » de
Moscou, Le Portrait de Dorian Gray. Il en est aussi scé¬
nariste. et tient le rôle de Lord Henry. L’année suivante,
il est metteur en scène, scénariste et interprète de L'Homme
fort, tiré d’un roman de Stanislas Przybyszewski. Après
la Révolution de Février, Meyerhold rencontre Alexandre
Blok en vue d'adapter une pièce récente de celui-ci. « Rose
et croix ». Il commence au contraire le tournage d’une
adaptation du roman de Fiodor Sologoub. Navy Tchari.
Seuls les extérieurs en sont tournés, car la production
« Thiemann et Reinhardt» sombre lors de la Révolution
d’Octobre.
Les premiers biographes de Meyerhold affirment que
Le Portrait, de Dorian Gray et L'Homme fort sont parmi
les productions les plus intéressantes du cinéma pré-révo¬
lutionnaire. Une interview donnée une semaine avant le
début du tournage ( 42 ) indique à la fois l’incertitude de
Meyerhold et sa détermination d’approcher le cinéma systé¬
matiquement.
« La partie technique du cinéma a une importance bien
supérieure à toutes les autres composantes. Ma tâche est
en quelque sorte de découvrir cette technique, qui n'a
encore aucunement été utilisée. Je voudrais d'abord étudier
et analyser complètement Vêlement « mouvement » dans le
cinéma.
L’écran exige des acteurs particuliers . On voit souvent
d’excellents artistes de théâtre et danseurs se montrer tota¬
lement inaptes au ci né mu. Ils mesurent leurs mouvements
tantôt trop larges, tantôt trop courts, leurs gestes sont
exagérés. (...) Pour moi, cette technique est encore terra
incognito.
Dans la cinématographie, on doit distinguer deux compo¬
santes :
1. la photographie animée , reproduction du réel, etc., et
2 . la mise en scène artistique des événements, où le déco¬
rateur doit apporter l’élément pictural.
Je considère comme une grave erreur de transplanter au
cinéma des œuvres telles que nous les voyons au théâtre
ou à l’opéra. Comme la cmdeur manque à cette reproduction,
de nouveaux -problèmes plastiques se posent, pour lesquels
aucun des anciens procédés plastiques ne sera de la -moindre
utilité.
J'ai ma propre approche théorique de la question, et j'ai
Vintention de l'appliquer, mais il est encore trop tôt pour
en parler.
' Je rejette complètement le cinéma tel qu’il existe actuel¬
lement. Explorer les moyens qui ne demandent sans aucun
doute ù être utilisés , mais que le cinéma néglige, tel est
mon prochain travail.
Dans la semaine à venir, je vais commencer le tournage
du Portrait de Dorian Gray. J'ai écrit un scénario complet
de type particulier, où tout est réparti en « domaines ». Les
acteurs y trouvent leur dialogue, le réalisateur, le décora¬
teur et le directeur de la photo leurs indications.
Une telle « partition » est indispensable. Je ferai publier
mon travail comme exemple de scénario. (...) »
Meyerhold s'estime apparemment peu satisfait du film
terminé, mais passionné par l’expérience. « Inutile de parler
des défauts techniques de la mise en scène, ils sont évi¬
dents ; en abordant un discours sur le film , je passerai
tout de suite à la question de principe ». déclare-t-il au
début d’un cours sur Dorian Gray ( 5 ) tenu après le tour¬
nage de L’Homme fort (sans doute en 1918 ). Dans ce
cours, il répète sa conviction de la nécessité de tout baser
sur un rythme cinématographique. Mais il a entre-temps
découvert certains moyens pour y parvenir.
« La distribution des taches de lumière sur l’écran, L'as¬
piration du -photographe à parvenir à ce qui, dans son lau-
gage, s'appelle une « photo splendide », la connaissance de
la pellicule, de la limite maximale de sa sensibilité, nous
amènent à considérer le niveau élevé qui peut être atteint
dans ce domaine. (...) Si (les images) réveillent en vous
telle ou telle association, vous commencez à percevoir Vesprit
du roman dans la perspective même de l'auteur, ou dans la
perspective où le réalisateur du film entend l'interpréter. »
Comme Wegener à la même époque, on peut penser que
c’est l’insatisfaction devant quelques problèmes non résolus
par la technique théâtrale qui avait poussé Meyerhold au
cinéma. Ce qui l'y passionne en effet, c'est un travail sur
Facteur étroitement lié à des éléments mesurables : rythme
et technique de la prise de vues. Tl considère Dorian Gray
comme un échec en raison du conflit qui l’opposa, pendant
tout le tournage, à l’opérateur Levitzky. chacun estimant
que la supervision de l’éclairage lui revenait (Levitzky a
donné sa version du tournage dans son livre « Rasskazi o
Kinematografe », 1964 ). En tout cas, le cours de 1918
contient quelques observations, relatives à la direction des
acteurs et à la détermination du rythme dans le film, qui
devront être redécouvertes par le cinéma soviétique :
« On aspire à une réforme du théâtre, mais on n'y est
pas encore arrivés, la discussion reste ouverte. On discute
du système de l'émotion et du système de Vexpression de
l'émotion. Pour les acteurs de cinéma, cette question doit
déjà être résolue. Avec l'aide de Vécran, on -peut clairement
indiquer qui joue d'une manière exacte ou non. » (...) « La
pellicule donne une grande importance à ce que l'on filme.
Le cinéma est très sensible, et il doit y avoir le minimum
d'interprétation possible. » (...) « Il faut développer en soi
l'instinct de la définition du temps, la capacité d’établir si
oji a joué pendant sept minutes ou une ■minute.'» (...)
« Quand le studio est prêt, il faut essayer l'interprétation,
répéter les mouvements le chronomètre à la main », etc.
« Dans tnt film , les intertitre* aussi ont leur importance.
U 7i intertitre malheureux est la phrase de D or uni : « Voici
la première lettre passionnée que j’écris. Etrange, ma pre¬
mière lettre passionnée est écrite à une morte ! » Les deux
phrases aplatissent l'effet, qui aurait etc fort s’il n'y avait
eu qu’une phrase : « Etrange, ma première lettre passion¬
née est écrite à une morte! » L'intertitre sur l’écran n’est
pas seulement fait pour expliquer l'inexplicable. Tout l'écran
est mouvement. »
Après la réalisation de L'Homme fort, Meyerhold reprend
les mômes thèmes dans une nouvelle interview. « En ce
qui concerne la partie décors de la mise en scène, j’ai trouvé
en la personne du peintre V.E. Egorov un collaborateur
inventif. Nous nous étions entendus pour montrer dans
chaque tableau non T ensemble, mais une partie de V ensem¬
ble, en mettant en valeur des détails. En laissant de côté
une quantité d'éléments inutiles, il s'agissait d'attirer l'at¬
tention du spectateur sur ce qu'il y a de plus important
dans le déroulement de l’action. Ceci s'imposait en -parti¬
culier pour une pièce riche en péripéties et complexe quant
aux personnages comme L’Homme fort. » ( 42 )
La Révolution éloigne Meyerhold. surtout occupé par
l’édification d’un théâtre révolutionnaire, du cinéma ( 31 ).
Il cherche un temps à transplanter certains caractères spé¬
cifiques de cet art dans la mise en scène scénique : c’est
sa période de la « cinéfication » ( 1923 - 1924 ). provoquée par
l’arrivée, avec la NE P, des films américains. Meyerhold est
surtout impressionné par Cruze, Griffith. Keaton. Fairbanks
et Chaplin (à qui il consacrera en 1936 une conférence).
Mais il se heurte, sur scène, aux limites physiques de
l’acteur, â la matérialité des formes scéniques.
Au cours des années vingt, plusieurs projets de films
réalisés pur Meyerhold échouent : Dix jours qui ébranlèrent
le monde, de John Reed ( 1925 ) ; La Route d'acier (sur la
lutte des ouvriers des chemins de fer, de 1814 â 1905 ;
les collaborateurs en sont N. Okhlopkov, V.F. Fiodorov et
Ni kola! Ekk. 1925 ) ; Mitia, d'après une pièce de Erdman
(finalement réalisé par l’élève de Meyerhold. N. Okhlopkov) ;
La Forêt, d’après Ostrovski ( 1926 ) ; un film célébrant,
le dixième anniversaire de la Révolution ; Les Vingt-six-
88
• L'Appétit vendu » (1928), de l'élève de Meyerhold, Nikolaî Okhlopkov
commissaires (1928, tourné seulement en 1932 par N. Chen-
guélaïa) ; Pcrcs et fils de Tourguénicv (1930) ; Le Chemin
de la gloire (scénario de Youri Olécha, 1933). (58)
Pendant ces mêmes années, Meyerhold publie quelques
critiques de films (Our Hospüality, The Fighting Coumrd,
et, après un séjour â Paris, les films de Gance, Epstein et
Dreyer). Les quatre numéros de sa revue « A ficha TIM »,
parus en 1926-1927, consacrent une large place à Eisenstein,
Vertov, Chaplin et Keaton. Il tient un rôle dans le film de
Protazanov L'Aigle blanc (1928).
Dos années trente, nous connaissons deux textes de
Meyerhold sur le cinéma. Le premier, une conférence tenue
en 1936 sur « Chaplin et son art» (58). est un des textes
les plus cohérents qu’il ait laissés. C'est une analyse des
structures du comique chez Chaplin, basée, comme deux ans
plus tard « Montage 38 » d'Eisunstein, sur une comparaison
avec Pouchkine. Meyerhold y met en valeur la nécessité
nationale des types comiques et des « masques », pour
expliquer l'échec des imitations soviétiques de Chaplin. La
nécessité d'un art populaire est illustrée par l'exemple de
Tchapaicv .
Une grande partie de Fessai est consacrée à Eisenstein,
dont Meyerhold analyse sommairement le style, à partir
d'une double comparaison, avec Chaplin et avec lui-même.
Il regrette que la polémique entre Eisenstein et Poudovkine
n'ait pas été poussée plus loin et n'ait pas enrichi le cinéma
des années trente. Sous couvert de faire l'éloge du réalisme
socialiste, enfin, Meyerhold défend un art régionaliste :
<l II est insensé (Vaffirmcr que Vart kazakh est réaliste ,
l'art chinais formaliste », et il conclut par une définition
peu conventionnelle : « Que signifie donc le réalisme socia¬
liste dans le cinéma ? J'aimerais ne répondre qu\ indirec¬
tement » ri cette question . Ce qu'il y a de plus important
dans la création de Chaplin , c'est le fait qu'il est poète .
Nous devons aborder le réalisme socialiste avec toutes les
categories esthétiques . »
Les positions tranchées exprimées ici, la structure même
de la conférence, certainement influencée par les essais
formalistes, sont complètement inhabituels pour l'époque ;
on s'en aperçoit au ton embarrassé d'un essai analogue
et contemporain d’Eiscnstein même, « Du théâtre au ciné¬
ma » (appelé aussi «Celle du milieu») (49), qui tire la
leçon de son expérience théâtrale. C’est évidemment pour
lui-même que Meyerhold plaide en réclamant un renouveau
d'enthousiasme pour le cinéma (et donc pour le théâtre)
sur la base de l’enseignement des années vingt, qu'il se
refuse absolument â nier, à travers le biais du cinéma et
d'une analyse historique comparative qui gomme l'aspect
violemment polémique de ses interventions de la même
époque sur le théâtre.
Le dernier texte do Meyerhold figurant dans ses œuvres
choisies (42) est une intervention â propos de Chtchars,
en avril 1939 (il fut arrêté le 20 juin). II y fait l’éloge
de l'optimisme du film, qui « ne suscite pas la peur de la
guerre, comme le font les metteurs en scène des pays capi¬
talistes, par exemple dans Vadaptation pacifiste de A l'Ouest
rien de nouveau. Dovjenko est pathétique, il est traversé
par le pathos de la lutte du peuple et de la résistance armée
contre l'agresseur . » Le seul reproche adressé à ce film
de plus de deux heures et demie est qu’« il est un peu trop
court ». — Bernard EISENSC1IITZ.
89
Entretien avec Lev Koulechov
par André S. Labarthe
lev KOULECHOV J'ai commencé à travailler clans le cinéma
en 1916. J'avais 17 ans. J'étais déjà peintre-décorateur.
Continuant mes études de décorateur à TUniversité j'ai
commencé à travailler dans le studio de Khanjonkov. Je
travaillais avec un metteur en scène très célèbre (et à mon
avis l'un des meilleurs metteurs en scène de la Russie
tsaristeï, Eugène Bauer. Bauer était aussi peintre-
décorateur ; c’est pourquoi, pour l'époque, tous ses films
étaient très bons, très bien construits du point de vue
composition. Son souvenir m'est très cher : c'était un excel¬
lent homme, un excellent ami et un professeur très sage.
Il serait peut-être intéressant de savoir que mes premiers
travaux, comme décorateur, furent Thérèse Raquin, qui n'a
pas été réalisé mais dont les décors ont été construits,
et Le Roi de Paris. J'ai dû pour cela étudier à fond Paris,
sa littérature et son histoire.
C'est en 1917-18, je ne sais plus très bien, que j'ai réalisé
mon premier hlm Le Projet de l'ingénieur Pright. Cela
coïncidait avec la révolution d’Octobre, ou c'était juste
avant. Je crois, oui, que c'était juste avant le début. C'était
mon premier film comme metteur en scène. C'était après
la mort de Bauer.
cahiers Ce film a donc été financé par une maison de
production qui appartenait au régime précédent?
koulechov C'était la fin du gouvernement de Kérenski,
juste avant la révolution d'Octobre, mais il y avait encore
les sociétés privées.
CAHIERS A ce moment , il y a eu un deuxième film , en 1917,
Chanson d'amour inachevée. A-t-il été réalisé dans les mê¬
mes conditions?
KOULECHOV Oui. Il a été fait tout de suite après Le Projet
de l'ingénieur Pright , et toujours avec une société privée.
CAHIERS Quels étaient, au moment où vous avez réalisé ces
deux films, les films que vous aviez vus, américains, fran¬
çais?
koulechov A cette époque, c'étaient les films américains
qui m'avaient le plus influencé ; mais j'ai utilisé le maté¬
riel des films de toutes les nations qui étaient projetés en
Russie : des films français, italiens, surtout italiens ; plus
tard, les films norvégiens, français, suédois, américains.
CAHIERS Aviez-vous vu, à ce moment-là, Naissance d'une
nation ?
koulechov Oui. C'est arrivé en même temps. J'ai com¬
mencé à travailler et Naissance d'une nation est sorti. Mais
Griffith était déjà un homme mur et moi. un petit garçon.
Mais il est intéressant de voir que nous utilisions déjà la
même méthode. Griffith est devenu pour moi comme un
professeur, dans les derniers temps.
Malheureusement, je ne me souviens pas de l'auteur, mais
j'ai eu entre les mains des ouvrages américains, traduits
en russe, sur l'origine du montage, dans lesquels on disait
que le montage de Koulechov ressemblait à celui de Griffith
et qu'il était apparu en même temps. Je répète : Griffith
était beaucoup plus expérimenté que moi, et plus âgé, mais
moi, j'avais un autre avantage. Griffith était un artiste
de pratique et moi je m'occupai tout de suite de la théorie,
ce que les Américains, au fond, n'ont pas fait jusqu'à
présent — et nous, nous le faisons depuis toujours. Déjà
en 1917 je commençais à écrire des articles sur le cinéma
dans Tekhnika i kinematographia, avec les erreurs dues
à mon âge, bien sûr. Mais la base était exacte. Nous étions
très jeunes, nous voulions tout savoir, nous réfléchissions,
nous discutions. Nous prenions des notes, et c'est ainsi que
s’est constituée cette science. C’était l’époque qui le voulait.
Nous avions la révolution, qui nous a donné ces possibilités,
malgré ses difficultés. Elle a libéré l’homme, la pensée, les
artistes qui, au temps des tsars et avant, étaient étouffés.
Le temps du montage était arrivé ; cela devait s’accom¬
plir ; c'était inévitable. De‘toute façon, un jour ou l'autre,
il aurait fallu le découvrir; si ça n'avait pas été nous, cela
aurait été quelqu'un d'autre. Mais en général, il y a une
confusion, parce que notre montage, les Américains l'ap¬
pellent le montage russe et nous, nous l’avons longtemps
appelé montage américain.
CAHIERS Dans votre premier article, vous avez écrit que
seuls les réalisateurs étaient qualifiés pour écrire le scé¬
nario. ..
koulechov Voyez-vous, cette question était très com¬
plexe, mais maintenant elle est très claire pour moi. Par
exemple, dans les années 30, il était préférable que le
metteur en scène soit cultivé, instruit et expérimenté, qu’il
écrive lui-même son film. Après 1930, quand le cinéma
parlant est né, l’importance littéraire du scénario a consi¬
dérablement augmenté. Aujourd'hui, dans des cas très rares,
il arrive que le metteur en scène écrive son scénario, mais
en règle générale c'est un spécialiste qui écrit et le metteur
en scène transpose ensuite. C'est pourquoi la littérature,
base du scénario, a une importance considérable, mais elle
ne peut remplacer la mise en scène, parce que la mise en
scène reste prédominante. D'un autre côté, le travail de
mise en scène est devenu si complexe, que le metteur en
scène ne peut faire autre chose ; il faut donc un scéna¬
riste.
J'ai fait un jour une conférence à des étudiants. Je leur
ai dit : « Si vous êtes très paresseux, il vous suffit de
connaître quatre mots pour être metteur en scène : prépa¬
ration, caméra, stop et double. Le cinquième serait « signer
le contrat ». L'écrivain écrit le scénario, l'opérateur filme
et l'acteur joue. Le compositeur fait la musique, le monteur
fait le montage, etc. Et que fait le metteur en scène ?
En fait, il doit savoir faire tout cela, superviser et diriger
toutes ces activités. Si on demande combien de temps il
faut pour devenir metteur en scène, on répond générale¬
ment : pour l'un ce sera cinq ans, pour d'autres ce sera
deux cents ans. Tl faut, soit savoir beaucoup de choses,
soit ne rien savoir du tout... et signer les contrats î »
91
i
* Sur le front rouge ■ (1920).
Cahiers Parlez-nous de vos deux premiers film**...
KOULECirov Je pense qu’il est inutile de le faire pour
le deuxième film» Lettre d'amour inachevée. C'était une
petite comédie que j'ai faite parce qu’on m'a payé pour la
tourner. Mais l'autre. Le Projet de l'ingénieur Pright , était
plus important. Son but était de montrer l'importance du
montage. On a choisi pour cela un sujet policier assez
banal. Il s'agissait de l’invention d'un ingénieur, convoitée
par une firme concurrente, mais qui était sauvée après une
poursuite mouvementée. C'étaient les plans d’un hvdrateur !
A cette époque, cette méthode d'extraction hydraulique de
la tourbe intéressait beaucoup Lénine, car elle était très
importante pour l’économie. C'était une industrie très nou¬
velle. Mais c’était un film artistique malgré tout. Dans ce
film policier, nous avons introduit pour la première fois des
séquences documentaires. Le film policier m’intéressait, et
je n’étais pas le seul. Le premier film policier célèbre chez
nous fut Les Petits diables rouges, réalisé plus tard sur un
sujet révolutionnaire, mais quand même policier. Mais pour¬
quoi m’v suis-je intéressé ? Parce que dans ces' sujets, il
est plus facile de masquer le travail du montage. Plus tard,
quand des gens pleins de talent comme Eisenstein ont
appris à utiliser ce montage, ils ont fait un grand pas en
avant, ils ont transposé toutes ces connaissances pour des
.sujets révolutionnaires.
cahiers Quelle était alors la part du montage dans vos
films? Quel genre de montage utilisiez-vous?
koulechov Tout Î’ABC du montage avait été utilisé,
quoique dans une forme naïve : montage parallèle, utili¬
sation des gros plans, assemblage des différents plans.
Comme Griffith, je pense.
cahiers En 1918-19, vous êtes opérateur aux armées.
Est-ce que cela va avoir une influence sur votre carrière
■ultérieure ?
koulechov Enorme, sur toute ma vie. Je considère que
pour être un bon réalisateur, il faut passer par la réalisa¬
tion de documentaires. Deuxièmement, il faut bien connaî¬
tre la vie, et le documentaire donne cette expérience. Tl
faut savoir ce qu’est la guerre juste, comment se défendre,
il faut participer à la révolution, au combat. C’est pourquoi
cette école vaut pour toute la vie.
cahiers Est-ce que le film fait en 1920, Sur le front
rouge, utilisait des documents filmés ?
koulechov Non, je filmais moi-même sur les positions.
Mes élèves Khokhlova. Obolensky étaient avec moi. (Ils tra¬
vaillent encore aujourd’hui à Cheliapinsk, à la télévision,
comme réalisateurs). Nous étions sur les positions, nous
tirions, nous filmions. Nous jouions les scènes intermédiai¬
res et filmions les véritables explosions et les véritables
combats. Tout se faisait en même temps.
Nous étions dans l’armée de Toukhatchevsky. 11 nous
donnait toutes les possibilités : les voitures, la possibilité
d'aller sur la première ligne du front et de faire ce que
nous voulions. Nous étions jeunes et n'avions peur de rien.
cahiers Quel était votre point de vue? Etait-ce une ten¬
tative d'explication de la guerre révolutionnaire?
koulechov Non, c'était un épisode de guerre, encore une
fois sur un sujet d'aventure. Tl était très court, moins du
quart du film. On envoie un soldat de l'Armée Rouge en
mission avec un paquet secret. Son ennemi l'a capturé, a
tiré sur lui, l’a blessé, et commence alors la poursuite de
l'ennemi ; il y a lutte, poursuite en automobile, en train
et tout se termine par la victoire du soldat de l'Armée
Rouge. C'est un film, dans lequel étaient inclus des docu¬
ments d’actualité. Il y avait un scénario à l'origine, mais
il fallait toujours improviser, car on ne savait jamais
92
• Le Rayon de la mort » (1925) : Vsevolod Poudovkine (l'abbé Revo).
qui tirait sur qui, ni quand, ni d’où on tirait. Avant Le
Front rouge j'ai filmé des documentaires sur le front occi¬
dental. En tant que metteur en scène, j’avais une mitrail¬
lette et Edouard Tissé était mon opérateur. Un jour nous
étions en train de filmer d’un camion, lorsque nous voyons
un canon, un canon de l'armée blanche, à 30 m de nous.
Un canon à trois bouches. Il se met à nous tirer dessus.
Je réponds avec ma mitraillette. Les obus n’arrivent pas
à atteindre le camion, et Edouard Tissé, armé d'une lourde
caméra à manivelle, sans se démonter, continue de filmer
les explosions des obus. Nous avons ensuite quitté le
camion, je descendais en tirant lorsque le dernier obus est
tombé sur le camion. En fait, il était difficile de travailler.
Nous n’avons pas eu le temps de filmer le camion et il n’en
était plus question... Malheureusement, tout cela a été
perdu.
cahiers Avant la fondation de votre laboratoire expéri¬
mental, vous aviez réalisé trois films ?
koulechov Trois grands films sans compter les docu¬
mentaires. Il y a eu beaucoup de documentaires, et des
documentaires sur le front. De même que Karmcn a filmé
en Espagne, moi j’ai filmé la guerre civile.
cahiers A cc moment, quels étaient les articles que vous
aviez écrits? Dans quel genre de revue?
koulechov Je n’avais pas beaucoup écrit. C’était le déve¬
loppement de ce que j’avais commencé à faire. Je remettais
en ordre mes pensées, je faisais le point sur l'aboutisse¬
ment de mes recherches en filmant ces films, ces documen¬
taires. Bien sûr, je n'avais pas beaucoup de temps, ni de
forces : il fallait combattre, on avait faim, il n’y avait
pas de pain, ni de sel. J’écrivais, je réunissais des notes.
J’avais une vingtaine d’années. Dès 1920. je commençai à
enseigner à l'Ecole de Cinématographie, la première du
monde, et le film Sur le front rouge a été fait avec des
élèves de l’Ecole, Khokhlova et Obolcnsky. Il n'y avait pas
seulement les prises de vues, mais aussi des discussions,
de la théorie.
cahiers Nous aimerions savoir : 1) les circonstances
dans lesquelles vous avez organisé cette école . 2) si Vécole
existe toujours, 3) les rapports entre cette école et le
Labo r a ta ire Expé rim en tal.
koulechov Cette école a été organisée, dans l’ensemble,
par le vieux metteur en scène Gardine — c'était un met¬
teur en scène tsariste qui avait vingt ans de plus que moi.
Moi. j’ai été invité. J’arrivais du front. Gardine a créé
l’école le T r septembre 1919. Cette école existe toujours ;
elle s'appelle maintenant « Institut d’Etudes Cinématogra¬
phiques ». Le mardi, j’y donne des cours.
CAHIERS Cette école était-elle déjà a Moscou à l'époque?
KOULECHOV Le V r septembre 1919, elle était à Moscou.
Je suis arrivé du front au début de 1920, et le l‘ r Mai,
je montrais déjà les travaux de mes élèves. Ce qui est
intéressant, c’est qu’il y avait de bons et de mauvais
élèves. J’employais des méthodes différentes de celles de
l’époque tsariste (je dirigeais le montage, le jeu des acteurs,
les discussions, etc.), j’ai réussi à faire que ces plus mau¬
vais élèves obtiennent les meilleures notes. C’étaient Pou-
dovkine, Khokhlova. Vogel, Poguine, Komarov.
CAHIERS Eisenstein a fréquenté cette école?
KOULECHOV Eisenstein n'a pu étudier dans cette école
comme tous les élèves, car il était en même temps metteur
en scène de théâtre. 11 venait me voir à l'école le soir, et
avec Alexandrov, nous nous occupions tous trois de mon¬
tage. Mais il n'y avait plus de pellicule et nous travail¬
lions sur du papier. Nous avons travaillé tous les soirs
pendant trois mois. Au bout de trois mois, Eisenstein est
93
Poudovkine dans une étude de l'Atelier Koulechov (1924).
devenu un metteur en scène génial. Il a mis en scène son
premier film La Grève , qui a eu un succès énorme.
CAHIERS Parmi vos élèves, vous avez eu aussi Boris
Barnett ?
koulechov Oui. en même temps que Poudovkine, Khokh-
Iovü. Il était boxeur ; c’était un merveilleux boxeur. A
l’école, il donnait des cours de boxe tout en étudiant.
Voyez-vous, le montage, c’est toujours montrer le mouve¬
ment, l'action. La boxe, la lutte, l’équitation, le tir, tout
sport est un mouvement.
Cahiers Passons à la création du Laboratoire Expéri¬
mental . Quel était votre projet ?
koulechov Enseigner. Nous comprenions que les acteurs
de théâtre ne pouvaient pas travailler au cinéma, et pour
cela nous avons décidé de former nos propres acteurs ; et
c’est ce que nous avons fait pendant plusieurs années.
Nous les appelions les « modèles », mais cette appellation
n’était pas tout à fait exacte, car c'étaient des acteurs de
cinéma. En fin de compte, nous travaillions en parallèle
avec Stanislavski (metteur en scène de théâtre), mais en
tenant compte de toutes les particularités du cinéma et
en rejetant ce qui était inutile dans le théâtre.
cahiers Le Laboratoire Expérimental était donc une
école d'acteurs?
koulechov Oui, surtout parce que pendant très long¬
temps nous n'avions pas de pellicule du tout. Nous faisions
sur scène, avec des rideaux, une sorte de cinéma sans pelli¬
cule, et ces spectacles avaient un grand succès artistique.
CAHIERS C f était un spectacle privé ?
koulechov Ceux qui étaient invités le voyaient. On
vendait bien sûr quelques billets, car l'époque était dure ;
c’était la famine, et il nous fallait vivre ; on ne nous don¬
nait pas les moyens.
cahiers Le Laboratoire Expérimental date de 1922 et en
1923-1924 vous avez réalisé Mr West au pays des bolché-
viks. Dans ce film , on trouve des acteurs comme Barnett,
Poudovkine ... Comment s est passé le tournage? Ces gens
ont-ils participé soit au scénario, soit au montage, soit à
la mise en scène? Dans quelles conditions avez-vous tourné?
koulechov 1923. c’était l'apparition de la pellicule. Nous
avons fait trois films : Mr West au pays des bolcheviks,
Le Rayon de la mort et Dura Lex — c’était déjà en 1927.
Ces trois films étaient du Laboratoire. Après cela, la plu¬
part de mes élèves se sont mis à travailler indépendam¬
ment. Ils sont devenus adultes et se sont éparpillés. Pou-
dovkinc a fait La Fin de Saint-Pétersbourg, Eisenstein a
fait Le Cuirassé Potcmkinc . Tous sont devenus adultes.
Dans mes films, tout le monde s’entraidait et faisait
un peu de tout. Nous faisions tout nous-mêmes, nous cons¬
truisions les décors. L'équipe était composée principalement
de Poudovkine, Khokhlova, Barnett. Obolensky, Komarow
Galajev. Podarjensky et moi. Environ huit personnes for¬
maient le noyau de l’équipe. Après, ils ont tous grandi.
Ensuite, les conditions sociales ont changé. Ce fut la NEP.
11 y a eu une période où, pendant quelque temps. Lénine
a mené une politique de propriété privée. C’était indispen¬
sable pour faire revivre le pays. Mais cela avait aussi ses
inconvénients. De nouvelles sociétés privées ont fait leur
apparition. Elles avaient peur de la collectivité, comme
celle qui régnait chez moi. Ce qui les intéressait, c’était
la caisse, l’argent. Elles voulaient faire des films commer¬
ciaux et elles essayaient de nous en faire faire. Quelque¬
fois. nous y étions obligés. A cette époque Khokhlova était
metteur en scène; on ne voulait pas la faire tourner dans les
films commerciaux, car on la trouvait maigre et pas belle.
Cahiers Eisenstein a-t-il collaboré à ces films?
94
V. Poudovkine et A. Khokhlova : étude de l'Atelier Koulechov (1923).
koulechov Non, pas encore. C’était en 1923 et lui a
commencé plus tard avec La Grève.
CAHIERS Est-cc quil s'intéressait au Laboratoire?
koulechov Oui, bien sûr. II étudiait chez nous. I! était
élève du laboratoire, après 1923.
cahiers Comment ces deux films ont-ils été financés ?
koulechov Ppr l’Etat. Commercialement, ils se justi¬
fiaient. Je préfère Les Aventures de Mr IVcsL Ils me plai¬
sent tous, mais à côté du montage, Mr West avait un sens
politique particulier, sans lequel je ne vois pas d'intérêt.
Quant au travail avec les acteurs, ou le côté psychologique,
je préfère Dura Lex.
cahiers Vous avez fait deux films d'après des romans
de Jack London.
koulechov C’était une passion de jeunesse. Quand j’étais
jeune, j’aimais lire les récits de London. On l'aimait beau¬
coup en Russie. Vladimir Ilitch Lénine l'aimait beaucoup.
En fait, beaucoup de Russes aiment cette littérature clas¬
sique américaine, Bret Harte, Washington Irving, Jack
London.
cahiers Quels étaient les rapports entre le Laboratoire
expérimental et d'autres tentatives qui ont eu lieu à la
même époque : par exemple , la Fabrique de l’Acteur Excen¬
trique, de Kozintsev-Trauberg et les Kinoks de Vertov?
KOULECHOV Tout revient à l’exemple du singe qui attrape
une mouche. Vertov travaillait comme assistant, aide-
metteur en scène, sur les documentaires. Vous savez que
je me suis occupé, à un certain moment, d'actualités.
Mikhaïl Koltzov a pris ma succession. Et ce jeune homme,
à côté, écoutait, nous avions des discussions ensemble.
Ensuite, il s’est marié avec une excellente monteuse. C’était
la meilleure monteuse russe, même du temps du tsar. Elle
s'appelait Elisabeth Svilova. Elle vit encore. II s’est mis
alors à filmer ses documentaires, avec son montage. C'était
la mode à l'époque : quoi qu’on fasse, il fallait tirer une
théorie. Nous étions encore des gamins, et Vertov a
déclaré : il ne peut y avoir aucun cinéma d’art, tout ça,
ce sont des balivernes, il ne peut y avoir que le documen¬
taire. C’était bien sûr une erreur passagère. Il n’était pas
question de diminuer l’énorme importance qu'il donnait
à P « art », dans ses documentaires montés de façon remar¬
quable.
CAHIERS Est-ce quil y avait des discussions , des polé¬
miques entre vous?
koulechov Oui, mais seulement amicales. Nous nous
comprenions parfaitement. L’un aime les blondes, l’autre
les brunes, l’un préfère les jambes minces, un autre les
jambes un peu plus fortes. Mais tout le monde a besoin
d’une femme. Bref, c’étaient des discussions d'amateurs de
femmes. C’était une question de détails, mais nous nous
entendions tous très bien. Notre désaccord était plus pro¬
fond avec les représentants du vieux cinéma tsaristc.
CAHIERS Quels étaient vos rapports avec les premiers
cinéastes , ceux qui travaillaient en 1910? Les discussions
étaient-elles plus âpres?
koulechov Les rapports humains étaient bons. Mais au
point de vue professionnel, nos vues étaient diamétralement
opposées. Dans la vie courante, c’était la coexistence paci¬
fique, même l’amitié, mais dans l’art, c’était la guerre.
CAHIERS Dziga Vertov était partisan du documentaire ,
mais il avait des idées sur le montage. C'était pour lui
le moment où le film se faisait. Est-ce que cette conception
correspondait d la vôtre? Quelles étaient les oppositions
théoriques?
koulechov C’est très simple. Vertov n’admettait pas le
travail des acteurs, leur jeu. Il n’admettait que la prise de
95
« Mr. West au pays de9 Bolcheviks
vues et le montage, comme expression de la vie réelle.
Mais nous, nous considérions le coté « artistique * et en
tenions compte.
cahiers Dans votre enseignement sur ic montage —
c'est un enseignement à la fois pratique et théorique —
vous avez été amené à définir plusieurs formes de mon¬
tage. Quelles sont les catégories de montage que vous
voyez dans ihistoire du cinéma?
KOULECHOV C'est une question difficile. Je suis persuadé
que le montage existait avant le cinéma, et c'est facile à
démontrer. Si l'on considère l'œuvre des classiques russes,
comme Tolstoï. Gogol, on peut voir que les différentes
pages constituent un remarquable montage. Il en est de
même dans la prose et les poésies de Pouchkine. Si on
prend les écrivains contemporains, on trouve aussi de
remarquables formes de montage ; par exemple, Heming¬
way. A l'époque de Pouchkine, Gogol, Tolstoï, le cinéma
n'existait pas (si, pour Tolstoï), mais il y avait déjà l'idée
du montage. Je vais vous expliquer ma pensée jusqu’au
bout. Imaginez un homme à la chasse. Il doit tuer un
oiseau, i! essaie de le faire. Mais il a un chien qui perçoit
le monde à travers les odeurs de l'oiseau. L'homme n'a
pas cette faculté de percevoir les odeurs comme le chien.
Le chien trouve le gibier avec son flair. Il a donc une
sorte de sens particulier. Je pense qu'il existe plusieurs
sortes de perception de la vie. Par exemple, la perception
du musicien, la perception du sculpteur, la perception du
peintre, et il semble que le montage soit, depuis longtemps,
un moyen de percevoir la vie. De même que l'on peut
percevoir la vie par les images.
Qu'est-ce qui est important pour un artiste ? C’est de
dire ce qu'il veut, d’exprimer sa pensée. Au cinéma, le
meilleur moyen, c'est le montage. Cela peut être le mon¬
tage artistique d’Eisenstein, le montage de Koulechov, etc.
Mais le principe du montage reste le même dans le monde
entier. Voilà ce que je pense de toutes les écoles de mon¬
tage.
Le montage est important on tant qu’expression de la
réalité ; chaque artiste choisit la forme qui lui convient.
C’est le meilleur moyen d’exprimer son attitude vis-à-vis
de la réalité, et suivant sa conception de la vie, l'artiste
montera d'une façon ou d'une autre. Lumière, pour montrer
l'arrivée du train, n'a utilisé qu’un seul cadre. Puis des
problèmes ont commencé à se poser. Il fallait montrer un
passager, puis un autre, un sur la locomotive, le chauffeur,
le mécanicien, ceux qui attendaient. Les problèmes se
compliquaient. Petit à petit apparaissent le montage et
les normes cinématographiques.
cahiers La difficulté de montrer les différents cléments
du train a conduit à un montage logique, c'est-à-dire qu'on
est obligé de briser l'espace référentiel. Mais la succession
'des plans se passe dans un temps unique : on voit le
voyageur après avoir vu le mécanicien. Chez Eisenstcin, au
contraire , on franchit à la fois l'espace et le temps réfé¬
rentiels.
koulechov Je vais vous citer un exemple. Imaginez une
dame en noir. Imaginez une croix sur une tombe. La dame
en noir, c’est une dame en noir ; la croix sur la tombe, c’est
une croix sur une tombe. Réunissez la croix et la dame en
noir, vous avez une veuve. Maintenant, compliquons un peu.
Un homme s’approche de la dame et dit : « Vous pleurez
votre mari. Vous êtes encore jeune, un autre viendra, vous
l’aimerez. » Elle lui répond : « Il est déjà venu. Voici sa
tombe. » Tout cela, c’est du montage. Logique ou quoi ?
94
* Mr. West au pays des Bolcheviks
Encore un autre. La Grève , d'Eiscnstein. Les policiers tuent,
les travailleurs. Au même moment, à l'abattoir, on tue les
animaux. C'est une comparaison. Le montage peut être le
montage, une métaphore, une association ; il peut être
logique, il peut modifier le temps ; il offre des possibilités
illimitées. Et c'est ainsi que nous apprenons à utiliser
toutes ces possibilités.
Je peux filmer séparément Khokhtova, Koulechov et
Nikita. Un morceau, deux morceaux, trois morceaux. C'est
un montage à trois. Mais il y a un autre procédé : en
un seul bloc, Khokhlova, Koulechov et Nikita. Et encore
un troisième moyen : les actions de Khokhlova, Koulechov
et Nikita. Nous avons un premier procédé : une, deux,
trois expressions, un deuxième procédé : le panoramique
sur l’expression et un troisième procédé : un travelling
sur l'expression. Il y a aussi le procédé de la prise de
vues à partir d'un point fixe ; mais on oblige alors l'acteur
à attirer l'attention par sa conduite et il faut monter
l'action d’après la conduite de l'acteur : le montage reste
toujours dans un seul cadre. Mais il faut le prendre et
l'utiliser scion ses besoins et conformément aux circons¬
tances. Dans la vie, ou au théâtre, quand nous regardons
un spectacle, nous choisissons toujours les différents plans
et nous les montons.
Il y a le montage par morceaux ou le montage par
cadres, et d'un autre côté, le montage que l’on remarque
et celui que l’on ne voit pas. Je considère que dans l'art
il faut employer tous les moyens ; ces moyens sont autant
de problèmes.
Par exemple, faut-il un montage pour un acteur comme
Chaplin ? Il n'est pas nécessaire de faire un montage pour
Chaplin. Sa présence suffit. Lorsque l’auteur cherche à
faire travailler le spectateur, c'est déjà une forme de mon¬
tage.
cahiers Après Dura Lex, L'expérience du Laboratoire
Expérimental est terminée .
koulechov Son existence, oui, jusqu'aux années 30. Du¬
rant ce temps, j'ai tourné des films commerciaux d’un
côté, et j'ai écrit mes théories, d’un autre. J’ai préparé
les livres qui sont sortis, deux en 1936 et un grand en
1941. J'ai travaillé la méthode de répétition, et de tout
cela est sorti le film Le Grand consolateur. C'est le fruit
du travail des années 20 à 30. En 1930, j’ai tourné Gori-
zont f un des premiers films parlants, sur la Russie et
l’Amérique. Mais je ne sais pas si ce film a été conservé,
car nous en avons perdu beaucoup pendant la guerre.
J'aimerais bien le voir, parce qu'il y avait de très bonnes
choses. Mais je n'ai pas encore réussi. Je considère que
le meilleur film que j’aie fait est Le Grand consolateur,
pour sa composition, son sujet, son montage, les inventions
sonores, la synchronisation.
Après cela, je me suis surtout préoccupé de travail péda¬
gogique et, pendant la guerre, j'ai dû filmer des documen¬
taires sur la guerre ; c'était une forme de lutte contre le
fascisme.
Après il y a eu Le Serment de Timour , Nous autres de
l'Oural, Descente dans un volcan , Timour (deuxième partie).
Le dernier, c'est Nous autres de l'Oural. Ce sont des films
sur la lutte de la Russie contre le fascisme. Ce film raconte
comment les gens à l'arrière travaillaient pour que ceux
du front puissent vaincre le fascisme. C'était en 43, c'est
le dernier.
(Propos recueillis au magnétophone à Paris, en 1962, et
traduits du russe par Tatiana Fleury.)
97
Lev Koulechov
par Neïa Zorkaïa
« C'est sur ses épaules que nous sommes sortis au large.
Nous faisons des films — Koulechov a fait la cinématogra¬
phie. »
On connaît bien et I on cite souvent ces paroles de la pré¬
face de Poudovkine, Obolensky, Komarov, Foguel et autres
au livre de Lev Koulechov L'Art du cinéma, édition de 1929.
De prime abord, cela semble un peu trop pathétique : les
élèves fervents, le maître bien-aimé, le tribut de la gratitude...
Et puis on sc met à réfléchir : « des films — la cinématogra¬
phie ». Qu’cst-ce que cela veut dire? Qu’est-cc qui est le
plus important : « la cinématographie » ou « les films »? Et
qu'est-ce qu'une cinématographie sans films?
On ne dit tout de même pas de Pouchkine — fondateur de
la nouvelle poésie russe — qu'il créa « la poésie » et non
Eugène Onéguine, Le Cavalier de cuivre ou Poltava.
Non. décidément, il y a une certaine contradiction dans les
paroles des élèves de Koulechov. Et elle reflète, semble-t-il, le
réel fond des choses. Le nom de Koulechov fut reconnu com¬
me le premier grand nom du cinéma soviétique. Ce nom devint
plus grand que ses films, même les meilleurs : Extraordinaires
aventures de Mister West au pays des bolcheviks» Dura Lex
ou Le Grand consolateur.
Ce nom, nous le présentons avec superbe. <c Fondateur ».
c novateur », <r pionnier », « découvreur », <r spécificité du
cinéma », <t langage cinématographique », « théories d'avant-
garde du montage » — tout cela parsème les pages des livres
parlant de Koulechov. Parallèlement, il est vrai, s’allonge la
liste des « lourdes erreurs » et « fausses routes » : « surestima¬
tion du montage », « sous-estimation du plan », « théorie nui¬
sible de l’acteur-modèle vivant », « négation de l'acteur » et,
finalement : « formalisme ». Derrière le rideau des louanges
et du blâme, si mérités qu'ils soient, risque de s'estomper la
véritable vie de l'artiste, une vie pas comme les autres...
La biographie de notre héros commence en 1916, alors que
tout jeune homme, élève de l ccole des Beaux-Arts de Mos¬
cou, il vint un jour au cinéma, tout à fait par hasard — et
devint le plus fidèle de ses chevaliers servants, car il eut foi
en l'avenir de la cinématographie et en ses grandes perspec¬
tives avec tout autant de passion qu'il se mit à haïr le
« ciné » national de l'époque. Les simagrées des acteurs, le
cabotinage, le <k métier », les pauvres « drames de salon », le
plan terne, encombré d'accessoires en toc, les beaux jeunes
premiers barbouillés de fard — c'est ainsi et uniquement
ainsi que le jeune artiste voyait le cinéma russe d'avant la
révolution. Poussé par la haine et l’amour, il commença ses
courageuses recherches de l'absolu, du point d'appui qui per¬
mettrait d'accomplir la réforme de cet art aimé, sali par les
pattes des faiseurs.
Qui cherche — trouve. Et Koulechov ne tarda pas à faire
des découvertes. La première — comme du reste nombre de
découvertes — fut faite par hasard.
Le professeur N. Iezouitov, historien du cinéma soviétique,
décrit l’événement. Koulechov tournait son film Le Projet
de l'ingénieur Pright. Il y avait une scène où des gens, pas¬
sant dans un champ, regardaient en haut les fils électriques.
Pour des raisons techniques, il ne fut pas possible de filmer
les hommes et les fils en un seul plan. Alors Koulechov filma
en deux endroits différents, en deux plans distincts, ses héros
et les pylônes avec les fils, et, par collage, réunit les deux
images. L effet lui sembla extraordinaire : cela donnait une
impression de totale unité de l’action et du lieu. Nul ne pouvait
sc douter que les personnages et le paysage étaient séparés
par plus de cinq kilomètres et n’avaient pas été pris en
même temps.
Ce fait devait le mener aux grandes méditations et
expérimentations. Désormais il fait du montage avec ivresse.
Par ses expériences, il entend prouver l’importance de sa
découverte : en réunissant les plans, on peut leur donner
un sens que, pris isolément, ils ne possèdent pas. C’est alors
qu’il réalise son fameux collage, célèbre dans la littérature
cinématographique : un gros plan de Mosjoukine qui, dans
on ne sait quel vieux film, jouait les souffrances de l’amour,
fut accolé au gros plan d’une assiette de soupe. Dans le
contexte, cela représentait les souffrances de la faim. Le même
plan de Mosjoukine joint au plan d’un cercueil d’enfant tra¬
duisait la douleur d'un père inconsolable, et ainsi de suite. Et
98
I
I
- Dura Lex • (ou - Selon la loi *), 1926.
arrivait la conclusion : en lui-même, le plan n'a pas de signi¬
fication, il n'est qu'une lettre dans le mot, une brique dans
l'édifice du film. Seul le montage peut donner au plan son sens
et sa finalité.
Ensuite : en montant ensemble les quais de la Moskova,
le monument de Gogol et la Maison Blanche à Washington,
Koulechov nous montrait à l'écran un paysage qui, dans la
réalité, n'existait pas. En filmant le dos d'une femme, les yeux
d’une autre, les jambes d une troisième et en réunissant ces
séquences, il construisait un être qui n'existait pas dans la
nature. Et une autre conclusion naissait : à l'aide du montage
on peut créer un nouvel espace, on peut créer la nature elle-
même. Par conséquent : le montage est universel et tout
puissant. C’est lui qui est cet absolu cherché, l'alpha et l'oméga,
le secret à quoi tient le jeune art du cinéma et qui le dis¬
tingue de tous les autres...
Les premiers films de Koulechov {à l'exception de deux
bobines du Projet de l'ingénieur Pright) n'existent plus et I on
a fort peu écrit à leur propos... Sur le plan professionnel Le
Projet atteint un très haut niveau : portraits en gros plans,
déroulement très dynamique de l’action, ambiance inhabituelle
du « milieu d'affaires ». que ne connaissait pas le cinéma
russe. Mais le plus étonnant, c'est un montage très court :
« Dans la scène de la bagarre, raconte Koulechov. un homme
levait une bouteille et mon frère (il jouait Pright) la cassait
d'un coup de feu. La séquence de la bouteille qui se brise
comportait huit plans. » On avait peur que la pellicule ne se
décolle en morceaux pendant la projection, tant la chose
était inhabituelle...
Les Extraordinaires aventures de Mister West (1924)
mettaient fort exactement en pratique tous les postulats, tou¬
tes les revendications de Koulechov. En ce temps, chez Kou¬
lechov, la théorie et la pratique allaient de compagnie, étaient
presque indissociables... Mister West était une ciné-caricature,
une parodie de films de cow-boys et de films comiques. Son
côté burlesque, ironique, parodique révélait une forte influence
de l'époque- La jeune époque de la révolution, l’époque
débordante de joie de vivre, riait à gorge déployée de tout ce
qui était risible, retournait sens dessus-dessous les formes
habituelles de l'art et les adaptait joyeusement aux thèmes
du jour.
Comme on sait, Koulechov détestait le mot « acteur » au
cinéma, et proposait de le remplacer par le terme de « modèle
vivant » et, dans son atelier entendait, précisément, former
de tels « modèles vivants »... Or, le premier paradoxe est
celui-ci : tout en niant farouchement le droit à l’existence de
l’acteur au cinéma, Koulechov en fait, réalisa la tentative —
la première dans le cinéma soviétique et mondial — d'édu¬
quer des acteurs de cinéma professionnels. En réalité, l'atelier
de Koulechov fut l'une des toutes premières écoles drama¬
tiques de cinéma — ce n'est pas en vain que Koulechov
n'épargnait pas ses forces afin de mieux « dresser » ses élèves.
A partir de Mister West, tous ses films sont des films
d’acteurs.
Tous ces jeunes et talentueux acteurs — Alexandra Khokh-
lova, la meilleure actrice du groupe, amie, compagne de toute
sa vie et femme de Koulechov, le jeune Poudovkine, magni¬
fique acteur cinématographique <x par la grâce de dieu », le
boxeur et futur réalisateur Boris Barnett, L. Obolensky,
S. Komarov — formaient dans Mister West un ensemble
splendidement entraîné, stylistiquement uni. de véritables
élèves de Koulechov. A certains moments, il est vrai, se lais¬
saient voir les fils blancs de la technologie koulechoviennc.
Alors se dévoilait le côté mécanique du jeu, tranché en mou¬
vements distincts, en émotions scindées traduites avec une
netteté statique... Mais en attendant, dans West, il ne s'agis- -
99
« Dura Lex ».
sait que d'un premier signe presque invisible du mal futur. Le
rationalisme du système était encore voilé par la spontanéité
des jeunes acteurs.
Dans Mister West, le sujet ténu, léger, charmant par son
côté ironique et parodique s'alliait tout naturellement et har¬
monieusement avec le genre et les procédés du réalisateur. Le
film valait plus que ce à quoi il prétendait. Dans Le Rayon
de la mort (1925), les mêmes procédés, les mêmes moyens,
la meme maîtrise du réalisateur étaient plaqués sur un thème
rigoureusement prive d’humour, prétendant à une significa¬
tion sociale, mais en fait, fort naïf.
Loin de sauver ce pesant « policier ». la maîtrise de Kou-
lechov ne faisait qu’accentuer encore son caractère « cinéma »
(le mot étant pris dans le sens d’antipode de vivant). Le
Rayon de la mort fut le premier symptôme du mal : le temps
commençait à devancer Koulechov. Le film sortit la même
année que Le Cuirassé Potemkine. Ce qui dans Le Projet de
l'ingénieur Pright attirait par sa nouveauté et marquait véri¬
tablement un progrès par rapport aux « drames de salon »
d'avant la révolution, apparaissait déjà naïf et artificiel. Le
film fut très mal accueilli par la presse, on le considéra comme
un cchec. Après quoi, pratiquement, l'atelier de Koulechov se
désagrégea. Mais toutes ces avanies furent oubliées pour un
certain temps, grâce au succès du film suivant Dura Lex
(1926), que Victor Chklovski écrivit d'après une nouvelle de
Jack London.
Aujourd'hui, au bout de presque 40 ans. son charme n'a
pas terni. Cette oeuvre appartient au nombre plutôt restreint
de films muets que i on regarde non seulement avec une admi¬
ration un peu distante, mais comme s’ils étaient tournés tout
récemment, presque de nos jours. En le comparant aux autres
. films de Koulechov — ceux qui précèdent comme ceux qui
suivent — on voit combien la manière du réalisateur est ici
plus douce et plus libre. Dans le montage comme dans la
structure du plan elle est naturelle, spontanée, délivrée de
l'ascétisme de « l'école de Koulechov » — de même qu’en
sont libérés les acteurs qui ne sc souviennent plus que par
instants qu’ils sont des « modèles vivants », version Koule¬
chov. C’est pourquoi il y a beaucoup d'air et beaucoup de
vie dans le film Dura Lex.
Immédiatement après Dura Lex r Koulechov décida de
tourner un film sur un thème soviétique contemporain. D’apres
le scénario de A. Kours, « La Journaliste », il réalisa le film
Votre amie ( 1927 ), avec Khokhlova dans le rôle principal.
Votre amie commence la liste des films considérés comme
« lourdes erreurs ». « défaites ». « échecs » de Koulechov. Bien
qu’il s’agît d’une tentative honnête et sincère de prendre part
à l’actualité soviétique, le film marqua le déclin de la gloire
de Koulechov.
Le Joyeux canari ( 1929 ), Deux-Bouldi-Deux ( 1930 ) allaient
eux aussi provoquer les plus virulentes attaques de la cri¬
tique : d’autres films encore, pas même sortis à l'écran, voire
inachevés — que ne leur reprocha-t-on pas, à tous ! Trucages
formalistes, déformation de la réalité soviétique, influence
bourgeoise et dieu sait quoi encore.-. Au cours d’une
conférence de scénaristes, en 1929 , Le Joyeux canari fut cité
comme l’exemple du mercantilisme éhonté, spéculant sur le
thème révolutionnaire et le mauvais goût petit-bourgeois. La
dernière affirmation — hélas —- était vraie. A condition, bien
entendu, de ne pas prendre Koulechov lui-même pour' un
amateur de platitudes et un malveillant propagandiste des
idées bourgeoises. Les gages qu'il donnait de son plein gré
au mauvais goût du public n’étaient qu'une nouvelle tentative,
désespérée et vaine, d’atteindre au succès. Un triste résultat
de son désarroi. En s'efforçant désespérément d’émerger, Kou-
100
* Dura Lex * : Serguel Komarov, Alexandra Khokhlova, Vladimir Foguel.
Icchov recourait à ces mêmes procédés qu'il combattait si
ardemment alors qu'il commençait sa route en vouant aux
gémonies la cinématographie russe, pleurnicharde et égril¬
larde.
C’est précisément en cette année 1929, l'année des plus
cuisants échecs de Koulechov. que parut son livre L’art du
cinéma, avec la préface de ses élèves, préface dont une cita¬
tion commence cette étude. Et précisément alors, l’ouvrage
qui donnait la somme des réflexions et des découvertes du
réalisateur, fit pencher la balance, l'emportant sur le lourd
poids des films non réussis. En même temps, grâce à un cer¬
tain décalage dans la vision, Koulechov le théoricien vint
complètement masquer Koulechov le réalisateur et, ainsi
naquit l image de l crainent professeur de cinéma, du gardien
des ciné-vérités académiques.
Mais Koulechov avait à peine trente ans ! Il ne voulait pas
du tout renoncer à la mise en scène ! Il continua à tourner —
à bout de souffle, en se noyant. C'est encore dans l'Amérique,
ce thème heureux de sa jeunesse cinématographique, qu’il vit
une bouée de sauvetage. Une fois de plus c'est à elle, l'Amé¬
rique lointaine, qu’il consacra son premier film sonore Ciori-
zont (1933) et son remarquable film Le Grand consolateur
(1933), sur l'écrivain américain O’Henry.
Le Grand consolateur soulevait le problème de la réalité
et de son reflet dans lart. Quel est le devoir de l'artiste? Pré¬
senter aux hommes la vérité, toute amère qu'elle soit, ou bien
donner la préférence à ce « mensonge qui nous grandit » et
qui, selon le poète. « nous est plus cher que cent basses véri¬
tés » ?
Comme l'indique le titre, Koulechov ne voyait en O'Henry
que le consolateur, le grand consolateur du petit peuple de
1 Amérique. Koulechov était violemment contre la position
de son héros, tout le film devait en dénoncer la substance
nocive. On montrait la vie de l'écrivain Bill Porter (véritable
nom de O'Henry) et la même vie transfigurée dans ses
contes. On montrait également combien le mensonge littéraire
est pernicieux et nocif pour les petites gens — les lecteurs...
Si les parties du film représentant la vie réelle avaient etc
réalisées avec une véracité artistique équivalente à la volon¬
taire non-authenticité des parties montrant la vie transformée
— alors, certes. Le Grand consolateur serait devenu un très
grand film. Mais en dépit de la très intéressante idée de départ,
en dépit de toutes ses qualités, le film de Koulechov ne réus¬
sissait que sur le plan, disons, « littéraire » de l'œuvre.
Le Grand consolateur, film qui luttait pour une vérité non
édulcorée de la vie dans l'art, pour une vérité qui (disait-on à
l'écran) devait « fustiger le lecteur » — ce film-là resta une
oeuvre entièrement conventionnelle.
D'autres films suivirent, films non sortis à l’écran ou inache¬
vés, l'acceptation de tourner n’importe quoi, rien que pour
tourner. Et puis Les Sibériens, film de 1940, la triste, l’ultime
mise sur le succès.
Le film parlait des ccoliers d'un village sibérien qui retrou¬
vent la pipe de Staline (qu'il fumait alors qu’il était en dépor¬
tation à Touroukhansk)...
Dans les difficiles conditions du temps de guerre, Koulechov
a tourné trois ou quatre films pour enfants. C'était là un géné¬
reux travail patriotique, mais pour la cinématographie sovié¬
tique, ces films n'avaient plus grande importance.
Ici s'achève la biographie de Lev Koulechov réalisateur.
Suit une longue, paisible et heureuse biographie de L.V. Kou¬
lechov auteur de livres, d'ouvrages techniques, d'études de
cinéma. — Neïa ZORKAIA.
(Extraits de l'importante étude publiée dans la revue
Iskouastvo Kino. 1964, n° 12. puis dans le livre Portraits, 1966.)
(Traduit du russe par Luda Schnitzer.)
101
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COUVERTURE DU LIVRE « EXCENTRISME PUBLIE PAR LES FEKS EN 1922.
Grigory Kozintsev :
Textes sur la FEKS
i « Le Manteau »
Au début des années 20 Vouri Tynianov écrivait :
« Nous vivons une grande époque, cela est évident et
nul ne peut en douter sérieusement. Mais la mesure
d’appréciation des choses est restée celle d’hier chez
les uns, celle de leur quotidien étriqué chez les autres.
Il est difficile de concevoir la grandeur. »
A toute époque, quelle que soit la dissemblance de
leurs dons, il y a chez les artistes certaines similitudes
— les recherches vont toutes dans la même direction.
L’art des premières années de la révolution avait pour
trait distinctif cette recherche de la grandeur dont parle
Tynianov. La révolution avait soudainement et complè¬
tement changé le point de vue — une hauteur s'est
révélée et c'est de cette hauteur, uniquement, que la
vie valait d'être contemplée. C’est pourquoi l'art repous¬
sait avec intolérance tout ce qui touchait au quotidien.
Franchement, cela valait-il la peine de devenir artiste
à l'époque du soulèvement révolutionnaire mondial pour
se contenter de copier les mesquineries de l'existence
et de rabâcher du quotidien ?
Et puis qu'était-il, au juste, ce quotidien ? L’ancien
se désagrégeait un peu plus de jour en jour ; le nou¬
veau était en pleine gestation ; chaque jour apportait
quelque chose d’autre, de neuf.
Tout, sauf le naturalisme, tout sauf le quotidien ! Tel
fut le mot d’ordre de la nouvelle génération de cinéas¬
tes. D’abord, l’âge et l’insouciance aidant, l’affaire nous
paraissait des plus simples. Il nous semblait qu’à lui
seul, l'angle de prise de vue créait déjà la dimension
souhaitée.
Du haut de la colonne des Rostres on découvre un
panorama bien plus vaste ?... Demain on ira tourner
au sommet I
«La grandeur», c’était, nous semblait-il, la jeune
komsomole Oktiabrina qui chassait de la ville prolé¬
tarienne le capitaliste rapace, le vilain nepman-spécu-
lateur — en les poursuivant le long du Nevsky, à tra¬
vers le port, en les précipitant du toit de la cathédrale
Saint-lsaac, d'un avion... (1)
La prime enfance s'enfuit assez vite. Il en résulta
un petit film comique. Tout compte fait, cette « gran¬
deur »-là se révéla égale en dimension à ces poupées
de chiffons que l’on promenait sur les camions le
T r mai.
Dans La Roue infernale, nous nous étions efforcés
de hausser les personnages, de gorger les événements
de significations. Le bandit (il était joué par Sergueï
Guérassimov) devenait chez nous presqu’une image
symbolique de quelque prince des ténèbres — ou peu
s'en faut. Aux émotions d'un conscrit blanc-bec nous
mêlions les plans du croiseur « Aurore » pendant la
nuit d’Octobre. La bande n’était pas simplement arrê¬
tée, mais anéantie : même les maisons où logeaient
les bandits étaient détruites de fond en comble ; l’écrou¬
lement de pierres ensevelissait les derniers vestiges
d'un mauvais passé.
« La grandeur » se révélait simple invraisemblance,
exagération.
Et tout changea lorsque, en 1926, commença le travail
sur Le Manteau r avec Youri Tynianov à nos côtés.
Ce que Tynianov voulait montrer, c’est une sorte de
condensé des récits pétersbourgeois de Gogol ; dans
son scénario, « Le Manteau » s’unissait à « Perspective
Nevsky*. Dans la lueur incertaine des réverbères,
quand tout apparaît différent de la réalité, quand tout
sur Nevsky est mensonge — c'est alors que commen¬
çait l’histoire du jeune fonctionnaire ; et dans le morne
et mort univers administratif s’achevait la triste histoire
103
de Bachmatchkine, petit homme qui trouva un bonheur
chimérique dans son rêve de manteau bien chaud, petit
homme humilié, écrasé par un monde inhumain.
Pour nous, ce travail eut une importance capitale.
Il nous arriva quelque chose d étrange ; à une époque
où nous étions entièrement pris, subjugués par la seule
cinématographie, alors que tous nos intérêts étaient
uniquement liés à cette forme d’art, nous nous sommes
plongés dans les récits de Gogol — et il nous fut
impossible de nous en arracher. En lisant « à fond »
un livre écrit au siècle où le cinéma n'existait pas, nous
découvrions quelque chose de nouveau dans les possi¬
bilités expressives de l'écran.
Sans même nous en apercevoir, nous nous retrou¬
vions sur les bancs scolaires : nous apprenions l’un
des processus les plus complexes de l’art du réalisa¬
teur — le savoir lire. Je ne parle pas d’une lecture
professionnelle ; il est tout à fait déplorable que le
cinéaste cherche entre les pages du livre uniquement
ce à quoi, croit-il, l’écran est apte ; cet écran, fort pro¬
bablement, est capable de bien d'autres choses. C’est
à travers le dépassement de la notion du * cinégé-
nique * que le cinéma poursuit son évolution.
Il y a plusieurs manières d'entrer en contact avec
un livre... Mais il existe une forme particulière de lec¬
ture en profondeur qui — et elle seule — permet la
formation de ce ferment où se conçoit la mise en
scène ; c’est un degré de partialité concernée que ne
peuvent plus satisfaire ni la narration ni l’illustration.
C’est alors que naît le besoin lancinant de recréer les
personnages dans le temps et l’espace, de les rendre
vivants, réellement existants.
Il semble alors que toute l’énergie vitale de l’auteur
passe dans une autre création, fait surgir un autre
ordre d’images.
Pour employer un langage figuré, ce qui est compli¬
qué, ce n’est pas de reproduire avec fe maximum
d’exactitude le dessin des pylônes, des fils et des iso¬
lateurs, mais bien de se brancher sur le courant.
Toutefois, le lecteur (le réalisateur est du nombre)
imagine seulement que dans une affaire aussi stricte¬
ment personnelle, semble-t-il, que la lecture, il se trouve
totalement indépendant. Il croit seulement, ce lecteur,
qu’il lui est loisible de rester en tête-à-tête avec l’au¬
teur. Quantités de choses interviennent. Les paroles
écrites un siècle auparavant sont entendues d’une
façon nouvelle. La vie moderne projette son reflet sur
les pages. Il n’existe pas de rideau que l’on pourrait
tirer pour se préserver de la lumière de la journée
nouvelle.
Après notre film, on tourna encore plusieurs ver¬
sions du Manteau — en Italie et en France ; aux stu¬
dios « Lenfilm • —, une nouvelle version sonore (2).
Sans doute, chaque film se distinguait-il des autres non
seulement par le niveau de talent, mais encore par la
manière qu'ont eue les réalisateurs de lire le récit de
Gogol — de le lire dans des conditions de vie très
différentes. (Au cours du quart de siècle qui séparait
les deux productions de * Lenfilm », Léningrad lui-même
se transforma, au point de devenir méconnaissable.)
Probablement, en une autre époque, beaucoup d'in¬
fluences jouaient, se mêlant consciemment et incons¬
ciemment à notre lecture.
Quelles étaient donc ces influences ?
Dans son histoire du cinéma soviétique, Jay Leyda,
en analysant notre film, parle des expressionnistes, du
Dernier des hommes de Murnau. Sans doute, lorsqu'il
s'agit de juger sa propre œuvre, un artiste ne peut
guère être considéré comme témoin impartial et digne
de foi, mais dans ce cas particulier je demande à
être entendu. A lepoque, nous n’avions pas vu le film
de Murnau qui ne passait pas encore sur nos écrans.
Quant aux films allemands, leur théâtralité les rendait
parfaitement rebutants pour nous. Les bandes expres¬
sionnistes, en particulier, avaient chez nous fort mau¬
vaise presse. Comment les fervents de l’univers-cinéma
pouvaient-ils être séduits par ces maniaques et som¬
nambules aux faces plâtrées de fard et déambulant
sur un fond de décors de théâtre distordus?...
Nombre d’années plus tard, les historiens de cinéma
parlaient à propos de notre film de l’influence d’Hoff¬
mann (une participante au colloque de Bruxelles men¬
tionna même Kafka) ; or en fait, les choses étaient
infiniment plus simples. Par le cruel hiver 1920-21, je
devais chaque nuit regagner mon logis en traversant
la ville nocturne et vide. Je débouchais sur l'immense
Champ de Mars en m’enfonçant dans les tas de neige,
je longeais les hôtels moroses à colonnes, l’intermi¬
nable caserne de la Millionnaïa. Blanc de givre, le
Souvorov de bronze, sabre au clair, gardait la masse
pesante du pont Troïtzky. Je voyais défiler les aigles
bicéphales sur les obélisques de granit, les aigles sur
les grilles de fonte, les aigles sur les lampadaires noirs,
depuis longtemps éteints — et la Néva infinie, prise
dans les glaces. Il gelait au point de rendre la respi¬
ration douloureuse ; il me semblait qu’une route incon¬
nue m’avait mené dans quelque réserve de l’empire
défunt ; la nuit noire et le froid féroce m’isolaient —
tout seul dans un vide mauvais, parmi les palais et
les monuments figés dans le gel.
Même les voleurs ressentaient l’atmosphère de ces
paysages et se composaient une apparence adéquate.
En ces nuits, les - sauteurs » (nom de la bande) enrou¬
lés dans des draps comme des linceuls et montés sur
des échasses, bondissaient de derrière les tas de neige
et en hululant assaillaient le passant.
Les cadres du Manteau — place enneigée que cou¬
pent les ombres des voleurs ; Akaki Akakiévitch
appelant à l’aide dans le désert des avenues droites
et noires ; les monuments menaçants au milieu de la
tourmente de neige ; l’ombre des cheminées sur le mur
de la pauvre chambre — tout cela n'était pas inspiré
par des films allemands, mais par la réalité elle-même.
Cette sensation de vie absente, de la fantasmagorie
du paysage n’avaient pas pour unique cause le vide
nocturne embrumé de gel ; d’autres raisons rendaient
plus intenses et plus profondes les impressions
visuelles.
Dans, son contraste avec l’actualité, le passé appa¬
raissait invraisemblable jusqu’à l’étrangeté complète.
Les fils qui reliaient les époques s’étaient rompus.
Pour de jeunes gens, ce n’est pas quelques années,
mais des siècles qui séparaient la révolution de l’auto¬
cratie. La révolte des gladiateurs semblait un événe¬
ment plus normal, voire familier qu'une réception à
la cour du tsar... Il n’était plus possible de considérer
le passé comme une réalité — il semblait un aberrant
mirage. Et pourtant ce leurre avait duré des règnes
et des règnes, les gens avaient vécu au son des tam¬
bours de Nicolas 1 er . Quelle vie pouvait être la leur?
Le tableau peint par Gogol frappait par l'association
d’une absolue véracité et, en même temps, d'une im¬
pression de cauchemar ; il paraissait naturel de voir
que le délire des personnages se cantonnait dans leur
vie quotidienne — et que leur quotidien tenait du délire.
La forme naissait du contenu même, de sa substance :
104
- Le Manteau ■ (1926), de G. Kozlntsev et L. Trauberg : A. Kepier, A. Koatritchkine.
pour traduire des rapports humains anti-naturels, le sait et s’imposait : les structures sociales tiennent du
grotesque devenait le moyen naturel d’expression ; cauchemar, cet état structuré est un cadavre,
ainsi s'effaçaient les frontières entre le quotidien et le L’idée de la mise en scène des récits pétersbourgeois
fantastique, sans que l'on y prenne garde les plans de Gogol nous est venue dans le Pétrograd révolu-
fantastique et quotidien empiétaient l'un sur l’autre, et tionnaire. Ce qui devait déterminer pour une bonne
il ne semblait plus étrange de voir le mort éternuer part la forme et la substance du film lui-même,
devant une prise de tabac ou la police ordonner d'ar¬
rêter le défunt « mort ou vif *... Qui était vivant, qui (1) Il s'agit du premier film des FEKS, Les Aventures
était mort? Qu'a-t-on rêvé et qu’est-il arrivé réelle- d’Oktiabrina (1924).
ment?... (2) Il s’agit de films de Lattuada (1951); du court
La vie était comme vue en radioscopie. A travers métrage du mime Marceau et du moyen métrage réa-
les visages et les événements une évidence apparais- lisé par l’acteur Alexeï Batalov (1959).
2 Eloquence du mutisme
Chaque art a son histoire particulière, sa propre J’ai déjà mentionné le degré de sérieux des procla-
voie d’évolution. A certaines périodes, l’influence des mations esthétiques du début des années 20. Toute-
voisins se révèle féconde, à d’autres, en revanche, il fois, sous les fanfaronnades cafouilleuses des mani-
est indispensable de garder les limites de son propre festes excentriques, il y avait un postulat véritable-
terrain comme fermées au yerrou et explorer en pre- ment important pour nous. C’était l’intérêt des genres
mier lieu son propre domaine... dits « inférieurs • (aujourd'hui nous dirions démocra-
r os
tiques). Les formulations étaient absurdes, mais la
substance s'est révélée valable.
Ce sont eux, précisément, ces genres « inférieurs»,
qui nous ont appris que le silence peut être d'or...
FEKS (1) devint le laboratoire où, dans un original
alliage de l'art de « gauche » (principalement Maïa-
kovski et Meyerhold) et de la pratique filmique de Cha¬
plin, Griffith, Mack Sennett, Stroheim, se formait un
système du jeu de l’acteur cinématographique. Particu¬
lièrement probants sans doute, se révélèrent les goûts
de l’art » de gauche » appliqués à la pantomime. Ces
goûts englobaient l'emballement pour la première tour¬
née d'une troupe de Noirs « Les Gars de Chocolat »
(1926) et pour le théâtre japonais « Kabuki » (1928) —
la pantomime jouait dans ces spectacles un rôle im¬
portant. La haine du naturalisme journalier (je la res¬
sens encore aujourd’hui) nous incitait à condenser les
formes d'expression, à rechercher le dynamisme. L’es¬
prit frondeur des années 20 — débordement d’imagina¬
tion, amour des contrastes et des effets, mépris des
barrières entre les genres (l’amour du cirque, des
tréteaux, de l’affiche venait brocher sur le tout) —
s’alliait au goût du géométrisme, de la précision mathé¬
matique du mouvement, de la netteté des formes :
nous étions tous passés par la période de l’emballe¬
ment pour Cézanne et le cubisme.
L’écran nous apprenait beaucoup : dans les films
comiques régnait la fantasmagorie du burlesque, la
pantomime bouffonne ; les mélodrames de Griffith
contenaient quelque chose d'autre, quelque chose de
très important : les héros évoluaient dans un monde
réel, dans de vraies rues, au milieu de gens occupés
de leurs affaires... La réalité du cadre exigeait des
personnages un comportement parfaitement naturel.
Le montage des gros plans et de brèves séquences
nous enseignait l’expressivité d’une émotion cachée, la
force d’un mouvement à peine esquissé, l’importance
d’un changement de regard, d’un geste.
En regardant l’écran, on pouvait apprendre la puis¬
sance que recélait ce mutisme. Et nous apprenions,
consciencieusement. Ce n’est pas pour rien que nous
nous nommions « fabrique » — ce nom n'exprimait pas
seulement la passion de ces années-là pour tout ce
qui était industrie, mais aussi la haine des bavardages
sur « la création », - l’inspiration » et « l’art pur». Nous,
on travaillait. C’était un travail pénible et obstiné. Nos
élèves commençaient par s’assimiler toutes les espèces
de mouvement qui proscrivent le dilettantisme et où
l’impeccable précision du travail tient la toute première
place. La boxe, l’acrobatie, l’art de jongleur, la danse,
ne déterminaient pas uniquement la mise en condition
physique, mais encore le style de l'atelier.
Dès le début de nos expériences, nous avons cher¬
ché à transposer en danse telle situation de la vie, à
enrichir d’acrobatie la pantomime, à rendre expressif
le moindre de nos mouvements... Chaque leçon appor¬
tait quelque chose de nouveau. Jour après jour nous
inventions nos - Mille et une nuits » ; tout devait
être clair et expressif — sans paroles. Le problème
consistait à explorer l’univers de la pantomime et à
élargir son domaine. Bien avant l’épanouissement de
l'art des mimes nous avons étudié et travaillé ces élé¬
ments de la démarche, du geste, qu’il est facile de voir
aujourd'hui dans n’importe quel spectacle de panto¬
mime.
Une bonne place était dévolue au développement de
la fantaisie. Dans une pièce non chauffée, presque sans
meubles, sur le tapis rouge mangé aux mites (Sergueï
Guérassimov, maître de plusieurs générations de
cinéastes, se rappelait avec tendresse cet héritage du
marchand Elisséev) (2), se donnaient de véritables spec¬
tacles où ne jouait qu'un seul artiste, sans partenaires,
sans décors ni accessoires, lannina Jeïmo et Andreï
Kostritchkine exécutaient des programmes de cirque
complets. Autrement dit, ils jouaient une pantomime qui
créait une totale illusion du spectacle montré — le
funambule glissant sur le fil, l'écuyère galopant à che¬
val et sautant à travers le cerceau ; la parade sur la
piste des champions de lutte.
Les sketches étaient joués dans tous leurs détails :
les lutteurs de poids différents s’affrontent en compé¬
tition ; voici l’un d’eux, surpris par une prise adroite,
qui vole au tapis : un croc-en-jambe ; l’arbitre siffle ;
le grand costaud fait toucher des épaules à l’autre... Et
tout cela était joué par un seul artiste. Mieux que cela :
parallèlement, comme dans le montage, surgissaient les
spectateurs de promenoir, les supporters, les fêtards
éméchés, la dame amoureuse du champion...
Le don de la pantomime chez Guérassimov (mon
acteur préféré en ce temps-là) était vraiment stupéfiant.
Il pouvait reconstituer entièrement un film à lui seul.
Jouer tout seul un film policier : l'assassinat, l’enquête,
la poursuite du criminel ; ou un comique : la bagarre
avec les agents, les tartes à la crème s’aplatissant
sur les visages... Tout cela était exécuté dans un
silence complet et en vêtements de travail, l'uniforme
de notre atelier...
L'improvisation, était à la base de notre travail. A
partir d'une bagatelle, d’une bêtise, surgissaient, ins¬
tantanément inventés, des caractères, des situations,
une action construite. N'importe quoi — un menu inci¬
dent aperçu sur le chemin de l’atelier, une démarche
observée, un geste, un air de musique entendu et
aussitôt naissait sous nos yeux — issu de « rien »
semble-t-il — un sketch plein de fantaisie, d’esprit,
d’humour, harmonieusement achevé et précis dans son
rythme et ses mouvements. Naissait un sketch-petit
poème. Pour notre immense joie, à tous.
Il faut dire que jamais par la suite, même en travail¬
lant avec des acteurs remarquables, jamais je n'ai
éprouvé de bonheur aussi parfait qu’en travaillant
avec nos élèves. Si en ce temps on m’avait proposé
de tourner avec toutes les étoiles mondiales, je l'au¬
rais refusé, préférant Jeïmo, Kouzmina, Guérassimov,
Kostritchkine, Sobolevsky. Probablement cet immense
amour était-il mon principal atout pédagogique (3). Car
enseigner, ce n’est pas uniquement transmettre aux
gens moins expérimentés sa propre expérience ; ensei¬
gner, c'est également réchauffer leur talent. Aider ses
élèves par la foi que l’on a en eux. C’est une donnée
suffisamment importante en pédagogie.
Nous avions encore un autre avantage : nous savions
être jeunes. C’est un art moins simple qu’il n'y paraît.
Et il n'est pas donné par l’âge seul. — G.K.
(Textes extraits de - bonnes feuilles * du livre de sou¬
venirs L'Ecran Profond, revue Iskousstvo Kino, n° 6 et
n° 10, 1966.)
(1) FEKS - - Fabrika ekssentritcheskogo (aktera) » -
* Fabrique (de l’acteur) excentrique ».
(2) Voir * Le cinéma soviétique par ceux qui l’ont
fait», Editeurs Français Réunis, Paris, 1966.
(3) Rappelons qu’au moment de la fondation de la
FEKS (1922), G. Kozintsev — le maître — avait seize
ans.
Traduction et notes de Luda Schnitzer.
107
Vladimir Nedobrovo :
L’acteur de la FEKS
La formation de l’acteur de cinéma, les méthodes à suivre
quand on joue devant la caméra : question obscure.
Pourquoi cela ? Je crois le savoir et je le dis avec ces
mots d’Edgar Poe («The Rational of Verse») :
« Dans un cas sur cent, le point est terriblement discuté
parce qu’il est, obscur ; dans les quatre-vingt-dix-neuf au¬
tres, il est obscur parce qu’il est terriblement discuté. »
Je constate avec regret que notre question figure dans
les quatre-vingt-dix-neuf cas restants.
Soucieux d’éviter tous frais supplémentaires de typogra¬
phie, je ne dirai rien des courants qui se sont constitués
depuis que l’on examine la question avec un surcroît d'inté¬
rêt. Mais il n’en faut pas déduire que je vais économiser
la lumière électrique et demeurer assis dans une pièce
obscure.
Il est important de bien examiner comment les FEKS
comprennent la question.
La recherche d’un style spécifiquement cinématographi¬
que. voilà encore ce qui permet de caractériser le travail des
FEKS avec l'acteur. Les FEKS ne baignent pas dans l'au¬
tosatisfaction. Mais ils sont fiers, très légitimement, de
guider les acteurs dans l’apprentissage du cinéma et de ne
pas faire de sorcellerie.
Dans l'une de nos fabriques, travaillant avec les acteurs,
voici un metteur en scène. Peu importe son nom. C’est son
habitude, quand l’acteur exécute une tâche qu’il vient de
lui confier, de prendre un air pensif :
— Il manque quelque chose, voyez-vous ? Essayez de
donner quelque chose en plus...
Le moment fondamental, auquel tend le travail des FEKS.
est atteint lorsqu’on tire au clair ce « quelque chose qui
manque » dans le travail de l'acteur sur le thème qui lui
a été fourni.
L'important est de tirer au clair la façon dont l’acteur
doit travailler. S’il reçoit une tâche, qu’on lui fasse savoir
comment il faut 1’exéeuter et de quels procédés l’on dispose
à cette fin.
C’est pourquoi l’entrainement est la clef de voûte du tra¬
vail des FEKS.
Le travail sur un thème se divise en plusieurs étapes.
Dans la vie courante, tout processus de l’activité humaine
se compose de séries de mouvements obligés. Mouvements
maximums quand les extrémités du corps s’agitent en
désordre. Mouvements minimums quand ils sont coordonnés
de manière à tendre exclusivement au but pour l’atteindre
sans retard.
Les FEKS, donnant à l’acteur une tâche thématique pré¬
cise, s’efforcent d’abord de déterminer le nombre de mou¬
vements nécessaires à l’exécution de cette tâche.
A tel plan, telle mise en place précise. Les mouvements
de l’acteur dans le plan ne doivent être ni imprécis, ni
désordonnés. Sans quoi, ce ne serait que bouillie dont le
spectateur ne saisirait rien. Les mouvements de l’acteur
dans le plan doivent être précis, économiques et expressifs.
C’est pourquoi l’on rejette, du nombre des mouvements
d’abord trouvés, tout ce qui pourrait encombrer, tout ce qui
pourrait dépasser le minimum indispensable à l’exécution
de la tâche thématique.
Les FEKS appellent « squelette du thème » la série des
mouvements indispensables.
Une fois construit le squelette des mouvements, un
rythme précis est mis en place. Les mouvements de l'acteur
sont d’autant plus vite perçus par le spectateur que leur
force d’impression est plus grande.
Il importe néanmoins que la mise en place soit fondée
sur la norme de perception du spectateur. Des mouvements
trop rapides peuvent être mal perçus, tout comme des mou¬
vements trop lents.
Le rythme des mouvements doit être déterminé en outre
par le schéma du sujet dans lequel ils viennent s'intégrer.
Le rythme des mouvements de l’acteur doit être justifié par
la liaison réciproque des parties du sujet.
Dans le moment où il joue, l’acteur doit donner le rythme
à l’aide d’une série d’impulsions nerveuses. Ces impulsions,
au même titre que les mouvements, doivent donner lieu à
des répétitions.
Les mouvements de l'acteur dans le plan ne doivent être
ni mécanisés, ni stéréotypés. Ils doivent se distinguer des
mouvements de l’homme dans la vie courante. Les mouve¬
ments de l’acteur dans le plan doivent être chargés d’émo¬
tion et expressivement façonnés.
Les FEKS au cinéma et le naturalisme au cinéma sont
aux antipodes l’un de l’autre. Les FEKS cherchent à
atteindre ce qui. dans les mouvements de l’acteur, ne serait
pas issu de l’imitation de la vie. Les mouvements de l’acteur
dans le plan doivent être corrigés par la volonté créatrice
et façonnés à l'aide des mouvements de l’émotion.
L’émotion — mot suspect aujourd'hui. De nos jours, par¬
ler de l’émotion, c’est évoquer la « Rousskaïa Zolotaïa
Séria», Khanjonkov et Ermolev tl).
Non ! Les fautes des pères ne doivent pas retomber sur
la tête des enfants.
109
Les conditions contemporaines du travail cinématogra¬
phique mettent un grand nombre de moyens auxiliaires à
la disposition du jeu de l’acteur. Ces moyens aident telle¬
ment l’acteur dans son travail qu’il peut lui arriver de ne
dépenser qu’un minimum de forces pour tirer les effets
d’une tâche thématique donnée.
Quand Véra Kholodnaïa tournait L'Histoire d’un grand
amour, elle devait transmettre un monceau d’émotions. Pour
cela, pour transmettre ces émotions, elle avait recours à
une mimique abondante. Pour filmer Véra Kholodnaïa « en
travail d’émotion», en usa-t-on de la pellicule ! (2).
L’Histoire d’un grand amour, à coup sûr, paraîtrait
comique aujourd'hui.
Dans le travail des FEKS avec les acteurs, le montage,
de même que les effets photographiques, joue un rôle
important.
L'émotion est transmise non par le visage de l’acteur,
mais par le choix du cadrage, de l’éclairage, d’un certain
montage, par une sélection de détails spécifiques, etc.
L’émotion n’est pas donnée de façon statique. Les FEKS
s’efforcent de découvrir les causes externes de ce que l’on
a coutume d’appeler « émotion ». Le phénomène de l’émotion
se forme à travers le heurt de ces causes externes, à travers
la mise à nu du mécanisme de leurs rapports réciproques.
De là découle, en toute logique, cette exceptionnelle tran¬
quillité dans le jeu qui est l’apanage de l’école FEKS.
En travaillant sur l’acteur, les FEKS l’entraînent aux
genres de la comédie, de l’aventure policière et du mélo¬
drame.
Le travail dans chacun de ces genres pris séparément
est intéressant en ce sens qu’il favorise l’assimilation des
divers procédés de jeu typiques de chacun de ces genres.
Le travail dans chacun de ces genres aide à l’assimila¬
tion :
pour la comédie — de la manipulation spécifique des
objets
pour l’aventure policière — du dynamisme gestuel
pour le mélodrame — du jeu particulier sur les rythmes.
A la FEKS, sont objets annexes d’entraînement : la boxe,
l’acrobatie, la danse moderne, les principes élémentaires du
cinéma.
Si l’on fait de la boxe, ce n’est pas en vue d’accéder à
la notoriété dans la bagarre mais afin de soumettre les
mouvements à un entraînement précis.
Ainsi, dans les écoles de guerre, il ne serait pas mauvais
que Capablanca donne un cours sur la théorie des échecs
et que des tournois périodiques y soient introduits en guise
de travaux pratiques.
L’acrobatie — offre un travail systématique tendant à
ôter au comportement individuel de Pactcur tout superflu
dans les mouvements, tout ce qui les encombre et les
détourne de l’objectif fixé.
La danse moderne — développe chez l’acteur le sens du
rythme, par un travail qui vise à le rendre toujours plus
capable de mouvements et de gestes plastiquement accom¬
plis.
L’initiation cinématographique — développe chez l’acteur
un savoir général relatif au cinéma lui-même, une appré¬
hension purement FEKS du matériau cinématographique
et de son traitement.
*
Et le modèle, qu'en est-il ? (3)
Nous nous trouvions dans une salle du quartier Outiés-
sovski, où étaient provisoirement transférés les studios de
la FEKS, alors dépourvue d’installations permanentes.
A l’entraînement, Kozintsev et ses acteurs. La petite
Ianina Jeïmo, écuyère d'un cirque ambulant dans S.V.D .,
travaillait l’émotion de la peur. Assise sur un divan, elle
lisait un livre. On suppose que le téléphone sonne à côté
d’elle. Ianina Jeïmo prend l’écouteur et le porte à son oreille.
Durant la communication, tandis que parle un correspondant
imaginaire, se transforment non seulement l’expression du
visage de Jeïmo et la position de son corps, mais également
la position des objets qu’elle manipule : le livre et l’écou¬
teur. Tout cela se terminait par trois chutes successives :
l’écouteur sur la table, le livre par terre, et Ianina Jeïmo
sur le divan.
Il s’avéra que cela s’appelait : déplacer sur les objets
l’accent de l’émotion.
Si j’évoque ce souvenir, ce n’est pas à des fins autobio¬
graphiques mais parce que mon sujet exige un exemple
concret d'entraînement.
Selon Eisenstein, c’est dans les processus de production
qu’il est possible de montrer l’homme. Les marins lavent le
pont, l'ouvrier se tient auprès de son tour, le soldat de
l’Armée Rouge entretient son fusil. C’est-à-dire qu’il y a
mise en place à partir du matériau de production, d’où va
procéder la conduite de cet homme. Ainsi assemblé, ce qui
est montré des processus de production parachève la charge
de l’émotion.
Selon les FEKS, l'émotion humaine — joie, peur ou
détresse — peut être considérée comme un matériau, au
même titre que le croiseur, l’aéro ou l’usine.
Comme je l’ai déjà dit, les FEKS ne montrent pas une
émotion statique et en soi. Les FEKS dévoilent et montrent
les causes externes d’après lesquelles cette émotion se mani¬
feste. Le processus des rapports réciproques de l’homme
avec des conditions externes déterminées se trouve ainsi
exposé. Précisons que ces conditions n’exercent pas une
influence uniforme sur les manifestations externes de l’émo¬
tion humaine, mais que cette influence varie suivant les
traits caractéristiques et les qualités que possède l’individu.
Une telle appréhension et une telle présentation de l'émo¬
tion peuvent être dites matérialistes.
L’aptitude à rendre l’émotion intéressante et spécifique
appartient en propre à l’acteur.
On recrute un modèle pour faire du cinéma : sa barbe
bizarre ou son nez fendu le rendent remarquable. Le modèle
joue de cette barbe et de ce nez. Si l’on se place à ce
niveau, le recrutement du modèle peut être considéré comme
opportun.
Le modèle au cinéma — exposition complète des becs-de-
lièvre et des plus beaux cas do strabisme.
Mais l’affaire s’est passée de telle façon que le modèle
s’est assimilé à l’inspecteur de quartier de Gogol (4) et
s’est mis à prendre des rôles qui n’étaient pas à sa portée.
On avait tenté de remplacer l’acteur par le bec-de-lièvre.
Montrer l’émotion cinématographiquement : le modèle ne
le peut pas.
Chez le modèle, on ne peut mettre en relief qu’un aspect
de l'émotion. Le modèle ne peut travailler que dans un seul
ton, une seule note, sur un seul niveau. Dans le pire des
cas, le modèle, effrayé par l’atmosphère artificielle du tour¬
nage, ne peut généralement rien montrer, hormis sa barbe
et ses membres ridiculement ballants. Dans le meilleur des
cas, le modèle parvenant à exprimer une émotion, il faut
user d’excitants particulièrement grossiers pour n’obtenir,
en fin de compte, qu’une expression étroitement limitée.
Dans la vie normale, chaque émotion est accompagnée
de mouvements physiologiques précis. Darwin a donné une
description remarquable des symptômes physiologiques de la
peur :
« Les battements du cœur s’accélèrent, le visage rougit
ou se couvre au contraire d’une pâleur mortelle, respirer
devient difficile, la poitrine se gonfle, les narines trem¬
blantes se dilatent. Souvent des tremblements parcourent
tout le corps. La voix change, les mâchoires se crispent et
l’ensemble du système musculaire est tendu, prêt à n’im¬
porte quel acte démentiel. Le choc brutal ou la lutte avec
l’ennemi se traduit alors dans les gestes. »
Le modèle ne travaillera que dans les limites assignées
à l’un de ces symptômes physiologiques de l’émotion, ai
bien que les différents aspects de l’émotion seront rabattus
sur un seul niveau.
Et c’est le type psycho-physiologique du modèle qui déter¬
mine ce niveau.
L’acteur est seul capable, une fois encore, de montrer la
haine dans ses spécifications, dans ses modes particuliers.
Non comme inhérents à un type, mais telle que l’exige le
thème.
Qu'est-il advenu de ces émotions dans le cinéma d’aujour¬
d’hui ?
Pour diverses raisons — dont l'énumération nous éloi¬
gnerait de notre sujet — une image banale de l’émotion
s'est actuellement établie.
L’émotion, telle qu’on nous la montre, est dépourvue d'ori¬
ginalité. Le rire : en faisant démonstration des deux
mâchoires. La peur : en sc voilant des deux mains le visage.
La douleur : en se tordant les mains, etc.
La banalité de ces mimiques, à la fin des fins, ne fait
plus impression sur personne.
A l'uniformité du type et à la banalité des idées reçues
en matière d’émotions, les FEKS opposent leur procédé
habituel d'éloignement (ostranénic), grâce auquel les appa¬
rences se dégagent de toute automatisation.
L'émotion, chez les FEKS, peut être aiguisée selon deux
systèmes :
— montrer l’émotion en recourant à des moyens neufs
pour sa représentation plastique ;
— montrer l'émotion en recourant à son incidence sur
les objets.
Montrer l’émotion en recourant â de nouveaux moyens
d’expression plastique, c'est concentrer l’émotion sur l'un
quelconque des mouvements physiologiques apparents qui,
dans des conditions normales, apparaîtrait comme symp¬
tôme non de l'émotion donnée mais d’une autre tout oppo¬
sée. On trouve dans S.V.D . une série de séquences remar¬
quables. réalisées selon ce procédé. Dans la séquence du
champ de bataille, quand Soukhanov (Sobolevski) se relève
de terre, â demi-mort, il se met au garde-à-vous et rend les
honneurs à quelqu'un d’invisible sur l'écran. Au moment le
plus tragique de la scène où il est démasqué, Médox (Gue-
rassimov) sc met â se faire les ongles. Dans la scène du
soulèvement, tandis que les conjurés font irruption chez lui,
le commandant du régiment, d’abord figé sur place, réalise
le danger et... se met à mâcher rapidement et à engloutir
la nourriture. (5)
Pour qui cherche de nouveaux moyens de représentation
en vue d'exprimer l’émotion, il est un second procédé qui
consiste en un jeu exagéré sur une partie quelconque, mais
unique, du corps.
Le point de vue des FEKS rejoint ici la conception du
modèle selon l'école de Koulechov. L’un des éléments les
plus significatifs du jeu, tel que l’entend cette école, réside
dans le travail des mains. Beaucoup de scènes d’émotion,
chez les modèles de Koulechov, sont exclusivement cons¬
truites sur le jeu des mains. Parmi les exemples les plus
brillants : ces plans du Rayon de la Mort où la fille du
chauffeur, dans une tristesse incommensurable, se tord les
mains devant le cadavre de son père : où Sœur Edith, lors
de la réception chez le père Révo, joint religieusement les
mains ; où le père Révo lui-mème sc tourne les pouces en
donnant ses ordres, puis égrène un chapelet avec une atten¬
tion pensive. (6)
L’insuffisance des élèves de l'école de Koulechov tient à
ce qu'elle limite ce procédé aux mains et à elles seules.
Chez les FEKS. il s'étend plus loin, englobant toute la péri¬
phérie du corps. Dans le chapitre intitulé « Le Romantisme
de la FEKS». j'ai déjà donné des exemples pour carac¬
tériser ce procédé.
Montrer l'émotion en recourant à son incidence sur les
objets, cela signifie que l'acteur ne transmet pas l'émotion
par le seul jeu de son corps. Il fait également usage dos
rapports qui le lient aux objets et reporte sur eux, pour
mieux la transmettre, l'accent de l'émotion.
Dans La Roue infernale (7), le marin Chorine veut
quitter sa bien-aimée. Il est inquiet. Piotr Sobolevski (8)
laisse percer cette inquiétude en enlevant et en remet¬
tant sans cesse sa vareuse. Dans S.V.D., le provocateur
Médox, à la nouvelle du soulèvement déclenché dans la capi¬
tale, se met à battre les cartes : « Sur qui miser ? Cons¬
tantin ou Nicolas?» Les cartes désignent Nicolas et l’ac¬
teur Serge Guérassimov, pour traduire l’ivresse sauvage de
Médox, fait voler les cartes aux quatre coins de la pièce.
Ou encore, dans le même film, lors de la scène où Médox
prétend faire venir la Vichnevskaïa (S. Maraguill) dans la
maison de jeu (« Au diable les traînées ! J'aurai ici, quand
je voudrai, n’importe quelle femme du monde 1 »), Guérassi¬
mov traduit la vantardise de son personnage en lançant en
l’air un gant qu'il rattrape avec adresse. Et lorsque Sou¬
khanov surprend l’accord entre Médox et Veismar, Sobo¬
levski traduit sa rage impuissante en brandissant un poi¬
gnard vers le portrait ; mais le poignard n’est qu’un acces¬
soire de théâtre et Sobolevski, dans un geste de fureur, le
casse et le jette au loin.
Dans tous les films des FEKS. le travail des acteurs vise
â transmettre une émotion spécifique, en variant les procé¬
dés qui découlent des systèmes exposés ci-dessus.
La méthode des FEKS ne consiste pas dans la stylisation
extérieure des mouvements de l’acteur. Elle est essentielle¬
ment organisation cinématographique de ces mouvements.
Vladimir NEDOBROVO.
(Chapitre extrait do La FEKS, Grigory Kozintscv, Léonid
Trauberg, présentation de Victor Chklovski, Moscou-Lénin¬
grad, 1928.)
(1) Le développement du cinéma russe avant la Révolu¬
tion était principalement dû à la production des firmes de
Khanjonkov, Ermoliev, Thiemann & Reinhardt (« Rousskaïa
Zolotaïa Séria»). II s’agissait d’importantes entreprises
cinématographiques de type industriel, qui produisaient une
grande quantité de films et qui disposaient d’un réseau de
distribution particulier. Protazanov (qui travaillait le plus
souvent chez Ermoliev), Evguéni Bauer (chez Khanjonkov),
Gardinc (chez Thiemann & Reinhardt), étaient les réalisa¬
teurs les plus fameux. Ils faisaient souvent appel aux
acteurs que le théâtre avait rendus célèbres. Mais le cas
de Meverhold, invité comme réalisateur par Paul Thiemann
(Le Portrait de Dorian Gray , « Rousskaïa Zolotaïa Séria »
1915), devait demeurer une exception.
(2) Aucun acteur de cinéma russe, pas même Mosjoukine,
n’a joui d’une popularité comparable à celle de Véra Kholod-
naïa, « reine de l’écran » à la veille de la Révolution. Sa
gloire atteignait son zénith durant l'été 1917 et devait se
prolonger au-delà de sa mort mystérieuse, survenue à
Odessa en 1919. Evguéni Bauer fut le premier artisan de
son succès. Elle incarnait inlassablement la femme souf¬
frante, victime des passions et des circonstances. Ses cachets
étaient, de très loin, les plus élevés de l’époque.
(3) Allusion aux théories de Koulechov. Le cinéma doit
se passer des acteurs. II n'a besoin, comme la peinture ou
la sculpture, que de * modèles », d’individus fortement carac¬
térisés et bien entraînés physiquement. Le « modèle » se
contente d'exécuter, avec une précision mécanique, les mou¬
vements prévus par le metteur en scène. Koulechov s’apprê¬
tait alors à publier la somme de ses théories (L'Art du
Cinéma, 1929).
(4) Allusion à un personnage épisodique du Manteau.
(5) S.V.D. (L'Union pour la Grande Cause), réalisé par
Kozintscv et Trauberg en 1927, est défini par ses auteurs
comme « un mélodrame romantique sur fond d’événements
historiques». Le scénario était de Youri Tynianov.
(G) Le rayon de la Mort : film réalisé par Koulechov en
1925, sur un scénario de Poudovkinc.
(7) La Roue infernale : film réalisé par les FEKS en
1926. C’était, selon N. Lebedev, un « film de citations » où
venaient se combiner toutes sortes de pastiches et de rémi¬
niscences : Koulechov. Vertov, Eisenstein. Griffith, les comi¬
ques et les mélodrames américains, etc.
(8) Sobolevski, tout comme Ianina Jeïmo ou Guérassi¬
mov, est un produit typique de la FEKS. On le retrouve
dans la plupart des films réalisés par Kozintscv et Trauberg
dans le cadre de cette école : La Roue du Diable. Le Man¬
teau, Le Petit Frère , S.V.D., La Nouvelle Babylone, et
encore — en 1931 — dans Seule.
Traduction et notes d’Eric Schmulévitch.
Chronologie
Cette chronologie ne saurait être complète, ni par le nombre de faits mentionnés, ni par leur énoncé (le plus souvent lapidaire) : elle ne
vise qu’à situer les uns par rapport aux autres (et par rapport au déroulement de V • histoire •) divers faits ou évènements pratiquement
1909
Lénine * Matérialisme et
empiriocriticisme »,
Les - ballets russes * à Paris.
Février Premier manifeste fu¬
turiste de Marinetti.
Maîakovski en prison pour la
deuxième fois.
15 films dont :
« La Mort d'Ivan le Terrible »
(V. Gontcharov).
1910
Avril Manifeste de Marinetti
sur la peinture.
Création du mouvement cubo-
futuriste russe. Premières toi¬
les non-figuratives de Lario-
nov et Gontcharova.
Stravinsky * L'Oiseau de
feu ».
Mara Parution du - Vivier des
jugea - (V. Khlebnikov).
Mort de Tolstoï.
26 films dont ;
« Express-Journal » (actuali¬
tés, de périodicité irrégulière).
« Crime et châtiment »
(Gontcharov).
• La Dame de pique »
(Tchandynine).
1911
Larionov lance le rayonnisme.
Mai Manifestes de Marinetti
sur la littérature.
Rencontre Maîakovski - Bour¬
liouk.
46 filma dont :
- Eugène Onéguine »
(Gontcharov).
» La Défense de Sébastopol »
(Gontcharov et Khanjonkov).
1912
Janvier Les Bolcheviks s'orga¬
nisent en parti indépendant au
Congrès de Prague.
Avril Premier numéro de la
- Pravda ».
Avril Massacre des grévistes
de la Lena Goldfieids en Si¬
bérie.
Election de la 4® Douma.
Groupe cubo-futuriste de
Moscou (Bourliouk, Kamenski,
Khlebnikov).
A Petersbourg exposition
« 100 ans d’art français »
(avec Cézanne, Gauguin, Pi¬
casso).
Matisse à Moscou.
Janvier Gordon Craig monte
« Hamlet » à Moscou.
Décembre Manifeste « Une
Gifle au goût public », signé
par Khlebnikov, Bourliouk,
Maîakovski et Kroutchenykh.
86 films dont :
- 1812 » (Gontcharov et au¬
tres, pour la Sté Khanjonkov).
et des adaptations de Tolstoï,
Pouchkine, Ostrovski, Tché¬
khov, etc.
1913
Décors de théâtre de Lario¬
nov, Gontcharova et autres
cubo-futuristes (entre autres
pour les • ballets russes •).
Stravinsky : - Le Sacre du
Printemps ».
Maîakovski : ■ Vladimir Maïa-
kovski -, tragédie, représentée
au Luna-Park.
Manifeste » Le Mot en tant
que tel » (Khlebnikov et
Kroutchenykh).
Maîakovski : » Théâtre, ciné¬
ma, futurisme ».
116 films dont :
« Histoire de la dynastie des
Romanov » (A. Ouraisky).
« La veillée de Noël » (de V.
Starévitch ; premier grand
rôle de Mosjoukine).
6 films de Protazanov.
1914
17 Juillet Mobilisation géné¬
rale en Russie.
19 Juillet L'Allemagne déclare
la guerre à la Russie.
Meyerhold met en scène
* L’inconnue », de Blok, dans
des décors - constructivis¬
tes ».
Tournée des futuristes à tra¬
vers les villes de Russie.
2 fl tournée de Marinetti en
Russie, mal accueillie par les
futuristes.
Automne Fondation, autour de
Jakobson, du * Cercle Lin¬
guistique de Moscou ».
34 films dont :
- Drame au cabaret futuriste
n° 13 » (interprété par les
membres de la société futu¬
riste « Queue d'âne » : La¬
rionov, Gontcharova, etc.).
Adaptations de Tolstoï (- La
Sonate à Kreutzer »), Tché¬
khov, Lermontov.
1915
Janvier La Douma convoquée
pour quelques jours.
Printemps Retraite de Polo¬
gne.
19 Juillet Réunion de la
Douma.
3 Septembre Le Tsar suspend
la Douma.
Manifeste de Malévitch : « Le
Suprématisme ». Fondation du
mouvement pictural du même
nom.
Mars Première séance offi¬
cielle du Cercle Linguistique
de Moscou (en commun avec
des poètes du groupe futu¬
riste).
Maîakovski : - Le Nuage en
pantalon ».
Denis Kaufman prend le pseu¬
donyme de Dziga Vertov.
66 films dont :
- Guerre et Paix » (Tchardy-
nine).
- Guerre et Paix » et « Sta-
vrogulne » (Protazanov).
« Le Portrait de Dorian Gray »
(Meyerhold).
1909 - 193 °
tous cités et explicités dans le corps de ce numéro. Rappelons que, jusqu'à 1918 le calendrier Julien était en vigueur en Russie ; les dates
antérieures (notamment celles, traditionnelles, de 1917) sont icr, classiquement, conformes à ce calendrier.
1916
Lénine : • L'impérialisme,
stade suprême du capita¬
lisme ».
Grave crise économique.
Près d'un million de déser¬
teurs.
1 CT Novembre Convocation de
la Douma.
17 Décembre Assassinat de
Raspoutine par des ultras.
Maïakovski : - La Guerre et
l'univers • (poème pacifiste,
interdit par la censure).
Création d’une Société de Re¬
cherches poétiques à Pétro-
grad (le futur OPOIAZ) sur le
modèle du Cercle de Moscou.
Y adhèrent : Brik, Chklovski,
Eichenbaum, Jakubinski, Poli-
vanov.
Vertov fonde le - Laboratoire
de l’ouïe -, à Pétrograd, où i. 1
étudie la médecine.
84 films dont :
- La Dame de pique * (Pro-
tazanov).
« L’Homme fort - (Meyerhold).
1917
14 Février Grève de 300 000
travailleurs.
27 février - Révolution de Fé¬
vrier ».
3 Mars Abdication de Nicolas
II. Gouvernement provisoire.
4 Avril Les - thèses d’Avril *
de Lénine.
3 Juin Premier Congrès pan-
russe des Soviets.
Septembre Putsch de Kornilov
rejeté de Pétrograd par la
garnison et les ouvriers.
25 Octobre Prise du Palais
d’hiver. Fin du gouvernement
provisoire.
12-14 Novembre Elections.
Décrets sur la Terre et la
Paix.
Décret sur la liquidation de
l’analphabétisme.
Septembre Création du Prolet-
kult.
22 Novembre Le théâtre de¬
vient un département (TEO)
de l’Education Nationale.
Meyerhold monte « La Masca¬
rade * de Lermontov au Théâ¬
tre impérial Alexandrinski.
Novembre Les anciens théâ¬
tres impériaux font grève con¬
tre le pouvoir soviétique.
Chklovski : * L’Art comme
procédé
Cinq - intellectuels • (Blok,
Aîtman, Ivnev, Maïakovski,
Meyerhold) répondent à l'invi¬
tation du Commissaire du
Peuple A. Lounatcharsky.
Moscou compte 85 salles de
cinéma.
67 films, dont :
« Le Père Serge * (Protaza-
nov).
*■ La Russie libre » (actualités
du Comité Culturel Skobelev ■.
treize numéros du 5 juin au 2
octobre).
« Le Roi de Paris - (Bauer ;
décors de Koulechov, d'après
G. Ohnet).
« Les ombres de l’amour »
(Gromov ; décors de Koule-
chov).
« Lettre d’amour inachevée -
et « Le Projet de l'Ingénieur
Pright », de Koulechov, où il
- invente • le montage * à la
russe »,
1918
23 Février Création de l'Ar¬
mée Rouge (volontaires).
3 Mars Traité de Brest-Litovsk
mettant fin à la guerre avec
l'Allemagne.
7 Mars VII e Congrès du Parti
Communiste, à Moscou.
12 Mars La capitale est trans¬
férée de Pétrograd à Moscou.
9 Juin Service militaire décré¬
té obligatoire.
5 Juillet V« Congrès des So¬
viets.
10 Juillet Première constitu¬
tion de la RSFSR.
29 Juillet Proclamation de la
- Patrie socialiste * (début du
• communisme de guerre »).
Création de l'IZO. organisme
d'Etat, dépendant du Commis¬
sariat du Peuple à l'Instruc¬
tion Publique. Le président en
est le peintre Chterenberg. Y
adhèrent : à Moscou, Malé-
vitch, Tatline, Kandinski, Rod-
chenko : à Pétrograd, Altman,
Brik, Pounine.
Octobre Moscou est décoré
par les futuristes pour le pre¬
mier anniversaire de la Révo¬
lution^
Le « Mystère-Bouffe » de
Maïakovski est monté par
Meyerhold à Pétrograd, dans
des décors de Malèvitch
Blok : - Les Douze - ; « L’In-
telligentzia et la Révolution ».
Khlebnikov : - Perquisition de
nuit ».
Création des KOMFUT (aux¬
quels l’OPOIAZ adhère en
masse).
Assé/ev, Maïakovski, Mandel-
stam et Pasternak sont élus
membres du Cercle Linguisti¬
que de Moscou.
Décembre Fondation par Bnk,
Maïakovski et Pounine de
« L'Art de la Commune «
(journal de l'IZO).
4 Mars Contrôle des ouvriers
sur les entreprises de cinéma.
31 films, dont :
- Pas né pour l'argent • (Tour-
kine) : » La demoiselle et le
voyou - (Slavinsky) ; « En¬
chaînée par le film » (Tour-
kine). tous trois sur des scé¬
narios de (et avec) Maïakovski.
« Le Signal » (produit par le
Comité Cinématographique de
Moscou : premier film de Tïs-
sé comme opérateur).
« La Cohabitation - (produit
par le Comité du Cinéma de
Pétrograd, sur un scénario de
Lounatcharsky).
Au Comité Central de la Ci¬
nématographie Soviétique, Tis¬
sé filme, et Vertov monte, les
« Kinonédélia ».
Lounatcharsky prend Maïakov¬
ski comme conseiller pour
l'organisation du cinéma so¬
viétique.
Koulechov est opérateur aux
armées.
Eisenstein s'engage dans l’Ar¬
mée Rouge et travaille comme
décorateur.
25 Août La fondation d'une
école de cinéma est décidée.
5
1919
Blocus de la Russie. Pénurie
généralisée. Réquisitions des
produits agricoles. Offensives
des armées blanches.
2 Mars Premier Congrès, à
Moscou, de la III e Internatio¬
nale (qui prend le nom d' * In¬
ternationale communiste » ou
Komintern)
Les cafés imagmistes à Mos¬
cou (Essénine et ses amis).
26 Août Nationalisation des
théâtres.
Tymanov adhère à l'OPOIAZ.
Une seule salle de cinéma à
Moscou.
27 Août Nationalisation du ci¬
néma.
1" r Septembre Fondation de
l'Ecole de Cinéma, dirigée par
Gardine (le GIK).
Novembre Fondation de l'ins¬
titut Supérieur de Photogra
phie à Pétrograd.
59 films, dont :
« Kinonédélia » (montés par
Vertov ; 42 numéros).
« Le Téméraire - (Tourkine ;
scénario de Lounatcharsky ;
montage de Koulechov).
Sortie de « Intolérance ».
1920
21 Janvier Koltchak, - chef
suprême des armées blan¬
ches ». est fusillé
Juillet IT Congrès à Moscou
de l’Internationale Commums
te.
Novembre Défaite de 1’ • Ar¬
mée Wrangel » (marquant pra¬
tiquement la fin de la guerre
civile).
Attaque de la Pologne Fami¬
ne. Lénine élabore le plan gé¬
néral d'électrification.
Meyerhold est à la îêïe du
mouvement « Octobre théâ¬
tral - ; il anime le théâtre
» RSFSR 1* ».
» Inszemrovski » montés à
Pétrograd : * Mystère du Tra¬
vail libéré » ; « Vers la Com¬
mune mondiale » ; « La Prise
du Palais d'hiver ».
Octobre Lettre de Lénine au
Proletkult. sur l'assimilation
de la culture bourgeoise.
Juillet Maïakovski « Au
Front ! ».
10 salles de cinéma à Mos¬
cou.
1 '' Mai L’ - Atelier Koule¬
chov » présente une « agit-
pièce - à l'école de Gardine.
32 films, dont :
« Sur le Front rouge » (« agit-
film » de Koulechov).
« La Faucille et le marteau »
(Gardine ; première produc-
t.on du Goskmo).
1921
Février-mars Soulèvement des
marins de Cronstadt.
15 mars X e Congrès ; Lénine
y annonce la NEP.
16 mars Accord commercial
avec la Grande-Bretagne.
18 mars Traité de Riga (ces¬
sion de territoires à la Polo¬
gne).
Juin III e Congrès de l'interna¬
tionale Communiste.
Famines dues aux mauvaises
récoltés (plusieurs millions de
morts).
Deuxième version du - Mys¬
tère-Bouffe - représentée de¬
vant le III" Congrès du Komin¬
tern.
Eisenstein décorateur au Pro¬
letkult pour - Le Mexicain »
(d'après Jack London).
Automne Exposition
5x5= 25 (Rodchenko el
ses amis).
Novembre Meyerhold monte
- Les Aubes » (Verhaeren)
Décembre Eisenstein décora¬
teur pour un spectacle de Fo
regger
Création du groupe des » Frè¬
res Sérapion ».
Maïakovski : « 150 000 000 *.
7 août Mort de Blok.
12 films, dont :
« Faim... faim... faim » (Gar¬
dine el Poudovkine ; produit
par le GIK ; photo de Tissé).
« Histoire de la guerre civile »
(montage de Vertov).
1922
Staline secrétaire général du
Parti Communiste.
L’U R.S.S. remplace la RSFSR
16 avril Traité de Rapallo
(traité commercial avec l'Alle¬
magne).
XI* Congrès du P.C. (b)
Prise de pouvoir par Musso¬
lini
Printemps Meyerhold monte
« Le Cocu magnifique «, de
Crommelynck.
Eisenstein dirige l’atelier du
Proletkult. Il travaille égale¬
ment comme décorateur avec
Meyerhold et la FEKS.
« Exposition des courants de
gauche », à Pétrograd (Malé-
vitch, Tatline, Kosintsev, You-
tkévitch, etc.).
* Le nommé Jeudi » de Ches¬
terton, monté par Vesnine.
dans des décors constructi¬
vistes.
Fondation de la RAPP
Gorki quitte la Russie pour
raisons de santé.
28 juin Mort de Khlebnikov.
17 janvier Lenine « Que
fait-on pour le cinéma ? ».
21 mai * Kinopravda n° 1 *
Août Premier numéro de
- Kinophot *, lournal du VUF-
KU (Maiakovski y publie - Ki-
no i kino -).
29 août Premier appel des
Kinoks (» Nous » de Vertov).
14 films.
1923
Eté Troïka Staline-Kamènev-
Zinoviev
XH' Congrès du P.C. (b).
Mars Eisenstein monte « Le
Sage » au Proletkult
Avril Lounatcharsky lance le
slogan : * Retour à Ostrovs-
ki *.
Rodchenko dessine les inter¬
titres de - Kinopravda » n° 1 3
Trorsky * Littérature et révo¬
lution ».
Chklovski : « La littérature et
le cinéma ».
Eichenbaum : La poésie rus¬
se en 1912 ».
Bogatyrev, Chklovski, Terech-
kovitch : - Chaplin *, à Berlin.
Article de Troîsky : « Le ciné¬
ma, la vodka et l'église - (le
cinéma considéré comme un
nouvel opium du peuple).
Eisenstein : - Le montage de9
attractions » ; Vertov : * Ki-
noks - révolution » (tous deux
dans LEF n° 3).
21 janvier Mort de Lénine
Mai-juin XIII e Congrès. .
Octobre La France, la Gran¬
de-Bretagne et l'Italie recon¬
naissent de jure le gouverne¬
ment de Moscou.
Janvier Frounze remplace
Trotsky comme Commissaire à
la Guerre.
Création du « Gosplan ».
Décembre XIV* Congrès.
La NOP (opposition gauchiste
constituée autour de Trotsky,
Kamenev et Zinoviev).
Elaboration du Premier Plan
quinquennal.
XV e Congrès. Condamnation
des opposants à Staline.
Meyerhold • artiste du peu¬
ple Son théâtre devient le
- théâtre Meyerhold - (ou
» TIM »)
Fondation du LEF (Asséiev.
Brik, Chklovski, Eisenstein,
Kroutchenykh, Pasternak, Tat-
Iine, Tynianov, Vertov, Tretia-
kov, Maiakovski, etc.).
1924
Meyerhold monte - La Forêt »
d’Ostrovski.
Manifeste du groupe cons¬
tructiviste.
LEF n° 5 ; - La langue de
Lénine * (numéro spécial).
Manifeste de AKhRR (signé
e a. par Eisenstein et Koule-
chov).
Maiakovski : « Vladimir Ilitch
Lénine ».
1925
Esther Choub et Eisenstein
remontent « Mabuse » de
Lang.
50 salles de cinéma à Mos¬
cou.
20 films, dont :
« Les petits diables rouges »
(Bhachine et Perestiam).
Eté Tournage de « La Grève ».
Décembre Création du Sov-
kino (Lounatcharsky fait partie
du bureau).
67 films, dont :
- Humoresques -, - Kinoglaz »,
« Aujourd'hui -, -« Jouets so¬
viétiques - et Leninskaia
Kinopravda - (Vertov).
• Aelita » (Protazanov).
• Les aventures d’Octobrine -
(Kosintsev et Trauberg).
• Les aventures de Mr. West
au pays des bolchéviks »
(Koulechov)._
Meyerhold monte « le Man- Maiakovski correspondant des
dat » (Erdmann). - Izvestia » au cours de ses
voyages (U.S.A., Paris).
Résolution du P.C. (b) U.S.
sur la littérature (dirigée es¬
sentiellement contre les visées
autoritaires des écrivains pro¬
létariens).
Gorki commence « Klim Sam-
guine ».
1926
Fondation du Théâtre Vakh-
tangov.
Malévitch publie (au Bau-
haus) : « Le monde de la non-
représentation ».
Eichenbaum : • Littérature et
cinéma ».
Maiakovski : tournées de
conférences - déclamations
contradictoires à travers la
Russie et à l'étranger (Paris,
Berlin, Prague).
Suicide d'Essénine.
Fondation du - Cercle de Pra¬
gue ».
Isaac Babel « Cavalerie
rouge ».
Crise à la rédaction de LEF.
1927
Meyerhold édite la revue - Affi¬
cha TIM » (4 numéros)
* Le Traïn blindé -, de Vse-
volod Ivanov. au Théâtre d'Art.
Novy LEF n° 1.
Chklovski, Eichenbaum, Pio-
trovski, Tynianov : « Poetika
Klno -.
Maiakovski collaborateur per¬
manent de la - Komsomolskaïa
Pravda -.
Il écrit des scénarios, et le
poème » Ça va *.
Pasternak : « L’Année 1905 ».
94 films, dont :
- Le Cuirassé Potemkine ».
- Le Rayon de la mort • (Kou¬
lechov, scénario de Poudov-
kîne).
* En avant. Soviet ! - (Vertov).
- La Fièvre des échecs - (pre¬
mier film de Poudovkme-
Golovnia).
* Michka contre Youdénitch -
(Kosintsev et Trauberg).
» Mariage d'ours * (Eggert et
Gardine : scénario de Louna¬
tcharsky).
84 films, dont :
- La Roue du Diable - et - Le
Manteau » (Kosintsev et Trau¬
berg, le second sur un scé¬
nario de Tynianov)
• Les fruits de l’amour - et
- Vassia le réformateur - (Dov-
jenko).
« La Mère - (Poudovkine).
• La 6- partie du monde -
(Vertov).
» Dura Lex » (Koulechov ;
scénario de Chklovski).
« Les ailes du serf - (faritch ;
scénario de Chklovski).
- Le traître - (A. Room : scé¬
nario de Chklovski).
121 films, dont :
- Octobre - (Eisenstein).
* Petit frère - et - SVD • (Ko¬
sintsev et Trauberg ; le se¬
cond, scénario de Tynianov).
- Moscou en Octobre » et
- La Fille au carton à cha¬
peau • (Barnett).
« La Fin de St-Petersbourg -
(Poudovkine).
- Courrier diplomatique » et
- Zvenigora - (Dovjenko).
- La chute de la dynastie des
Romanov - et -La grande
route - (Esther Choub).
« La journaliste - (Koulechov).
- L’Amour à trois » et - Les
aspérités de la route * (Room ;
scénarios de Chklovski).
1928
Exil de Trotsky.
Juillet Abolition des requise
tions de céréales.
31 Août L'U.R S.S. signe le
pacte Bnand-Kelfogg, mettant
la guerre hors-la-loi
Le Corbusier réalise le Cen
trosoyouz.
Chklovski : - Le Compte de
Hambourg
Propp : « La morphologie du
conte ».
Ilf et Pétrov : - 12 Chaises ».
Cholokhov commence « Le
Don paisible ■.
Retour de Gorki.
Mars Première Conférence du
P.C. sur les questions de ci¬
néma.
5 août Manifeste du cinéma
sonore.
159 films, dont :
- La Onzième Année » (Ver-
tov).
» Tempête sur l’Asie » (Pou-
dovkine : scénario de Brik).
* La maison de la rue Troub-
naîa ■ (Bametî).
- Dans la grande ville » (Dons*
koï - premier film).
« Dentelles » (Youtkèvitch
premier film).
« La Fille du capitaine » (Ta-
ritch ; scénario de Chklovski).
1929
Fin de la NEP.
Début du Premier Quinquen¬
nat. Les grands combinats
{Magnitogorsk. Kouznetz). Dé¬
but de la collectivisation des
campagnes Liquidation des
koulaks.
Staline éloigne du pouvoir les
opposants de droite (Boukha-
rine, Rykov, Tomski).
« La Punaise • de Maïakovski,
au TIM (Musique de Chosta-
kovitch. décors de Rodchen-
ko.)
Chklovski - Théorie de la
prose ». Tynianov : * Archais-
tes et novateurs
Maïakovski - Conversation
avec le camarade Lénine ».
Campagne du RAPP contre
les - compagnons de route -.
132 films dont :
« Arsenal » (Dovjenko).
* L'homme à la caméra • (Ver-
tov).
- Deux-Bouldi-Deux » (Koule-
chov ; scénario de Brik).
« La Nouvelle Babylone - (Ko-
sintsev et Trauberg).
. La ligne générale » (Eisen-
stein).
« Le canari joyeux • (Koule-
chov).
« La voile noire - (Youtkè-
vitch).
1930
« Les Bains » de Maïakovski,
au TIM.
Meyerhold à Paris (aux théâ¬
tres P/galle et Montparnasse).
Exposition - jubilaire ■ de
Maïakovski II adhère au
RAPP.
14 mars : il se suicide.
104 films, dont :
« La Terre - (Dovjenko).
« Aujourd'hui » (Choub)
* Le Don paisible • (Préobra-
jenskaîa et Pravov : d’après
Cholokhov).
CINEMA E FILM
Revue italienne de cinéma dirigée par Adriano Aprà et rédigée par Franco Ferrini, Gianni Menon, Mau
rizio Ponzi, Piero Spila et Enzo Ungari.
n. 7-0. Nuovo Cinéma Italiano : Amico.
Baldi, Bertolucci, Ferreri, Olmi, Orsini, Pa-
solini Ponzi. Taviani, Coopérative! del
Cinéma Indipendente (interviste, sceneg-
gialure, articoh). Situazione t Appunti per
una teona del lilm permanente. Articoli
su ■ Chronik der Anna Magdalena
Bach » e « Der Bràutigam. der Komôdian-
tin und der Zuhalter • Sceneggiatura (e
premessa) di « Der Brautigam .. ». Recen-
sioni ! EJ Angel Exîerminador ; 2001 : a
Space Odyssey ; Weekend; Playtime ;
Chimes al Midnighl , The Fearless Vam¬
pire Killers; Rosemary's Baby. La Ma¬
riée était en noir ; Les Biches . Bonnie
and Clyde. I migliori film del 1068.
n. 9. Situazione : Le cadavre exquis del
cinéma rivoiuzionario ; La politica del
melodramma (Rocha). Nuovo cinéma ita¬
liano - 2 : Carmelo Bene. Piero Bargellini.
BerLolucci, Enzo Siciliano, Pasoltni, Mario
Schilano, Taviani. Ponzi (arlicoli e sceneg-
gialure) Documenti : sceneggiatura di
« Atti degli Apostoli • di Rossellini Re-
censioni : The Circus : ïe t’aime, je t’ai¬
me ; La voie lactée ; The legend ol Lylah
Clore ; Baisers volés; Un soir., un train ;
La femme infidèle : Peiulia ; « 1 piccoli
hlm fantastici » ; « West by Northwest » ;
« Perpetuum mobile : the cily » ; The
Newsree!, Apollon : una labbrica occu-
pata.
n. 10. Hitchcock - 1 ; Il cinéma, lo st.ie.
gli attori (articolo di A. Hitchcock) ; In;:o*
duzione all'arcipelago Hitchcock ; note e
articoli su : The Lodger, Cownhill. Cham¬
pagne, The Manxman, Blackmail, Elstree
Calling, Rich and Strançe, Uumber Se-
venteen, The Man who Knew too much.
The 39 Steps ; The Secret Agent ; Young
and Innocent ; The Lady Vamshes ; K ; o-
torious ; The Paradine Ccse : Fope ; I
Confess. Dial M for Murder; To Catch a
Thief ; The Man who knew too much ;
North by Northwest ; Mamie : Torn Cur-
tain ; Topaz Situazione : 1 procedimenti
stilistici e l'afasia. Nuovo cinéma italiano
- 3 : Ferreri (« Il seme dell'uamo »), Pao-
lo Brunatto (■ Vieni, dolce morte •). Peter
Del Monte (« Fuori Campo »), Paolo Capo-
villa (■ Tabula Rasa »). Festival : Vene-
zia, Locarno. Pesaro, Trieste. Recensioni :
The Wild Bunch ; Skammen ; Akai Tenshi ,
Frâulem Doktor, That Nigh: They Raiaed
Minsky's ; The Party ; Porcile ; Fellini-Sa-
tyricon. ( migliori film del 1969.
Abbonamento annuo (4 numeri) : L. 4.000 (estero). Numeri arretrati : semplici L. 1200 ; doppi L. 1700. Abbonamenti e richieste di
numeri arretrati vanno faite tramite chèque a « Cinéma e Film >«. vicolo del Governo Vecchio, 8, 00186 Roma, Italia,
Éléments
pour
une
bibliographie
Il s'agit uniquement d'une bibliographie de
travail : nous n’avons fait état ici, volontai¬
rement. que des textes qui nous ont été
directement utiles lors de la préparation de
ce numéro et que nos lecteurs peuvent, en
général, se procurer assez facilement. Il va
de soi que, pour être exhaustive, cette liste
devrait comporter plusieurs dizaines ou cen¬
taines d’autres litres. Par ailleurs, on ne
s'étonnera pas d'y voir figurer certains
ouvrages en traduction : l’accès aux origi¬
naux n'a pas toujours été possible, et nous
avons dû alors avoir recours à des textes
déjà médiatisés (traduits, voire cités frag-
mentairement). Dans ies cas où nous avons
disposé de plusieurs éditions d'un même
texte, nous indiquons toujours celle qui est
la plus accessible.
En français :
1 N.P. Abramov. Dziga Vertov. Lyon. 1965.
2 B. Amengual. S.M. Eisenetein. Lyon, 1962.
3 H Arvon. L’esthétique marxiste. Paris.
1970.
4 D. Blagoi. Ecriture et Révolution. In * Tel
Quel -, n° 37. Paris, 1969.
5 S.M. Eisenstein. Octobre (scénario). In
- L'Avant-scène Paris. 1967.
6 S.M. Eisenstein. Réflexions d'un cinéaste.
Moscou, 1958.
7 J.P. Faye. Questionner Jakobson. In « Le
récit hunique •. Paris, 1967.
8 C. Frioux. Maïakovski par luî-même. Pans.
1961.
9 V. Khlebnikov Choix de poèmes (présen¬
tation de L. Schmtzer). Paris, 1967.
10 V. Lénine. Culture et Révolution culturelle.
Moscou, 1970.
11 V. Lénine. Ecrits sur l’art et la littérature.
Moscou, 1970.
12 V. Maïakovski, Vers et prose. (Présenté
par Eisa Triolet). Pane, 1967.
13 V. Meyerhold. Le théâtre théâtral. (Pré¬
sentation Nina Gourfinkel). Paris, 1963.
14 J. Mitry. S.M. Eisenstein. Paris, 1956.
15 L. Moussinac. S.M. Eisenstein. Paris, 1964.
16 M. Pleynet. Le ■ Front gauche » de l'art.
In - Cinéthique -, n° 5. Paris. 1969.
17 V. Pozner. Entretien avec Victor Chklovski
In * Les lettres françaises - , décembre
1964. Paris.
18 A.M. Ripellino. Maïakovski et le théâtre
russe d'avant-garde. Paris, 1965.
19 G. Sadoul. Actualité de Dziga Vertov. Bio¬
filmographie de Dziga Vertov. In * Cahiers
du cinéma -, n° 144-146, Paris, 1963.
20 G. Sadoul. Entretiens sur Serge Eisens¬
tein. In ■ Cinéma 60 n° 46. Paris, 1960.
21 L. et J. Schnitzer, M. Martin. Le cinéma
soviétique par ceux qui l'ont fait. Paris,
1969.
22 L. et J. Schmtzer. Vsevolod Poudovkine.
Paris.
23 M. Seton. Eisenstein. Paris, 1957.
24 C. Stanïslavski. La formation de l'acteur.
Paris, 1963.
25 T. Todorov. Formalistes et futuristes. In
* Tel Quel-, n° 35. Paris, 1968.
26 T, Todorov. L'héritage méthodologique du
formalisme. In * L'Homme *, janvier-mars
1965. Paris.
27 T. Todorov. Note sur le langage poétique.
In « Semiotica -, I, 1969, 3. Paris, La
Haye.
28 R. Yourenïev. Eisenstein. In - Anthologie
du cinéma - , tome I. Paris, 1966.
29 - Change » n° 2. Paris, 1969. (Textes de
et sur Eisenstein et Tynianov).
30 « Change - n° 3. Paris, 1969. (Le Cercle
de Prague).
31 - Cimaise -. Numéro spécial « L'Art russe
des années vingt Paris, 1968.
32 • Constantin Stanïslavski - (ouvrage col¬
lectif). Moscou, 1963
33 * Le film muet soviétique *. Musée du
cinéma, Bruxelles. 1965.
34 « Recherches Soviétiques * n<> 3. Pans,
1956. (sur le cinéma soviétique).
35 Théorie de la littérature. Paris, 1965. (Re¬
cueil de textes des •formalistes *).
En russe :
36 A3MTA BEPTOB. CTATbW, A H E-
BHMHM, 3AMblCJ1bl. (D. Vertov. Ar¬
ticles, Journaux, Projets). Moscou, 1966.
37 E. AOBMH. H03MHI4EB M TPA-
YEEPr. (E. Dobin. Kosintaev et Trau-
berg). Moscou, 1966.
38 B. 3AXABA. f\BA COBPEMEH-
HHMI4. (B. Zakhava. Deux contempo¬
rains - Vakhtangov et Meyerhold). Mos¬
cou, 1969
39 H. 30PKAR. nOPTPETbt. (N. Zor-
kaïa. Portraits) Moscou, 1966.
40 A. ny H A H A PCHM M . O HMHO.(A.
Lounatcharaky. Sur le Cinéma). Moscou,
1965.
41 B. MAMAKOBCKMPl. COBPAHME
COHMHEHMPl,[V. Maïakovski. Œuvres
choisies). 8 volumes. Moscou, 1968.
42 B. MEME P XOJT b A* CTATbkl, U\A-
CbMA, PENH, EECEAbl-(V. Meyer¬
hold. Articles, lettres, discours, entre¬
tiens). 2 volumes. Moscou, 1968.
43 B. LUKJlOBCKm/l. 3A COPOK
J1ET,(V. Chklovski. Quarante années).
Moscou. 1965.
44 C. M. 3M3 E H LilTEtt H. M3EPAH-
HblE nPOM3BEAEHMH. (Eisens¬
tein. Œuvres choisies). 6 volumes, Mos¬
cou, 5 vol. parus.
45 M CTO PUR COBETCHOTO H M HO.
(Histoire du Cinéma soviétique. Ouvrage
collectif). Tome I. Moscou, 1969.
43 <t>MJ7bMbl J1BA KVJ1 E UJ O B A. (Les
films de Lev Koulechov. Ouvrage collec¬
tif). Moscou, 1966.
47 C. M. 3fi3EHLUTEI?1H.(S.M. Eisens¬
tein. Ouvrage collectif). Moscou, 1969.
En anglais :
48 S.M. Eisenstein. Film Essays. Londres,
1963.
49 S.M. Eisenstein. Film Form. Londres, 1951.
50 S.M. Eisenstein, The Film sense. Londres,
1943.
51 iay Leyda. Kino : A history of the Rus-
sian and Soviet film. (Histoire du film
russe et soviétique). Londres, 1960.
52 Ivor Montagu. With Eisenstein in Holly¬
wood. (Avec Eisenstein à Hollywood). Ber¬
lin, 1969.
53 Leon Trotsky. Literature and Révolution.
Michigan, 1960.
54 Peter Wollen. Signs and meaning in the
cinéma (Signes et signification au ciné¬
ma). Londres. 1968.
55 Directors on directmg. (Des metteurs en
scène parlent de la mise en scène. Tex¬
tes rassemblés par T. Cole et H. Krich
Chinoy). Londres, 1966.
En allemand :
56 Boris Eichenbaum Aufsàtze zur Theone
und Geschichte der Literatur. (Essais sur
la théorie et l'histoire de la littérature).
Frankfurt, 1965.
57 S.M. Eisenstein. Statïonen. (Stations -
Ecrits autobiographiques). Berlin (DDR),
1967.
58 A. Fevralski. Meyerhold und der Film.
(Meyerhold et le film). FWM, Berlin, 1963.
59 Hermann Herlinghaus. Sergei Eisenstein,
Kûnstler der Révolution. (S. Eisenstein,
artiste de la révolution). Berlin, I960.
60 Dmitrr Lichatschow. Nach dem Formalis-
mus. (Après le formalisme). München,
1968.
61 Richard Lorenz. Proletarischer Kulturrevo-
lution in Russland. (Révolution culturelle
prolétarienne en Russie). München, 1969.
02 A.W. Lunatscharsky. Der russische Revo-
lutionsfllm. (Le film révolutionnaire russe).
Zürich, Leipzig, 1929.
63 Viktor Schklowskij. Schriften zum Film.
(Ecrits sur le cinéma). Frankfurt, 1966.
(Traduction d'extraits du n° 43).
04 Jurij Tynianov. Die literari9Chen Kunst-
mittel und die Evolution in der Literatur.
(Les moyens artistiques littéraires et
l'évolution de la littérature - Traduction
d'extraits de « Archaïstes et novateurs ■).
Frankfurt. 1967.
65 Dsiga Wertow. Aus den Tagebüchern.
(Journal, extraits). Wien, 1967. (Traduction
d'extraits du n° 36).
66 Neia Zorkaia. Tynianov und der Film. (Ty¬
nianov et le film). FWM, Berlin, 1969.
67 Der Sowjetische Film, eine Dokumenta-
tion. (Le film soviétique, documentation)
Volume 1. Frankfurt. 1966.
En italien ;
60 Mino Argentieri. Avanguardia e Politica
culturale nell'URSS degli anni venti.
(Avant-garde et politique culturelle en
URSS dans les années 20). In Cinéma 60,
n° 70. Rome, 1968.
69 Roman Jakobson. Decadenza del cinéma ?
(Décadence du cinéma ? - Traduit de
• Upadekfllmu ? *, paru en 1933 dans
• Listy pro umeni e kritiku I *, à Prague).
In « Cinéma e Film n° 2, Rome, 1967.
70 Nikolaj Lebedev. Il cinéma muto sovie-
tico. (Le cinéma muet soviétique. L'origi¬
nal est paru à Moscou en 1947). Turin,
1962.
71 Vsevolod Mejerchol’d. Le possibilité del
cinéma e i difetti nel passato. (Les pos¬
sibilités du cinéma et les défauts du pas¬
sé). In ■ Cinéma nuovo -, n c 186. Rome,
1967.
72 Morando Morandini. Eisenstein. Milan,
1965.
73 Victor Sklovskij. Il conteggio di Amburgo.
(Le Compte de Hambourg). Bari. 1969.
74 Victor Sklovskij. Majakovekij. Rome, 1967.
75 Victor Sklovskij. La mossa del cavallo.
(Le Mouvement du cavalier.) Bari, 1967.
Bar! 1967.
76 - Cinéma e Film -, n° 3. Rome, 1967. (Tex¬
tes de et sur Vertov et Eisenstein).
TABLE DES MATIÈRES
A
ABOUKIR Dominique
Liste des tiims : 207/BB
Liste des films : 209/62
Liste des films : 210/65
Liste des films : 211/62
Liste des films : 212/63
Liste des films : 213/02
Liste des films ■ 214/63
Liste des films : 215/04
Liste des films : 216/03
Liste des films : 217/02
ALBURNI Robert
La raga de I expression {* Le Règne du jour») : 208/60
Les places assignées (■ L'Amour* fou*) : 211/55
AMÉNGUAL Barthélémy
Les nuits blanches de l'ôme (Dreyer) 207/52
. La Passion de Jeanne d Arc » (Dreyer) : 207/69
APRA Adrlano
Entretiens avec Marco Ferrer) : 217/26
AUBRIANT Michel
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6
AUMONT Jacques
L’Amour du foyer (Dreyer) 207/36
■ Gartrud ■ (Dreyer) : 207/73
Satyajit Ray à la Cinémathèque : 208/50
Films soviétiques à Paris (Petit Journal) ■ 209/15
Liste des films : 209/62
Les dix meilleurs films de 66 : 209/6
Le concept de montage • 211/46
La sixième lettre de l’alphabet (Petit Journal) : 211/11
Liste des films - 211/62
58 nouveaux films . 213/6
Berlin 69 : 215/40
Rencontre avec Satyajit Ray (Petit Journal) : 216/9
Entretien avec Marco Ferren : 217/31
Postface aux entretiens : 217/30
A propos de * Petit garçon » : 218/35
Lista des films : 219/82
B
BARONCELLI Jean d»
Les dix meilleurs films de 68 : 209/6
BAUDRY Pierre
- Saludos Hombre *. • Colorado » : 218/59
Liste des films . 2I&/64
Un avatar du sens [- Satyricon • ) : 219/56
BAZIN Janine
Propos de Dreyer : 207/67
BE L LOU R Raymond
• Les Oiseaux ■ : description d’une séquence : 216/2*
BENAYOUN Robert
Les 10 meilleurs films de 6B - 209/6
BERAUD Luc
58 nouveaux films : 213/6
BERRY John
L'Affaire *A tout casser» (suite) (Pelii Journal) : 209/13
BIETTE Jean-Claude
Jean-Marie Straub : • La Fiancé, la comédienne et le maquereau • (Petit Journal) ■ 212/9
Othon et J -M Straub : 218/43
BONITZER Pascal
L'argent fantôme (■ La Mandat -) : 209/57
Liste des films . 210/65
Le carré (• Teorema-) • 211/53
Lisie des films : 211/62
Cinéma / Folia / Théâtre [• Cérémonie secrète •) : 212/61
5B nouveaux films : 213/6
Entretien avec Mohamed Shm Riad : 213/22
Maud ei les phagocytes (- Ma nuit chez Maud •) : 214/59
Lista des films : 214/03
L'homme au ballon (• Break up *) : 215/61
Les vases communicants (• The Party •) : 216/52
• La Pendaison * 217/60
Entretien avec Oshima Naglsa : 21 B/24
Oshlma el les corps-langages . 218/30
Liste des films : 210/64
Nouvel entretien avec Eric Rohmer : 219/46
BONTEMPS Jacques
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6
BORY Jean Louis
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6
BORRATTO Marina
Sur le lournage de - Satyricon- [Petit Journal) : 215/11
BRION Patrick
Biofilmographie de Cari Ih Dreyer : 207/65
Filmographie de Roman Polanski ■ 208/36
Liste des films : 208/64
les 10 meilleurs films de 68 : 209/6
BRUNET7A Gian Pisro
Entretien avec Pier Paolo Pasotmi (Petit Journal) . 212/13
C
DU N‘ 207 AU N‘ 219
CIMENT Michel
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6
CLARENS Carlos
Varda et • Lion s Love • (Petit Journal) 214/12
COHN Bernard
Les dix meilleurs films de 68 : 209/6
COMOL L f Jean-Louis
Rhétorique de la ferreur (Dreyer) . 207/42
- Pages du livre de Satan * (Dreyer) : 207/06
- Dr es Irae • (Dreyer) ■ 207/70
Liste des films : 207/BB
Folle et autres rêves (Polanski) : 208/32
Le détour par le direct (?) : 209/40
L’affaire - A tout casser . (Petit Journal) : 209/13
Liste des films . 209/62
Les 10 meilleurs films de 6B ; 209/6
Le cahier des autres : 209/4
Liste des films : 210/65
Entretien avec Louis Malre : 211/27
Le détour par le direct (2) : 211/40
Liste des films ; 211/82
Entretren avec Jancso Miklos ■ 212/iB
Développements de la ligne Jancso : 212/32
Liste des films : 212/63
58 nouveaux films : 213/6
Entretien avec Elek Judit : 213/6
Dernier acte, encore (• La Honte •) 215/55
Le cahier des lecteurs : 215/4
Liste des films : 215/64
Cinéma / idéologie / critique : 216/1?
Liste des films : 216/63
Cinéma / Idéologie / critique (2) 217/7
Rédaction de ■ La Vie esi a nous, film militant ■ 210/44
Autocritique (Jancso) : 219/40
Nouvel entretien avec Enc Rohmer - 2I9/4P
0
□ANEY Serge
Le désert rose {■ Teorema .) : 212/61
Liste des films ■ 214/63
Liste des films . 216/83
Liste des films : 217/62
Rédaction de - La Vie est à nous, film militant • 218/44
Liste des films . 216/64
Nouvel entretien avec E. Rohmer : 219/46
Liste des films : 219/62
DELAHAYE Michel
Un phare pilote (Dreyer) ■ 207/10
■ Le Président * (Dreyer) : 207/66
• Aimez vous les uns les autres • (Dreyer) : 207/60
- Mlkael - (Dreyer) : 207/6fl
■ Deux Êtres • (Dreyer) : 207/71
Liste des films : 207/65
Entretien avec Roman Polanski : 206/22
Nettoyage par le vide (■ Les 2 marseillaises -) : 208/56
L’affaire Montés (suite) (Petit Journal) • 206/9
Matjaz Klopcic (Petit Journal) : 208/14
List» des films : 208/64
Entretien avec WaJerian Borowczyk . 209/30
Les 10 meilleurs films de 66 : 209/6
L’insaisissable cinéma hongrois : 210/40
Luie des films : 210/65
La douce guillotine (■ Funny girl .. . La vie. t’amour. fa mort *) . 211/56
Liste des films . 211/62
Entretien Avec Jancso Miklos : 212/18
Rencontre avec Budd Boetticher (Petit Journal) : ?12/0
Liste des films - 212/63
58 nouveaux films . 213/6
Entretien avec Elek Judit : 213^20
Entretien avec Alain Tanner : 213/22
La Saga Pagnol : 213/44
Liste de3 films : 213/62
Entretien avec Glauber Rccha : 214/22
Carrefours {- Isadora * Rachel Rechel •) : 214/60
Liste des films ; 214'63
Entretien avec Abraham Poionsky : 215/30
Liste des films : 215/64
Entretien avec Luc Moullet : 216/40
Liste des films : 216/63
Liste des films : 217/62
Entretren avec Oshima Naqrsa 210/24
Une tragédie française (■ Les Patates *) • 21 B/57
Liste des films . 210 ; 64
Un film (* Détruire dit-elle •) . 219/60
Liste des films . 219/62
DONIÛL VALCROZE Jacques
Les 10 meilleurs films de 68 209/6
DOUCHE! Jean
Les 10 meilleurs films de 68 ■ 209/6
DREYER Cari Th.
Lettre au directeur de la Nordisk 207/12
Jésus de Nazareth (Extrait du script) . 207/14
Parmi les acteurs russes émigrés à Berlm 207/20
Chroniques et articles écrits pour l* • Extrabladet • de 1912 A 1915 . 207/23
- Anna Karénine * : 207/32
. Les Temps modernes • . 207/32
CAPDENAC Michel
Les 10 meilleurs films de 60 : 209/6
CERVONI Albert
Lettre de Zagreb (Petit Journal) : 208/15
Le'pziq au tournant (Petit Journal) : 209/14
Las 10 meilleurs films de 68 : 209/6
CHAPIER Henry
Les 10 meilleurs films de 66 : 209/6
E
EISENSCHITZ Bernard
Le cahier des textes : 207/4
Liste des films : 2Û7/85
Este (Petit Journal) : 209/11
120
SALLES INDÉPENDANTES
LE RACINE
(6, rue de l’École de Médecine, Paris-VI - MED. 43-71 )
LE STUDIO GIT-LE-CŒUR
(12, rue Gît-le-Cœur, Paris-VI - DAN. So-2j)
LE STUDIO LOGOS
(j, rue Cbampollion, Paris- V - ODE. 26-42)
ont été les premières à projeter publiquement
en France des films de :
E. de ANTONIO • K. ANGER • V. CHYTILOVA
M. DURAS • E. EMSHVILLER • M. FORMAN
P. FLEISCHMAN • Ph. GARREL • M. LAKHDAR HAMINA
O. IOCELIANI • P. JURACEK • A. KLUGE
F. KOSA • N. KOUNDOUROS
R. LAPOUJADE • E. LUNTZ • J. MEKAS
N. OSHIMA • C. OTZENBERGER • I. PASSER
S. ROULLET • J.-M. STRAUB • I. SZABO
et demeurent au service exclusif du
cinéma de qualité
liste des films • 209/62
Les 10 malheurs films de 66 . 209/6
La marge (■ 2001 . Odyssée de l’Espace O : 209/56
Revue de presse : 2n/4
Liste des films ■ 211/62
Bouge boucherie (■ L'Ange Rouge - : 212/60
58 nouveaux films ■ 213/6
Entretien avec Mohamed Shm Riad : 213 122
Entretien avec Alain Tanner : 213/26
Liste des films - 213/62
Entretien avec Emile de Antonio 214/42
■ et Polonsky • ■ 215/30
Liste des films ■ 215/64
Liste des films ■. 217/62
Filmographie da Oshima : 218/39
Liste des films : 219/64
Sur Romm : 219/19
Entretien avec Mikhaïl Romm : 2 19/20
Filmographie da Romm : 219/28
Time to go underground (-Willie Boy*) : 219/50
Liste des films : 219/62
EISENSTEIN S.M.
Pauvre Sallèrl (en flulse d’envol) ■ 209/20
Perspectives : 2D9/22
. Eh I - De la pureté du langage cinématographique ■. 210/6
Lb non-indifférente nature : de la structure des choses (i) 211/12
Encore une fois de le nature des choses : 213/30
la non-indifférente nature (3) : 214/14
Hors-cadre . 215/20
La non-indifférente nature (4) : 216/16
la musique du paysage . la nouvelle étape du contrepoint du montage : 217/15
La non-indifférente nature (fin) : 2J6/6
La non-indifférente nature (post-scriptum et postface) ■ 219/4
EI5NER Lotte H.
Les 10 meilleurs films de 60 : 209/6
EUSTACHE Jean
Les 10 meilleurs films de BB • 209/6
F
FERRY Odette
Hitchcock : .L'Etau* (Petit Journal) : 211/8
FILIPACCHI Daniel
Les 10 meilleurs films de 68 : 200/6
G
GAUTEUR Claude
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7
GILLES Paul
Vlttono Cottafevi parle des « Cent cavaliers » (Petit Journal) : 207/75
GINIBRE Jtan-Loui»
les 10 meilleurs films de 68 • 209/6
GIVRAT Claude de
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6
GREGORIO Eduardo de
Pesero an IV (Petit Journal) : 208/16
2 films de Mario Schlffano (Petit Journal) : 208/16
Lettre de Rome (Petit Journal) . 209/9
Autobiographie (Petit Journal) : 209/11
Sous le signe du scorpion (Petit Journal) : 212/7
GUI SERT Claude
24 provos par seconde (Petit Journal) : 209/17
H
HOHMAN Jean
Les 10 meilleurs films de 6B : 200/7
K
KANE Pascal
■ Everybody loves my baby * {• Rosemary s Baby •) : 207/81
Liste des films : 207/05
Les 10 meilleurs films de 60 : 209/7
L organisation du désordre (• La Route de Corinthe ». • Les Biches ». » La femme infi¬
dèle ») : 211/53
La matière filmique (• Goto Nie d’amour «) . 212/57
58 nouveaux films ; 213'6
Le travail et l'usure (• Pierre et Paul ») : 21 J/60
Liste des films : 216/63
Rome. Naples et Florence (* Paris n’existe pas ») : 218/61
Discours, pouvoir, scène (Jancso) : 219/35
Liste dos films ; 219/62
KAST Pierre
Entretien avec Glauber Rocha 214/22
L
LABARTHE £jdrè S.
Propos de frayer ■ 207/67
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7
Laüarthe / Robbe-Gnllet . «Cinéastes de noire temps» (Peut Journal) . 2)5'l9
LADRO Philippe
Les 10 mallleurs films de 68 : 209/7
LANGLOIS Henri
• Le Passion de Jeanne d'Arc * (Dreyer) 207/69
LECONTE Patrice
La mon au travail (• Il ne faut pas mourir pour ça ») : 207/02
Liste des films : 207/85
L évidence môme (Borowc:yk) : 209/46
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7
Le croisade du navigateur (« La Croisière du Navigator ») : 209/55
58 nouveaux fifms : 213/6
les Beatles et les autres (• Yellow submarine») : 213/60
Liste des films : 213/62
Les parages de la folie (• Signes de vie ») : 215/62
LEFEBVRE Jean Pierre
J ai péché ■ 208/52
La technique est absurde : 20B/53
LEGRAND Gérerd
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7
LENICA Jan
Mise eu point (Petit Journal) . 214/13
LEROI Francis
Les 10 meilleurs films de 68 . 209/7
LOTHWALL Ltri Ofof
Nouvel enrretien avec Ingmar Bergman . 215/48
M
MARCORELLES Louis
Les 10 meilleurs films de 68 . 209/7
L épreuve du direct : 210/36
Entretien avec Fernando Solanas : 210/40
MARTIN Paul-Louis
Les 10 meilleurs lilms de 68 . 209/7
MELCHINGER Siegfried
Terreur ot érotisme sur la piste (Bergman) ■ 215/51
MOULLET Luc
Les 10 meilleurs tilms de 60 . 2C9/7
Le congrès de Cannes : 213/31
MYCHKOVA Anastasia
Youtkévitch et Tchékhov (Petit Journal) : 209/H
N
NAR80NI Jean
La mise en demeure (Dreyer) : 207/38
■ Vampyr • (Dreyer) 207/70
Liste des films . 207/05
Entretien avec Roman Polanski : 208/22
Le cahier des lecteurs : 208/5
Liste des films : 208/64
Liste des films ; 209/62
Les 10 meilleurs films de 68 ■ 209/7
Montage - 210/16
Le Pirée pour un homme (« Z •) • 210/54
Entretien avec Louis Malle . 211/27
Revue de presse : 21W4
Liste des films : '211/62
Le Nom (- Simon du Désert . La Voie lactée •) : 2)2/40
Revue de presse . 212/4
Liste des films - 212/63
Entretien avec Alain Tanner : 213/26
Liste des films . 213/62
Entretien avec Glauber Roche : 214/22
Entretien avec Emile de Antonio : 214/42
Liste des films : 214/63
Cinéma / idéologie / critique : 216/11
A propos (Bellour-Hitchcock) : 216/39
Entretien avec Luc Moullet : 210/40
Liste des films : 216/63
Cinéma / idéologie / critique (2) ■ 217/7
Entretien avec Marguerite Duras : 217/45
Liste des films : 217/62
Rédaction de - La Vie est à nous, film militant - : 218/44
Comment faire (Jancso) : 219/38
Nouvel entretien avec Eric Rohmer : 219/46
Liste des films : 219/62
NERON Patrice
Une lutie contre le sens (* Chronlk de A.M. 8ach ») : 208/57
NOGUEZ Dominique
Lettre du Quebec (Petit Journal) . 207/75
Les 10 meilleurs films de 68 • 209/7
Entretien avec Dusan Makavejev . 211/18
Le cinéma (re)trouvé : 211/23
Chère chair (Petit Journal) : 211/7
Sadan bis (Petit Journal) : 211/11
Silence, on parle (Perrault) : 212/44
Lettre de Montréal (Petit Journal) . 212/7
Canada (suite) (Petit Journal) : 212/12
Liste des films 212/63
O
OUDART Jean-Pierre
L'aberrant dévié (■ Les Contrebandières •) • 208/59
Au hasard Pialat (« L'Enfance nue *) : 210/55
Humain, trop humain (* Freaks ■) : 210/57
La sutura : 211/36
La mythe et l’utopie (■ Simon du Désert ■. ■ La Voie lactée ») • 212/34
La suture (2) : 212/50
Dans le texte (• One + One ») : 213/59
Les trajets et les lieux (• Calcutta ») ■ 213/6?
Liste des fltms - 213/62
Le marié et les célibataires (« Fiancées en folle -) : 214/58
Liste des lilms - 214/63
La parole du maire {• La Rosière de Pesjac ■) ■ 215/62
RÔverie bouclée (• La Sirène du Mississipi •) : 216/51
Eresson et le Vérité (« Une femme douce •) : 216/53
Lista des films : 216/63
La couleur comme système : 217/39
Les couleurs du • Héros » : 217/41
• Les Vierges de Satan • : 217/61
Sur » Ivan le Terrible • : 218/15
Rédaction de * La Vie est à nous film militant • ■ 218/44
Les causes perdues (« Que la bête meure ») : 210/55
Liste des films : 218/64
La Place (Jancso) : 219/30
P
PERRAULT Pierre
Extraits des • Voitures d'eau * : 212/45
122
studio
action
La Fayette -
Paris-9
9, rue Buffault
- 878-80-50
WESTERNS
M
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LA REINE DE LA PRAIRIE d'Alan Dwan
COMANCHE STATION de Budd Boetticher
LA CHEVAUCHEE DE LA VENGEANCE de Budd
Boetticher
RIVIERE SANS RETOUR d'Otto Preminger
WINCHESTER 73 d'Anthony Mann
LA LOI DE LA PRAIRIE de Robert Wise
L'OR DU HOLLANDAIS de Delmer Daves
UNE CORDE POUR TE PENDRE de Raoul Walsh
LA TRAHISON DU CAPITAINE PORTER d'André
DE Toth
LA FILLE DU DESERT de Raoul Walsh
LE CAVALIER DU CREPUSCULE de Robert Webb
LES RODEURS DE LA PLAINE de Don Siegel
LA CHARGE DE LA 8' BRIGADE de Raoul Walsh
LA PRISONNIERE DU DESERT de John Ford
LES GRANDS ESPACES de William Wyler
LA BATAILLE DE LA VALLEE DU DIABLE de
Ralph Nelson
L'AVENTURIER DU RIO GRANDE de Robert
Parrish
L'HOMME DE L'OUEST d'Anthony Mann
LE GRAND SAM d'Henry Hathaway
LES CHASSEURS DE SCALPS de Sidney Pollak
FORT MASSACRE de Joe Newman
L'HOMME DE LA SIERRA de Sidney J. Fury
LE GRAND CHEF de George Shermann
EL PERDIDO de Robert Aldrich
JE SUIS UN AVENTURIER d'Anthony Mann
COUP DE FOUET EN RETOUR de John Sturges
LES 7 CHEMINS DU COUCHANT d'Harry Keller
PACIFIC EXPRESS de Cecil B. De Mille
M 8 LES CENT FUSILS de Tom Gries
I 9 HOMBRE de Martin Ritt
V 10 LES COMANCHEROS de Michael Curtis
S 11 LE SOUFFLE DE LA VIOLENCE de Rudolph Mate
D 12 L'HOMME DE LA PLAINE d'Anthony Mann
L 13 LE RELAIS DE L'OR MAUDIT de Roy Huggins
M 14 L'HOMME AUX COLTS D'OR d'Edward Dmytryk
M 15 L'ATTAQUE DE LA MALLE POSTE d'Henry
Hathaway
J 16 LE JOUR DES APACHES de Jerry Thorpe
V 17 LE PISTOLERO DE LA RIVIERE ROUGE de
Richard Thorpe
S 18 JOHNNY GUITARE de Nicholas Ray
D 19 COUP DE FEU DANS LA SIERRA de Sam
Peckinpach
L 20 LE CAVALIER DE LA MORT d'André De Toth
M 21 FORTY GUNS de Samuel Fuller
M 22 LE GRAND PASSAGE de King Vidor
J 23 LA VALLEE DE LA POUDRE de George Marshall
V 24 LA DERNIERE CHASSE de Richard Brooks
S 25 LE TRESOR DU PENDU de John Sturges
D 26 LES DEUX CAVALIERS de John Ford
L 27 LIBRE COMME LE VENT de Robert Parrish
M 28 L'HOMME DE NULLE PART de Delmer Daves
M 29 MAJOR DUNDEE de Sam Peckinpah
J 30 L'AIGLE SOLITAIRE de Delmer Daves
V 31 BANDIDO CABALLERO de Richard Fleischer
S 1" r août LE JUGEMENT DES FLECHES de Samuel Fuller
D 2 BRAVADOS d'Henry King
L 3 VIOLENCE AU KANSAS de Melvyn Frank
M 4 A L'OUEST DU MONTANA de Burt Kennedy
Ecrivez, téléphonez ou passez à la salle pour obtenir le programme détaillé.
123
PIERRE Sylvie
• La Quatrième Alliance de Dame Marguerite - (Dreyer) : 207/67
- Le Maître du Logis • (Dreyer) : 207/68
• Order * (Dreyer) : 207/72
Cïiarles Bitsch : Pudeur et mystère (Petit Journal) : 207/77
Liste des films : 207/85
Liste des films : 208/64
Entretien avec W. Borowczyk : 209/30
L'ile Borromée : 209/44
Liste des films : 20B/62
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7
Montage : 2io/t6
Présentation de -Calcutta» : 211/27
Liste des films : 211/62
Les deux colonnes (• Simon du Désert ». ■ La Voie lactée ») : 212/38
Liste des films : 212/63
58 nouveaux films : 213/6
Liste des films - 213/62
Rencontre avec Subrata Mitra (Petit Journal) : 214/7
Mlsha Donat (Petit Journal) • 214/9
Liste des films : 214/63
Silvlna Bolssonas - Un film (Petit Journal) : 215/18
Liste des films - 215/64
Entretien evec Oshima Nagisa : 218/24
Cllo veille {« Il était une fois dans l'Ouest •) 218/53
Chacun son chemin (Jancso) : 219/33
PONZI Mauricio
Entretien avec Marco Ferreri ; 217/2B
POTTERS Paul
Markopoulos (Petit Journal) : 208/11
PREDAL René
Une expérience de Ciné-Club permanent à Nice (Petit Journal) - 209/10
R
ROULET Sébastien
Michel Soutier ■ La parole à tout prix (Peut Journal) : 207/77
Liste des films ; 207/65
Liste des films : 209/62
Les 10 meilleurs films de 66 : 209/7
Liste des films : 210/65
Hors la loi (« Comanche Station », • Ride Lonesome *) • 211/57
Liste des films : 211/62
Liste des films : 213/62
Liste des films : 214/63
ROY Anna-Marii
Les 10 meilleurs tltms de 68 . 209/7
S
SANZ de SOTO Emilie
Lettre de Tanger (Petit Journal) - 214/9
SATO Tedao
Commentaire à la filmographie d’Oshlma : 210/38
SICLIER Jacques
Les 10 meilleurs films de 60 : 209/7
StMSOLO Noël
Entretien avec Carmelo Bene : 213/18
Renconrre avec Michel Baulez (Petit Journal) • 215/16
Liste des films : 215/64
STANGERUP Henrik
« Gertrud . (Dreyer) . 207/73
Rencontre avec Henning Carlsen (Petit Journal) ; 216/7
STRAUB Jean-Marie
Féroce (Dreyer) : 207/34
Post-scriptum (» Le Fiancé. la comédienne et le maquereau •) (Peut Journal) : 212/10
Une déclaration (Petit Journal) : 215/19
SZABO Laszlo
Sandor Sara (Petit Journal) : 200/17
RAY Satyajit
Pourquoi )e fais des films : 208/36
Renoir à Calcultta : 200/40
Queioues aspects de mon métier : 208/47
REINACH Geneviève
Ecrit sur du vent (» Silence et cri •) ; 210/56
La fable vue (• Goto nie d’amour • ) : 212/57
RJSPOLI Claudio
Entretien avec Marco Ferrerl : 217/26
RIVETTE Jacquet
Liste des films : 208/64
Entretien avec W. Borowczyk : 209/30
Liste des films . 209/62
Les 10 meilleurs films do 68 ■ 209/7
Montage : 210 / 1 6
Entretien avec Louis Malle : 211/27
Liste des films : 211/62
Liste des films . 213/62
Liste des films : 216/63
Entretien avec Marguerite Duras 217/45
ROBERT Jacques
Les 10 meilleurs films de 68 ■ 209/7
ROCHA Glauber
Post-scriptum : 214/40
ROMM Mikhail
Propos liminaires sur le maître : 219/16
T
TAILLEUR Roger
Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7
THEROND Roger
Les 10 meileurs films de 88 : 209/7
V
VEISSFELD Ilya
Mon dernier entretien avec Eisensteln : 208/18
W
WEYERGANS François
Les 10 meilleurs films de 68 209/7
X
XXX
C est arrivé à Athènes (Petit Journal) : 208/9
LISTE DES ENTRETIENS PARUS DU N‘ 207 AU N‘ 219
B
BAULFZ Michel, par Noël Simsolo, n° 215
BENE Carmelo. par Noél Simsolo, no 213
BERGMAN Ingmar, par Lars Olof Lothwall. n° 215
BOETTICHER Budd, par Michel Delahaye. n° 212
BOROWCZYK Walarian, par Michel Delahaye. Sylvie Pierre et Jacques Rlvette. n« 209
C
CARLSEN Henning, par Henrik Stangerup, n° 216
D
DE ANTONIO Emile, par Bernard Eisanschitz et Jean Narbom, no 214
DURAS Marguerite par Jean Narboni et Jacques Rlvette, no 217
E
ELEK Judit. par Jean-Louis Comolli et Michel Defahaye. n° 206
EISENSTEIN. Serge Mikhaïlovitch. par I lya Veissfeld, n° 208
F
FERRERI, Marto, trois entretiens par Adrianc Aprà. Jacques Aumont, Maurizio Pon 2 i et
Claudio Rlspoli, n° 217
J
JANCSO Miklos. par Jean-Louis Comolli et Michel Delahaye, no 212
M
MARKOPOULOS Gregory. par Paul Potiers, n° 208
MITRA Subrara, par Sylvie Pierre, n° 214
MOULLET Luc. per Michel Delahaye et Jean Narbom, n° 216
0
OSHIMA Nagisa, par Pascal Bomlzer, Michel Delahaye et Sylvie Pierre, no 218
R
RAY Satyajit, par Jacques Aumonr, n° 216
ROCHA Glauber, par Michel Delahaye. Pierre Kasr et Jean Narboni. no 214
ROHMER Eric, par Pascal Bonltzer, Jean-Louis Comollr, Jean Narboni et Serge Deney, m 219
RÛMM Mikhaïl, par Bernard Elsenschltz, no 219
P
PASOLINI Pier Peolo, par Gian Paolo Brunetta, rr 3 212
POLANSKI Roman, par Michel Delahaye eî Jean Narboni.
POLONSKY Abraham, par Michel Delahaye, no 215
no 208
S
SUM RI AD Mohammed, par Pascal Bonltzer et Bernard
SÛLANAS Fernando, par Louis Marcorelles. n° 210
Elsenschitz. r>° 213
T
TANNER Alain, par Michel Delahaye. Bernard Eisenschitz,
Jean Narboni. no 213
Y
MAKAVEJEV Duzan, par Dominique Noguez, n° 211
MALLE Louis, par Jean-Louis ComolN. Jean Narboni, Jacques Rlvette, n° 211 YOUTKEVITCH Serguei, par Ana3tasla Mychkova, no 209
124
LES CAHIERS
PUBLIERONT
TEXTES
S.M. Eisenstein : Ecrits
«Honeymoon» de Léo McCarey (collectif)
Métaphore contrôlée, métaphore incontrôlable par P. Bonitzer
Le détour par le direct (3) par J.-L. Comolli
Fonction critique par J. Marboni
Critique de cinéma et « marxisme » analogique (collectif)
Idéologie de la technique (collectif)
Travail, lecture et jouissance par S. Daney et J.-P. Oudart
Hani Susumu et le « cinéma de poésie » par J. Aumont
Fonction de l'illustration par S. Pierre
NUMEROS SPECiÂDx
Jean Rouch
Cinéma Japonais
Jean-Luc Godard
Cinéma français
F.W. Murnau
Liste des films sortis
du 4 mars a
11 films
français
Borsalino Film de Jacques Deray, avec Jean-Paul
Belmondo, Alain Delon, Michel Bouquet, Catherine
Rouvel, Françoise Christophe, Corinne Marchand,
Julien Guiomar, Nicole Calfan, Daniel Ivernel, Denis
Berry, Mario David, Mireille Darc.
Le Champignon Film en noir de Marc Simenon,
avec Mylène Demongeot, Jean-Claude BouiHon,
Alida Va 11i, Philippe Monnet.
Ces messieurs de la gâchette Film de Raoul André,
avec Francis Blanche, Michel Serrault, Jean Poiret,
Darry Cowl, Annie Cordy.
Les Choses de la vie Film de Claude Sautet. avec
Michel PjccoIi, Romy Schneider; Léa Massari, Gé¬
rard Lartigau, Jean Bouise.
Masquant sans rcsse la manipulation idéologique
(pii l'amène au vérisme à tout prix, au trop-plein
des détails qui font tellement vrai, le film de ("lan¬
de Stiutel joue d’un unique report : On uime la
vit: = on a fleur de la mort. Aussi le leitmotiv de
Puceident. que rien, en dehors d’une volonté d’es-
brouffe, ne rendait nécessaire, ne firoduit-il fias une
dimension tragique : c’est tout juste s’il lu bricole,
et se donne malgré lui à lire dans sa transpurenre :
di: rendre encore plus ultuchanl ce qui déjà en
rujoute. du côté de l'émotion facile, du l'intimilc
toc cl de la tendresse racoleuse, le tout uccumiilé
féhrilement. par une, sorte d'ohsession «lu « coulé »,
du vivant tangible, muis aussi pur horreur du vide,
conceptuel ou autre, qui pourtant s’étule dans le
titre du film lui-même les <fc choses » de la
« vie ». Titre admirable un regard de ce'qu’il inti¬
tule : qu’on songe à tout ce dont scs termes sont
connotés : ces choses « qui font que la vie vaut
d’être vécue » (haiide-uiiiininc), comment les dési¬
gner autrement que comme représentations petites-
bourgeoises qui, par moments, se donnent l’ulihi
plutôt fui b le d’un vague progressisme. Les Choses
de la vie est le Z de lu tendresse.
Le plus remarquable cependant, c’est que, ù la
différence des films véristcs-inl imistes du même
genre, ce film ait remporté un vif succès, tant
public que critique. De l’effet de reconnaissance idéo¬
logique qui l'a permis, on peut pointer trois cau¬
ses. D’une part, il s’agit d’un film d’une < ingé¬
nuité » séduisante, et apparemment à complot con-
Ire-courunt: d'une certaine mode actuelle (sexe, vio¬
lence). Ce côté « propre » qui fit eu partie le
succès de Ma nuit chez Maud également, Sautet
essuie de l’étendre à tous les éléments de sou film :
pastel des tonalités, modestie du tou, joliesse des
caractères (quitte à l'obtenir grâce aux pires astuces
scénuriques : ch. à la fin, la lettre déchirée).
D’autre purl, c’est la première fois qu'un film
montre d'aussi près un accident de la roule, sujet
qui traumatise énormément les I rancais. Le procès
d’identificutinn sur le futur accidenté est donc im-
médiat.
Fnfiii, le film, aussi bien que sa bande-annonce, ou
les thèmes de sa publicité, insiste sur mie opposi¬
tion ; les « petites choses » (quotidiennes, banales,
dérisoire.-, donc, louchante* 1 contre l’Art (hautain,
froid, impersonnel, bref inhumain). Or, tout en
optant pour les « petites choses vraies », le film
lente en même temps de les insérer, à travers l'acci¬
dent et la mort omniprésent», dans un tragique qui
en exacerberait Pimiiiédiutclé sensible, l'exemplaire
banalité. Kn somme, la virtuosité au service de la
Vie, à la plus grande satisfaction du spectateur las¬
sé îles « tarabiscotages godurdiens » (du <t talent
gaspillé ») cl qui. hien à tort, se croit du côté du
*; sensible » a la Truffant. — I*. Ily.
PS. Notons qu’une fois encore les critiques fran¬
çais se sont laissés massivement « piéger » pur
l'opération intimidation/séduction dont sont coutu¬
miers MM. Rissienl et Ta vérifier, attachés de presse,
sur la fonction desquels (cl fonction sur laquelle)
nous reviendrons bientôt. Quant à «Positif» (voir
l'introduction à leur entretien avec Sautet), rus?n-
rons-les : nous n'aimions guère les précédents blin¬
de Sautet, nous délestons celui-ci (N.D.L.R.)
Claude et Greta Film de Max Pecas, avec Astrid
Frank, Nicole Debonne, Yves Vincent, Frederick
Sakiss. _
Dossier Prostitution Film de Jean-Claude Roy,
d’après le roman de Dominique Dallayrac. _
Hoa-Binh Film de Raoul Coutard, avec Phi Lan,
Huynh Cazenas, Xuan Ha, Le Quynh.
Représentatif du type de film qui se voudrait hu¬
maniste, € pacifiste» et tout, mats qui -’en remet
à la Providence pour trouver la solution qoi satis¬
fera tout le monde et qui, en attendant la colombe
magique, renvoie ce tout le momie ù 6es occupai ions.
Rien sûr, le film est antiuméricuin, non pas, comme
on s’en doute, de par un choix politique, mais de
par celle altitude (ou ce réflexe) caractéristique des
anciens occupants qui consiste ù soudain bien aimer
l'occupé quand de nouveaux occupants survien¬
nent (Coutard balance lui-même avec mépris un
journal américain dans un plan, et c’est fou ce qu’il
aime les marchés, les enfants, les ruelles, les ports,
les caries postales mystifiantes). De la même façon,
le «pacifisme» du film n’est rien d’autre que lu
déploration (qui évite toute réflexion) de lu guerre
que font les autres, suite logique de l’appui qu’on
apportait ù cette guerre quand on la faisait soi-
même. Filialement, la seule chose à mettre à « l'ac¬
tif » du film est la première séquence, révélant mi
réel savoir-faire militaire, (ce qui n’a pas échappé ù
l'autre « pacifiste » baroudeur du cinéma français
Schoendorffer) et convenant tout de même mieux à
Coutard i;m: le côté « diiiiuuchos de Saigon ». Doil-
nn purlcr encore, sinon pour s’en écieiircr, des
réactions de la presse « objective» cl de l'attribution
du Prix... Jeun Vign. On croit rêver, — D.A.
Marie et le curé (C.M.) Film en noir de Diourka
Medvedzkj, avec Bernadette Lafont et J.-P. Castelli.
Les films de Diourka Medvcdzki frappent par uii
ton unique, obtenu semble-t-il par un travail de
soustraction systématique (cl, au demeurant, de film
en film — Marin, Jeanne vt la moto , Paul — usbcz.
monotone) : trois mots par séquence, un geste par
plan, immobilité alternant avec des « déchaînements
crispés » (si l’on peut dire), dénuement maximum
du contenu de l’image, narration volontairement
puérile ; le laconisme de. l'ensemble paraît résulter
d’une espèce de crampe, qui n’est pas sans provo¬
quer le malaise.
Une telle <t écriture » a scs modèles, plastiques et
narratifs finir, semblable en cela ù ceux de Hurowo
zyk. les films de D.M. sont fondés sur une dialec¬
tique purlieiiMère de l’image et du récit) : le. tracé
enfantin certes, mais aussi « Part brut » et le
cinéma de Méliès, et ù travers cette double référence
(lu première ù peu près explicite dans Marie et le
curé, pur exemple : le dessin de Marie par le curé
dans la séquence de la baignoire), Part sacré primi¬
tif. qui définit le style narratif de D.M. : dévelop¬
pement métonymique d’une série de figures ou de
gestes discontinus (comme serait peinte, do gmielie
à droite sur la surface de lu toile, l'histoire d’un
saintt.
Le choix de ces références « archaïques », comme
celui des thèmes, intègre le* films de D.M. à une
tradition, c'est-à-dire un code et une idéologie. Idéo¬
logie qui pointe, en particulier dans Marie , dans
la dérision dont est frappée, à tous les sens du mol,
la matière du récit. Dérision aucunement critique,
faut-il Je préciser, mais dont le caractère « ascé¬
tique » semble vouloir tendre vers, ou désigner,
quelque pureté.
On ne saurait donc trop souligner l'idéalisme et
la dette chrétienne de D.M. (bien que « La Croix »
;n exclusivité à Paris
4 avril 1970
10 films
américains
ait vu dans Marie un pamphlet anticlérical, a cause
du référent historique — le curé d'Uruffe —* du
film et de son violent érotisme), en ajoutant toute¬
fois qu’il est un de 9 rares — avec Bornwczyk déjà
cité — à opérer un travail « scientifique » sur
l'image filmique, c’est-à-dire à mesurer avec exac¬
titude quelle «vérité» (ou fausseté) ou peut en
attendre. — 1 *. B,
La Mort trouble Film de Claude d’Anna, avec Aly
Ben Ayed, Sylvia Celine, Ursule Pauly, Sophie
Vadlant, Abdallah Chahed.
Nous y reviendrons dans un prochain article consa¬
cré à la psychose « contestataire » d'un certain
cinéma français actuel et à sa frénésie panique de
« révolution » (aussitôt annulée qu’amorcée, et juste¬
ment parce que s’en tenant à cette amorce, le plus
Bouvc.nt lamentablement mouillée). Contentons-nous
d’indiquer ce film comme l’un des j>lus récents et
révélateurs exemples de « marchandise » pseudo-
transgressive (sexe et lutte de dusses sur le mode
arrahalien) qu'une bourgeoisie ravie de se faire
titiller sans danger ait été amenée à consacrer, pour
l'avoir reconnue comme son parfait produit. Exem¬
plaire, à ce titre, est l'appui apporté par Robbe-
CrilIcL, mais hélus, révélateur aussi celui d’Ado
Kyroii, perpétuant jusqu'à l'épuisement le mythe
des « fantasmes > créateurs et de 1 ' «imaginaire»
délirant et souverain, tenu île ne rendre de comptes
Alrport (Airport) Film de George Seaton, avec Burt
Lencaster, Dean Martin, Jean Seberg, Jacqueline
Bisaet, George Kennedy, Helen Hayes, Van Heflin,
Maureen Stapleton, _
Carmen Baby (Carmen, Baby) Film de Radley Metz-
ger, avec Uta Levka, Claude Rmger, Cari Mohner
The File of the Golden Goose (Le Gang de l’oiseau
d'or) Film de Sam Wanamaker, avec Yul Brynner,
Charles Gray, Edward Woodward, John Barne.
Goodbye Mr. Chip» (Goodbye Mr. Chips) Film en
70 mm de Herbert Ross, avec Peter O'Toole, Pe-
lula Clark, Michael Redgrave, George Baker, Sian
Phillips.
The Horse in the Gray Flannel Suit (Le Cheval aux
sabots d’or) Film de Norman Tokar, avec Dean
Jones. Diane Baker, Lloyd Bochner, Fred Clark
The Looking Glass War (Le Miroir aux espions)
Film de Frank Pierson, avec Christopher Jones, Pia
Degermark, Ralph Richardson, Paul Rogers.
Marooned (Les Naufragés de l’espace) Film de
John Sturges, avec Gregory Peck, Richard Crenna,
David Jannsen, Lee Grant, Nancy Kovack, Mariette
Hart l ey. _
Medium Cool (Objectif : Vérité) Film de Haskell
Wexler, avec Robert Forster, Verna Bloom, Peter
Bonerz, Marianna Hilf, Harold Blankenship.
Le film relève de deux ou trois tableaux diffé¬
rents qu’il tente de superposer. D’abord, il s’insère
dans le mytbc du « grand reporter» dont le regard
(perçant), la plume (alerte), le cœur (ému) et la
ramera (tout à la fois innocente et omnisciente) sonl
les plus sûrs et les plus impartiaux (T « objecti¬
vité ! ») des instruments de connaissance. L’astuce
de Wexler va être de jouer ici, à lu fois de la
spontanéité du direct et de l'organisation de la fic¬
tion. pas assez pour que ça devienne révélateur de
quoi que ce soit, muis suffisamment pour que son
film dépasse, soit les numéros « techniques > de
Leucock et Pcnncbaker, soit les historiettes de Lu-
hro et de Coutard, dont il n'a pas pur ailleurs la
totale naïveté. En outre, Wexler, qui fut opérateur
de America America et qui sait son Knzau par
cœur, se sert assez adroitement d’un certain nombre
Ho « béquille* » empruntées à Kazan, à qui il
pique carrément certains thèmes (pigeons et toits
de Sur les quais) y ou dont il s'inspire pour choisir
à personne. A noter aussi chez railleur lu très
savante dichotomie entre des déclarations intransi¬
geantes de marxisme-léninisme (que « Cinélhique »
accueille en toute bonne foi, et le magazine de
luxe à fesses « Zoom » avec une habileté lactique
certaine), et une pratique accouchant (l'un produit
<Jéjà parfaitement accordé au lot des godcmichés
dominants. — J. N.
Pièges (M.M.) Film en noir de Jacques Baratier,
nadette Lafont, Bulle Ogier, Arrabal.
Pourquoi l’Amérique ? Film de montage en noir de
Frédéric Rossif.
De tous les films de montage ratés, celui-ci est
le premier dont on ne puisse pas se dire, comme
un fait d'habitude pour se consoler : « Au moins,
011 a vu de beaux documenta ». A la rigueur peui-
on dire qu’on les a entr'aperçus, dans la mesure
où le montage rapide, les accélérés ou les tirages
négatifs nous en ont laissé le bref loisir. Pour le
reste, disons l* « idéologie » de la chose, on réalise
très vite que rien n'est là (toges du KKK. Sacco,
Gangsters, Chicago ou Vanzctti) que pour les rai¬
sons les plus superficiellement racoleuses. Mais
c.'cst aussi par là que le film, déjà, date, car au¬
jourd'hui, même le pire journaliste à sensation
prend plus de précautions que Rossif pour faire
passer sa salade. — M. D.
et diriger les acteurs (notamment la mère). Mois il
11’cst guère qu'une scène où Ions ces principes finis¬
sent par se conjuguer pour donner un minimum
de résultat : celle des Noirs, qui débouche sur un
petit début d’unalyse concrète de la situation.
Encore que, là non plus, nous ne sortions jamais
de ccl esprit radical américain dont l'engagement,
pour sincère qu’il soit, masque toujours 1111 narcis¬
sisme elTrcné, donc une extrême complaisance. L’au¬
tre représentant de cet esprit serait Norman Muiler
hîl « Les Armées de la nuit », en ce sens, seraient un
super Medium Cou/), à cette différence près que
Mai 1 er a su souvent, et très consciemment dans ses
films (et, parfois, sa vie politique) transformer ledit
narcissisme en numéro de cirque. A partir de là,
paradoxalement, peut s’élaborer une réflexion de
type indirectement politique sur une certaine forme
d’impuissance américaine dont Krumer, par ailleurs,
nous offrirait, sur un autre vcrsonl, l'analyse direc¬
tement politique. Mais ceci est un autre domaine
sur lequel nous reviendrons. — M. D.
The Reiver» (Reivers) Film de Mark Rydell, avec
Steve McQueen, Sharon Farrell, Rupert Cross,
Mitch VogeL
Topaz (L’Etau) Film de Alfred Hitchcock, avec Fre¬
derick Stafford, Dany Robin, John For9ythe, Claude
Jade, Michel Subor, Michel Piccoli, Philippe Noiret.
Per-Axel Arosenius, Edmond Ryan, Karin Dor, John
Vernon. Voir critique dans un prochain numéro.
Des multiples interprétations qu’a suscitées L'Etau
(et dont 011 dirait qu’elles tentent toutes d’expliquer
in extremis la déception que cause le film ou en
tout cas la faiblesse du scénario), 011 retiendra 1111
commun dénominaleur : la part bell^ qui y est
faite à l’analyse des intentions comme à la parti¬
cularité de la «situation» de Fauteur (âge, nationa¬
lité). Si Fou peut récuser d'emblée le mysticisme
qui tend à vuîoriser à tout prix les derniers films
des grands auteurs (en ne lisant chaque image qu'à
travers un parti pris, tout à fait injustifié, de lolu-
lisatiùu), on s’interrogera avec beaucoup plus d’in¬
térêt sur une autre thèse qui a le mérile de ques¬
tionner au contraire ce qui dans L'Etau est
parfaitement unique dans l'œuvre : le projet idéo¬
logique (projet unique en ce sens qu’il implique
un travail explicite, un asservissement de la ficlion
à ses propres fins, ce qui n'élait le eus qu’en appa*
127
rente lorsque Hileheork {raituil du nazisme, où le
détour de la fiction /avérait très vile l'essentiel du
propos). Voir donc dans L'Elan un film autobio¬
graphique où Hitchcock parlerait du choix décisif
qu'il fut amené à faire — les Etats-Unis {et tout ce
que cela implique! contre l’Europe Mien de la mau¬
vaise conscience) et contre le communisme — ren¬
drait donc parfaitement compte du fait que la
fiction n'y devient jamais véritablement autonome,
et que rien, ou presque rien, ne peut donc troubler
le consensus idéologique qui cm résulte.
Ceci entraîne une erreur particulièrement lourde
de conséquence. 1 *, si l'on admet que cYst exclusive¬
ment au travers de la métaphore que s'csl exprimé,
jusqu’à maintenant, ce cinéma, pour désigner la
Menace innommée, abstraite, autour île laquelle
toute l'œuvre est centrée. Que celte menace se
trouve soudain montrée du doigt, localisée sur un
terrain précis, et c’est tout le travail métaphorique
bilclicockien qui se trouve empêché (son glissement
vers un discours du désir).
Il n'est pour s'en convaincre que de rapprocher
l'altitude de F. Stafford de celle du licros Ilitch*
cockien classique, face à celle même menace. (Jlicz
le personnage classique, le discours, c’est-à-dire le
perpétuel mensonge qui en tie.nl lieu, est avant tout
un refuge et une arme : face lui danger que figure
le inonde extérieur, et i]iii tend à lui refuser toutes
formes de jouissance, la parole représente le seul
recours : tentant désespérément grâce à elle d’éta-
Alerte à la drogue Film de Nino Zanchin et M. Tazi,
avec Katrin Schaake, Luigi Pistilli. _
Buckaroo (Buckaroo ne pardonne pas) Film d'Adel-
chi Bjanchi, avec Dean Reed, Monica Brugger, Livio
Lorenzon.
Dillinger è morto (Dillinger est mort) Film de Marco
Ferreri, avec Michel Piccoli, Anita Pallenberg, Annie
Girardot. Voir - Cahiers * n os 208, p. 11, 209, p. 12,
213, p. 15 et 217. _____
Il dito nella piaga (Deux salopards en enfer) Film
de T. Ricci, avec Klaus Kinsky, George Hilton.
Los Machos (Los Machos) Film de Giovanni Fago,
avec Paul Stevens, Paul Muller, Claudie Lange.
9 films
italiens
hlir un rapport ludique avec le réel, de faire entrer
le réel dans le jeu de son désir, cYst-à-dire de
retrouver sur une autre scène une jouissance tout
à coup menacée. Mois la possibilité de ce travail
métaphorique de recouvrement disparaît complète¬
ment de L'Etau : comme si lYnjeu politique *ans
cesse mis en avant inhibait le discours du héros cl
venait sc substituer dans îc film à l'instance du
désir fpar exemple dans lu scène où Stafford expli¬
que minutieusement à su maîtresse le fonctionne¬
ment des armes secrètes et dont l’œuvre entière ne
saurait fournir un autre exemple, tant ce discours
éradique toute ouverture possible vers le symbo¬
lique et toute possible érogénéisotion ; cf. aussi les
scènes documentaires insérées dans la séquence de
Cuba, dont la fonction est identique!.
De là peut-être, peut-on comprendre ce mouve¬
ment centrifuge par lequel Faction se trouve sans
cesse, dans L'Etau, déléguée de Stafford vers
d'autres agents : comme si Hitchcock, en investis¬
sant momentanément de. la fonction de sujet des
personnages secondaires, privés — comme tous les
véritables héros hileheoekiens — d'une conscience
réelle (non simulée) (la fille du diplomate commu¬
niste. le mulâtre, lu Cubaine, Dany Kubin, Piccoli,
et Noiret surtout, aux mensonges exemplairement
bilrbcockiensï. (entait de retrouver le seul terrain
sur lequel il œuvra jamais et que lui obstruait pour¬
tant définitivement l’encombrante « conscience poli¬
tiques de son héros. — l\K.
Panzer division (Panzer Division) Film de Luciano
Merino, avec Stan Cooper, Erna Schurer, Guy Ma-
dison.
Quanto costa morire (Les Colts brillent au soleil)
Film de Sergio Merolle, avec Raymond Pellegrin,
Mireille Grannelli, John Ireland.
Zorro a la Corte d’Inghilterra (Zorro au service de
la Reine) Film de F. Montemurro, avec Spyros .
Focas, Carol Wells.
Summit (Un corps... une nuit) Film de Giorgio Bon-
tempi, avec Mireille Darc, Gian Maria Volonté, Olga
Georges-Picot.
revue mensuelle de cinéma et de télévision
n° 160 (mars 1970) : SPECIAL FRANÇOIS TRUFFAUT
Libre cours : Entretien avec François Truffaut
Fiches filmographiques : La Sirène du Mississippi - L'enfant sauvage (précédé de « Comment j'ai tourné
L’enfant sauvage », par F. T.)
Affrontements critiques : Charles, mort ou vif, Scènes de chasse en Bavière, Pookie, Médée, Le petit gar¬
çon, Auto-stop girl, Partner, Oiseaux petits et gros.
Télévision : Cinéastes de notre temps : François Truffaut (II). Procès-verbal de l’émission.
Livres : Les enfants sauvages : mythe et réalité, par Lucien Maison
Audiovisuel : Rencontre nationale du jeune cinéma non-professionnel
RAPPEL (extraits des sommaires)
n° 159 (février 1970)
Document : Sylvie, procès-verbal de la première émission de la série télévisée « Vocations »
Fiches et dossiers . More, Que la bête meure, Andrei Roublev
Télévision : Entretien avec Jean-Emile Jeannesson (émissions jeunesse)
n° 158 (janvier 1970) : SPECIAL JEAN-CHRISTOPHE AVERTY
Libre cours : Entretien avec Jean Léscure
Fiche filmographique : Ma nuit chez Maud
Télévision : Enfin, Averty vint..., par Jacques Siclier ; Entretien avec Jean-Christophe Averty. Mise en page
de Jean-Christophe Averty
le numéro : 4 F
Pour toute commande, écrire à : E.L.E.C., 49, Fg Poissonnière, PARIS (9 e )
CCP : 12 - ELEC - 31 434 32 - LA SOURCE
128
1 film allemand
Justine (Les Infortunes de la vertu) Film de Jess
Franco, avec Romlna Power, Silva Koscina, Jack
Palance. Howard Vernon, Akim Tamiroff.
Ou les malheurs de Sade, à «jui décidément le
cinéma ne rend pas justice (ou Justine J. Les textes
sadieng sont pourtant — ifcsl-cc pas ? — des scé¬
narios dont rexîrêmc clarté et précision ne nécessite
aucun talent particulier de mise en scène, muis
qu’on les upplique à la lettre. Même mutilés à l'ex¬
trême, limités aux seules scènes uon-eensurahles (ù
supposer qu’il en existe, bien sur, mais il en existe
certainement), ils garderaient une beauté cerluine.
Or, le minable et honteux bien nommé Jésus
Franco trouve le moyeu, ovec une distribution pres¬
tigieuse (Mercedes MucCumbridge, Jnck Pulauce,
Akim Tamiroff) non seulement de retrancher, mais
d’ajouter et de renverser systématiquement même
les discours des personnages, jusqu’au point nii il
ne reste qu’une gelée ro^c-bonbon du récit initial,
eu un sens plus perverse et pins écœurante que
loules les fantaisies du Marquis — mais dans /’rm/rr
>ens, hélus ! — l\ H.
1 film argentin
La Caida (La Chute) Film de Leopoldo Torre-Nill-
86on, avec Eisa Daniel, Lidia Lamaison, et « Pinky ».
1 Jilm canadien
Tendre et sensuelle Valérie Film de Denis Hèroux,
avec Danielle Ouimet, Michel Paje, Yvan Ducharme.
1 film mexicain
Jeux Olympiques Mexico Film documentaire d'Al¬
berto Isaac. Commentaire dit par Léon Zitrone.
Ces notes ont été rédigées par Dominique Aboukir,
Pierre Baudry, Pascal Bonitzer, Michel Delahaye.
Pascal Kané et Jean Narboni.
w IIM'OI LU ... numwMJ J - i/UI nitJi r K r
Roger Garaudy et le
«nouveau bloc histori¬
que» * (riurgto Napolitain)
Histoire sociale
et histoire
des mentalités :
Georges l)uby
Réflexions sur la « nouvelle société » Cinéma et idéologie
ABONNEZ-VOUS !
Tarif France : 1 an : 50 F - 6 mois : 27 F
Etudiants : 1 an : 30 F - 6 moi6 : 15 F
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Désormais dans chaque volume (nouveautés et rééditions) : 50 à
60 illustrations dans le texte et en rapport direct avec lui; et
toujours un essai critique, des écrits et propos du cinéaste, des pointa
de vue, une filmographie complète, une bibliographie. La couverture
est nouvelle mais l’homogénéité de présentation de (a collection
est assurée par le format et le dos des volumes, qui sont inchangés.
NOUVEAUTÉS : 54. HITCHCOCK par Noël Simsolo - 55. DREYER
par Claude Perrin - 56. CLOUZOT par Philippe Pilard - 57. CAYATTE
par Guy Braucourt - 58. GRÉMILLON par Henri Agel - 59. JERRY
LEWIS par Gérard Recasens - 60. DOVJENKO par Barthélémy
Amengual - A paraître en Avril-Mai : 61. MICHEL SIMON par
Jacques Fanaten - 62. BERGMAN par Jorn Donner et Guy Braucourt
En préparation . WALSH - PASOLINI - DISNEY - MALRAUX.
RÉÉDITIONS . 2 ANTONIONI • 4 BUNUEL - 17 RENÉ CLAIR -
21. VISCONTI • 27. COCTEAU.
A paraître FELLINI - LANG - LOSEY - ROSSELLINI - MÉLIÈS.
le volume de 192 pages 13 .5 x 16; 50 à 60 illustrations.
9,14 F
Editions Seghersl
Catalogue J 970 sur demande / 18, rue de Vaugirard Paris 6*
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Les « Pink Floyd »
dans « Amougies Free and Pop », de Jérome Laperrousa ç et Jean-Noël Roy,
distribué par Capital-Film, j7 bis rue de Babylone,
Paris 7‘
RUSSIE ANNÉES VINGT (i)
Dziga Vertov : Textes et Manifestes
Georges Sadoul : Sur Vertov
S. M. Eisenstein : Sur la question d’une approche
matérialiste de la forme
Viatcheslav Ivanov : Eisenstein et la linguistique
structurale moderne
Youri Tynianov : Des fondements du cinéma
Boris Eichenbaum : Problèmes de la ciné-stylistiq
Vélimir Khlebnikov : Déclaration
Vladimir Maïakovski : Comment allez-vous ?
Lev Koulechov : Entretien
Vladimir Nedobrovo : L’acteur de la FEKS
Grigory Kozintsev : Textes